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16 novembre 2022 3 16 /11 /novembre /2022 11:11

« Vas-y à toute », il lance. À son portable. Au moment de raccrocher.

Il ne se demande pas s'il faut écrire « à tout à l'heure » ou « à toute à l'heure ». Il dit « à toute ». On est à l'oral. On parle comme on parle. Avec ses potes. Pas comme les vieux, certainement pas. On ne dit pas « à toute allure », même quand on est pressé. Même pour rire. On est pas sur Facebook. C'est mon daron qui cause comme ça. Nous, quand on raccroche, qu'on veut raccrocher, on dit « Vas-y à toute » .

Et c'est pas comme tu crois pour qu'on en finisse. Que la conversation s'éternise et qu'on a pas que ça à faire. C'est pas vas-y comme on dirait dégage. D'abord c'est pas à toi que je parle. Tu fais genre je suis pressé, je fais que passer, mais t'écoutes aux portes. Qu'est-ce que t'as entendu ? Qu'est-ce que tu comprends pas ? Tu saurais à qui je parle, tu verrais que je suis pas en train de lui dire c'est bon, tu me saoules, tu m'emmerdes à la fin, casse-toi, tout ça c'est dans ta tête, dans tes rêves, vas-y.

J'y vais. De ce pas. D'un bon pas. Je lui ferai remarquer, au passage, que je n'ai pas ralenti, quoi qu'il dise. Arriver en retard, je n'aime pas. Ni poireauter, d'ailleurs, attendre dehors, sur un banc comme au temps du Covid, ou à l'intérieur qu'une place se libère pour le shampoing. Mais je n'ai pas non plus accéléré. Je n'avais que la rue à traverser. J'ai donc pu noter, en passant, qu'il n'y avait pas d'agressivité dans le ton, l'intonation, même pas d'agacement. C'est sorti comme ça. Une façon de parler qu'ils ont en commun, qui les rapproche même quand ils se quittent. Ou qu'ils se séparent. Ils parlent encore la langue. Ont toujours les codes. Que je ne possède pas, visiblement. C'est pourquoi je m'arrête alors que je devrais passer mon chemin. Traverser la rue pour aller à mon rendez-vous. Chez le coiffeur où je débarquerai, là aussi, en pleine conversation. Sur les mérites du bain de charme. Qui donnera un coup d'éclat à vos cheveux, un maximum de luminosité. D'où l'expression bain de lumière, qu'on emploie également.

Je ne m'arrête pas. Je ne ralentis même pas. Je n'accélère pas non plus, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, ou le contraire de ce que j'ai dit quelques lignes plus haut. Je ne m'arrête pas, quand nous nous croisons, mais je m'y arrête maintenant. En racontant la scène. Et j'y reviendrai peut-être. Si elle trouve sa place dans un roman. Ou dans une nouvelle, bien que je n'en écrive pas. Mais ce serait l'occasion. L'occasion fait le larron. La trace l'archéologue. Comme j'aime à dire. Comme j'ai dit quand cette fille que je n'ai pas vue venir m'a demandé, geste à l'appui, celui de tirer sur sa clope, une cibiche. La bouche en cul de poule. Cette cibiche est une trace, je me suis dit. La trace présente d'un temps que je croyais révolu. Complètement disparu. Et dont cette nana m'offrait, en me demandant une cibiche, un précieux vestige.

Dans « vas-y à toute », je ne vois pas de trace. Rien qui puisse intéresser l'archéologue. Il peut dormir tranquille. Ce n'est pas ce type qui veut se donner un genre, le genre vas-y mais dans une ville blanche, tellement blanche, qui va le réveiller. Son gimmick le situe dans la catégorie des ringards. Définitivement. C'est sans espoir. Sans retour de hype possible. Contrairement à la claquette-chaussette. La mode de Paris arrive toujours ici avec un peu de retard. Et elle met du temps à passer.

Qu'est-ce qu'il en dit, celui qui attend son tour? À quoi il pense, sous sa permanente?

Quand il sera parti, sa coupe terminée, la nuque et les tempes rasées comme il faut mais les boucles quasiment intactes, à peine effleurées par les ciseaux, Sandra me dira : « ils veulent tous ça, maintenant. » Garder leurs boucles, et, s'ils ne frisent pas naturellement, ils se font faire une permanente.

Vas-y à toute
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