Le pastiche est une occupation comme une autre. Comme le tricot et la lecture. C'est même, pendant le confinement, une activité plus pratiquée, plus nécessaire, peut-être même essentielle. Car il ne s'agit plus seulement de tuer le temps, il faut encore éviter, empêcher qu'il ne nous tue.
Je parle de ceux qui écrivent ces pastiches. Et aussi, et surtout de ceux qui, parce que leur journée consiste à retenir et partager un peu du temps qui passe (et qu'ils passent) sur leur écran, retrouvent par un heureux hasard le chemin de la lecture.
Alors que chez nous Madame de Sévigné écrivait une lettre à sa fille (nous l'avons tous reçue ou vue sur les réseaux sociaux où elle a été abondamment partagée, et commentée), une lettre commençant ainsi : « Surtout, ma chère enfant, ne venez point à Paris ! Plus personne ne sort de peur de voir ce fléau s'abattre sur nous, il se propage comme un feu de bois sec. », une lettre remplie d'erreurs et que beaucoup ont reçue comme si elle parlait de notre confinement et dénonçait notre Roi, alors que circulait ce pastiche mal foutu et pas du tout innocent, l'Italie qui fait rien qu'à nous imiter, avec une ou deux semaines d'avance, admirait un poème d'Héracléon de Géla datant de 233 av. J.-C. .
Miraculeusement apparu sur Facebook le 23 mars, au début de la pandémie, il connut le même développement viral que chez nous la fausse lettre de Madame de Sévigné. Ce poème aussi est un pastiche. Écrit par Marcello Troisi, un informaticien de Palerme passionné d'histoire qui voulait, avec ce poème et cet auteur inventés, faire une expérience. Montrer comme il est facile de faire circuler des nouvelles que personne ne prend la peine de vérifier.
De fait, quelques heures après sa mise en ligne, le poème avait été partagé plus de 20 000 fois.
Ce poème, le voici, en italien (rendons à César ce qui ne lui appartient pas) :
È iniziata l’aria tiepida
e dovremo restare nelle case
per le Antesterie
le feste dei fiori
in onore a Dioniso
Non usciremo
non festeggeremo
bensì mangeremo e dormiremo
e berremo il dolce vino
perché dobbiamo combattere
Le nostre città lontane
ornamento della terra asiatica
hanno portato qui a Gela
gente del nostro popolo
un tempo orgoglioso
Queste genti ci hanno donato
un male nell’aria
che respiriamo se siamo loro vicini
il male ci tocca e resta con noi
e da noi passa ai nostri parenti
Il tempo trascorrerà
e sarà il nostro alleato
il tempo ci aiuterà
a guardare senza velocità
il quotidiano trascorrere del giorno
Siamo forti e abbiamo sconfitto molti popoli
e costruito grandi città
aspettiamo che questo male muoia
restiamo nelle case
e tutti insieme vinciamo
Eracleonte da Gela (233 a.C.)
En français, dans une traduction aussi fidèle que possible :
La douceur est arrivée
et nous devrons rester chez nous
pour les Anthestéries
les fêtes des fleurs
en l'honneur de Dionysos
Nous ne sortirons pas
nous ne ferons pas la fête
mais nous mangerons et dormirons
et nous boirons le vin nouveau
parce que nous devons combattre
Nos villes lointaines
ornement de la terre asiatique
ont amené ici à Géla
des gens de notre peuple
si fier autrefois
Ces gens nous ont apporté
un mal dans l'air
que nous respirons si nous sommes près d'eux
le mal nous frappe et ne nous lâche plus
nous le transmettons à nos proches
Le temps passera
et sera notre allié
Le temps nous aidera
à regarder la journée s'écouler lentement
Nous sommes braves et nous avons soumis tant de peuples
construit de si grandes villes
attendons que ce mal meure
restons dans nos maisons
et tous ensemble soyons victorieux
Héracléon de Géla (233 av. J C)
Mince, se dit-on (Per Bacco, littéralement « Par Bacchus »), mais ça parle de nous ! C'est exactement la situation où nous sommes. Le confinement que nous vivons. En Sicile (où se trouve Géla, non loin d'Agrigente) et dans toute l'Italie. Et dans le monde entier. Et on se ressert un verre de ce vin nouveau qui ne l'est pas vraiment. La preuve, ce poème écrit il y a si longtemps, et que l'on dirait d'hier. « Comme quoi», comme disent chez nous ceux qui partagent la lettre de la Marquise à sa fille, « on n' a rien inventé ». Si, justement! Quelqu'un a inventé cette lettre. Dans quelle intention, on le devine. Surtout ceux qui la partagent. Avec force commentaires dénonçant le Monarque. L'état policier. La dictature en marche.
Le projet de Marcello Troisi est autre, apparemment, mais le résultat est le même. Le poème se répand comme le virus, comme la lettre. Ils se propagent « comme un feu de bois sec ».
Le plus surprenant, ce n'est pas qu'ils apparaissent à quelques jours de distance, et dans les mêmes circonstances. Qu'ils traduisent notre sidération, notre effroi devant un virus qu'on n'avait pas vu venir, et contre lequel on a si peu d'armes. Les causes nous échappent : c'est donc qu'elles sont secrètes. Qu'on nous les cache. Ainsi raisonnent les complotistes. Ils s'en donnent à cœur joie, quand éclate ce qu'on n'avait pas prévu. Et qui nous laisse sans mots. Le nez collé aux chiffres. La lettre et le poème nous donnent les mots. La distance. Ils mettent en perspective. Ils contribuent à calmer les esprits, à faire retomber la pression. C'est l'occasion, sinon de relativiser, de dédramatiser, du moins de prendre un peu de hauteur. De penser la chose, fût-ce par procuration. Peut-être même de se rassurer. On se sent moins seul. Moins vulnérable. Il a bien fallu que certains en réchappent, pour que nous puissions aujourd'hui les lire. Ce qui ne met pas fin aux délires conspirationnistes, au contraire. Lisez bien la lettre. Voyez notre Monarque. Ce qu'il fait de notre liberté. Voyez comment l'élite sauve sa peau, tandis que le peuple souffre. Rien de nouveau sous le soleil. Le peuple, on sait quel sort on lui réserve, quel vaccin on veut lui injecter, quelle nanopuce avec les sels d'aluminium afin de le contrôler. Voilà l'explication. Il n'y en a pas d'autre.
Le plus étonnant, c'est qu'il faille en passer par là pour affronter le réel, l'admettre comme tel, qu'il faille recourir à une lettre et à un poème inventés (et à un auteur fictif) pour comprendre quelque chose à ce qui nous tombe dessus, et d'abord pour en accepter, en reconnaître la réalité. Ce Covid 19 n'est pas une invention, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les partisans de Trump et de Bolsonaro. Pour qui c'est un fake, le vrai fake. Créé dans le seul but d' abattre leur champion. On a là un semblant de rationalité, des évènements qui se répètent, à des siècles de distance, dans lesquels on verra, si ce n'est pas un pur miracle -un « fléau », un châtiment divin-, un instrument entre les mains du pouvoir, le moyen de mettre fin aux mouvements qui le menaçaient. En nous imposant ce confinement insupportable. En nous empêchant de vivre. C'est bien ce que dit la lettre de la Marquise à sa fille.
Même s'il évoque dans les premiers vers le confinement, l'obligation où nous sommes de rester chez nous, le poème d'Héracléon de Géla est plus conforme au discours officiel, surtout à la fin avec les appels à l'unité. Avec le tutto andrà bene des balcons. Il réveille la fibre patriotique, nationaliste même, en rappelant la grandeur de la Rome antique, la fierté et la bravoure passées.
Ce qu'ignore totalement la lettre de la Marquise, qui appuie sur nos divisions et cible gentiment les élites.
D'un côté (chez ceux qui partagent la lettre), le Monarque, Macron, objet de toutes les haines, et pas seulement populistes. De l'autre une Italie qui, si elle a la patience, si elle sait se réunir, parviendra à vaincre le mal.
On comprend mieux pourquoi un homme politique comme Luca Zaia, membre de la Ligue du Nord et président de la région de Vénétie, a pu tomber dans le panneau. Lire le 31 mars, lors de sa conférence de presse, le beau poème d'Héracléon de Géla. Un poème et un poète qui sont pure invention.
Mais il n'est pas le seul. Des professeurs d'université tout ce qu'il y a de plus sérieux (en apparence?) l'ont imité. Restituant du poème la version grecque, disputant de la langue et de la métrique originelles, mettant en place les premiers apparats critiques, fournissant aux curieux les instruments d'une véritable exégèse. D'une œuvre et d'un auteur qui n'ont jamais existé !
Merci à Michele Porcaro
et à ANTICAE VIAE.