Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 novembre 2015 6 07 /11 /novembre /2015 07:26

On se souvient de la chose miraculeusement surgie sous les pas du facteur Cheval, « une pierre molasse travaillée par les eaux et endurcie par la force des temps »: elle l'envoya rouler quelques mètres plus loin, quinze ans plus haut, au pied d'un magnifique château. L'oeuvre de la Nature. La Nature avec ses cailloux: des sculptures qui représentent « toute espèce d'animaux, toute espèce de caricatures ». Il est impossible à l'homme de l'imiter. C'est pourquoi il collectionne les accidents. Des « curios » sélectionnés pour leur forme bizarre, ou déjà pour leur ressemblance, parce qu'ils rappellent la grotte qu'il a vue en rêve, avec ses coquillages, cette tombe qu'il n'habitera jamais.

Voilà ce qu'il accroche « un jour du mois d'avril en 1879 ». La pierre, et il y en aura de nouvelles, d'encore plus belles et qu'il rassemble sur place, il en reste ravi. Et forcé d'admirer. Ce palais dont la Nature lui donne ce jour-là l'idée. Lui laissant le rôle d'architecte, de maçon. Ce qui est un autre travail, un dur labeur, mais il a le courage, et surtout la santé.

On pense à Proust, même si apparemment tout les oppose. Le travailleur avec cet accident, cette sortie de route qui n'est pas un simple écart puisqu'il y reviendra, et celui qui a fait de l'oisiveté son métier. De sa chambre un atelier. Et pas, comme on le croit trop souvent, l'espace d'un pur retrait.

Le facteur rural n'a pas renoncé au travail: s'il s'est soustrait aux formes socialement reconnues de l'activité, c'est pour aller vers d'autres productions, pour bâtir, pierre après pierre, ce palais qui était là depuis toujours. Sa cathédrale, dirait l'auteur de la Recherche qui travaille, avec la même patience, avec la même obstination, à se déporter. Non pas vers des plages de temps, des territoires insoumis aux normes, où il n'y aurait plus d'impératifs, mais vers cette Chartres qu'il lui faut édifier, parce qu'il l'a vue en rêve.

On songe à la cour de l'hôtel de Guermantes, à ces pavés assez mal équarris contre quoi malgré soi il bute. On songe à son découragement, à sa félicité quand, posant son pied « sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent », il se voit soudain à Venise, marchant « sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc », et retrouve la sensation de jadis. Miraculeusement présente.

On se demande maintenant où est née la Maison de la Gaieté, comment. Qui en a posé la première pierre? Et sous quels pieds? Ismaël Villéger a-t-il buté malgré lui contre un morceau d'assiette? Jetée avec son contenu, avec tout le repas, et tous les repas de tous les dimanches ou seulement ce jour-là, parce que la soupe à la grimace ne passait pas, ne passait plus, sinon par la fenêtre. Jetée avec le vaisselier, et tout ce qui rappelait cette grand-mère qui vous glissait des vers de terre dans la poche, en guise d'étrennes. C'était sa façon de vous souhaiter la bonne année. Son seul cadeau, avec les boutons qui grouillaient dans la vieille boîte en fer. Qui vous chercheraient longtemps, partout, avec leurs petits yeux morts. Dans quelle époque s'est-il retrouvé projeté? Son pied savait-il, en accrochant ce morceau d'assiette, quel rêve il réveillait?

Mais d'abord, comment l'a-t-il regardé? Comme un antiquaire? L'antiquaire ne fouille pas. Ni l'archéologue, jusqu'à une époque récente. C'est un érudit solitaire, le plus souvent un célibataire. Le savant ne quitte son cabinet que pour ces carrières où sont relégués les restes de ce qui a vécu. Où s'accumulent les déchets. Des choses mortes qu'il prend plaisir à remuer. Ce qu'il pratique, et qui fait de lui un chiffonnier, c'est la collecte d'images. Le terrain vague est son terrain de jeu, avec le cimetière.

C'est là qu'elle se produit. Ou pas. La rencontre avec le passé. Dans un lieu où on la cherche, l'appelle, mais aussi quand on ne s'y attend pas. Quand le temps mystérieusement s'accélère et que vous ne contrôlez plus vos pas. Et que votre esprit trébuche entre quelque architecture lointaine et le moment présent. De sorte que le paysage que vous avez l'habitude de traverser vacille. Vous vous demandez si votre tournée n’est pas une fiction, Tersanne un endroit où vous n'êtes jamais allé que par l’imagination, Ferdinand Cheval un personnage de roman, et le palais, le château ou les grottes la réalité. Celle que vous retrouvez dans Le Magasin pittoresque, vous avez oublié de le distribuer.

On sait comment ça se passe. À quel rendez-vous tacite on se rend. Et qu'on a été attendu. Mais on se demande par qui, et si on est la bonne personne. Celle que la chose qui a eu tant de mal à se hisser jusqu'à vous interpelle. Celle que son silence apostrophe. Celle qui va, si on prend la peine de l'écouter, livrer ses secrets.

Cette chose est un fragment. De la vaisselle, on en casse tous les jours. Mais tous les débris ne finissent pas dans le tas. Celui-ci ne connaîtra pas le sort des déchets qu'il faut déblayer pour faire de la place au progrès, pour livrer passage au temps. Il vient, pour le plus grand bonheur de l'enfant qu'il réveille, du flâneur qu'il révèle, briser la continuité de cette histoire progressiste qu'on lui a tant chantée, et sur tous les tons.

Ismaël Villéger s'est-il reconnu visé par lui?

Qu'est-ce qu'il a vu passer, dans ce casson de vaisselle? Si c'est l'image vraie du passé, on sait (Walter Benjamin le rappelle) qu'elle « passe en un éclair ». L'a-t-il ramassé puis glissé dans sa poche? Et comment interpréter son geste? Comme un geste machinal? Comme garder un marron ou un noyau de pêche, pour on ne sait quel usage futur? Ou pour empêcher que ce passé miraculeusement apparu ne s'évanouisse pour toujours?

Si le passé a quelque chose à vous dire, il veut d'abord que vous entendiez son histoire. Que vous laissiez parler les documents enfouis dessous, susceptibles de jeter la lumière sur ce qui s'est passé ici. Que vous les regardiez comme des objets mémoire, fussent-ils brisés et relégués dès le début. Rangés parmi les anecdotiques. Condamnés à exister à l'abri des regards, à mener une vie de rebut. Dans les réserves des musées.

Certes, c'est de la vaisselle fraîchement cassée. Qui n'a pas eu le temps de devenir tesson. Ni les vagues, bien que la mer soit proche. Cela n'a pas l'allure d'un galet. Le poli du verre qu'on cueille sur la plage. On s'écorche à le lire. Ce fragment doit bien conserver des liens avec le rêve qu'il réveilla, mais ils sont ténus. S'il fait un pétale, et, avec ceux qu'on ramassera et le petit marteau de rigueur, des fleurs, ce sont des fleurs coupées. Des fleurs intemporelles. Pour ne plus dire artificielles. Cette vaisselle, et le décor qu'elle compose une fois brisée, sont parfaitement datés. Homogènes. Ce n'est pas l'anachronisme dont on rêvait, l'image qui fera de vous un chiffonnier. On peut emprunter au mosaïste ses outils, sa pince à gruger fine, à rogner le verre, sa meuleuse, on n'aura pas l'ordre, la cause, on ne la trouvera jamais. Le rêve premier, si c'est cela qu'on caresse dans sa poche. Ce que par distraction on a réveillé, on ne le sauvera pas du néant.

C'est pourtant ce que je tente de faire ici. En écrivant ce texte. En y allant de ma pierre. Cette maison que j'ai accrochée dans ma hâte, bien que je n'aie pas de tournée à faire, de revues à distribuer, disons dans mes errances. Dans mes déambulations sans but. Elles font de la toile ma forêt. Un espace ouvert aux rencontres et au merveilleux. Cette maison contre quoi malgré moi je bute, c'est ma petite pierre. La pierre que j'apporte à l'édifice. La tesselle qui inventera sa mosaïque, qui me permettra de retrouver ma place.

Car il faut que je les aide, ces fantômes du passé. Quand ils cherchent à se hisser jusqu'à moi. Que j'écoute ces chers compagnons de mon enfance, ces amis disparus quand ils invoquent nos souvenirs communs. Le Mont Carmel ou Beau Désir. Que je les emmène avec moi, ces arbres qui s'éloignent en agitant leurs bras désespérés, ces ombres, que je les rende à la vie.

	 
	
La rencontre avec le passé
La rencontre avec le passé
Partager cet article
Repost0

commentaires

P
Quignard, ce livre, bien sûr.<br /> Une tendresse pour les Fragments d'Empédocle, lesquels ne sont dûs qu'aux aléas de la transmission, certes, mais quand même.... ces suspensions dans le temps qui tissent des fils d'éternité.
Répondre
P
C'est magnifique.<br /> Le format du commentaire ne permet pas d'en dire plus, mais tout est dit.<br /> Et voilà pourquoi, aussi, en écriture, on peut aimer les fragments.
Répondre
D
Merci Pascale. Une gêne technique à l'égard des fragments: j'ai beaucoup aimé ce livre de Pascal Quignard.