Quand on a la chance de « tomber sur un os », en Sicile et à cette époque, on ne fait pas la fine bouche, on ne boude pas son plaisir.
Cela nous apparaîtrait comme un problème, une difficulté insurmontable. Pour Boccace, c'est au contraire une évidence, le squelette de Polyphème, la preuve que le grand Homère voyait juste, bien qu'il fût aveugle, qu'il disait vrai. Et Virgile. Et la Bible. Les géants existent. Témoin celui qu'on a découvert en 1371, dans une caverne près de Trapani, avec ses trois énormes dents puisque le reste à peine touché est tombé en poussière. En cendre et en poussière. Trois dents encore entières et il ne parle pas du crâne. Du crâne de ces éléphants nains, avec le trou pour la trompe frontale ou proboscide. Des fossiles aussi petits, il est impossible de les considérer comme les vestiges des cyclopes.
Il ne veut pas savoir, Boccace, comment ils ont voyagé des temps géologiques jusque là, par quel pont ou moyen ils sont arrivés en Sicile s'ils ne la peuplaient pas déjà. S'ils n'étaient pas les géants qui l'habitaient. Il ne veut pas savoir s'ils se servirent de leur trompe comme d'un tuba, si les éléphants sont les puissants nageurs qu'on dit. Pourquoi ces grands pachydermes sont devenus pygmées. Avaient-ils, dans leur patrimoine génétique, une possibilité de mutation vers le nanisme? Qu'est-ce qui a déclenché cette mutation? Qu'est-ce qui l'a favorisée? L'environnement insulaire, avec ses espaces réduits et ses ressources alimentaires limitées? La rareté voire l'absence de grands prédateurs? Boccace ne se pose pas ces questions. Rien n'ébranle ses certitudes. Les os qui dormaient dans cette grotte immense près de Trapani sont ceux de Polyphème. Il n'en démordra pas. Et les proboscidiens miniatures qu'on pourrait lui présenter ne le feraient pas changer d'avis.
Quatre-vingt-dix centimètres au garrot pour un poids de cent kilogrammes, mais doté de grandes défenses. C'est E. Falconeri. Il joue les vedettes au Museo archeologico regionale Paolo Orsi de Syracuse. Dans la salle qui lui est réservée. Dans la vitrine où il vous regarde avec son orbite large et unique, le minuscule mastodonte se montre indifférent à la foule, au respect religieux qui entoure « le Cyclope ». Il ne demande son nom à personne.