Mon maître s'appelle Élien (Claude Élien, en latin Claudius Aelianus, en grec Κλαύδιος Αἰλιανός ). Élien le Sophiste, né vers 170 à Préneste et qui vivait à Rome sous les règnes d’Héliogabale et d’Alexandre Sévère (si c'est bien le même), se révèle, avec son Histoire variée , un maître ès liens. Cet affranchi se libère aussi de la composition, à quoi visiblement il préfère, c'est ce qu'indique le titre, la variété désordonnée. Dans ce recueil d'anecdotes, d'aphorismes, de nouvelles, de potins, de notices et de faits étonnants, Claude Élien compile des auteurs qu'il oublie de nommer, des oeuvres dont il donne des extraits volontiers altérés. De ses lecteurs (j'en suis, et des plus gourmands), on pourrait écrire ce que lui-même écrit des poulpes au début de son livre: « Les poulpes ont un estomac étonnant et sont imbattables dans leur capacité d’avaler n’importe quoi. » Élien passe (sans transition, bien sûr) à l'art du tissage et à la confection des tissus (ce que je prends pour de l'ironie, ce que je comprends comme une antiphrase, le texte d'Élien étant si peu tissé, les rhapsodes au moins savent quelle pièce y coudre, ils savent coudre ensemble), puis aux grenouilles d’Égypte qui surpassent de loin toutes les autres et l'emportent, par l'ingéniosité, sur les serpents d'eau qui n'ont pour eux que leur force. L'ouvrage ne vaut pas seulement par la conservation d'auteurs disparus, ou d'oeuvres depuis longtemps oubliées, son style morcelé est encore celui du rêve, déjà quand on pense au poète du coq-à-l'âne, à celui qui toute sa vie, toute son oeuvre travaillera à supprimer les liens, à celui qui ne voudra jamais signer: Henri Michaux. Si j'osais, je dirais même, avec Pierre Bayard, qu'on a là un magnifique exemple de plagiat par anticipation.
Prolongements
« Merci pour le lien Élien », me disent les Éditions de l'Attente qui ont publié en mars 2008 Les estomacs des poulpes sont étonnants , de Pierre Alferi.
Proust parlait de réminiscences anticipées, me fait remarquer Elena, une amie dont j'apprécie toujours les commentaires. « Si ma mémoire est bonne », ajoute-t-elle.
Alain, un autre ami qui s'y connaît en Oulipo, m'écrit que le "plagiat par anticipation" n'est pas de Pierre Bayard mais de François Le Lionnais. Pierre Bayard n'en serait donc que l'inventeur, au sens archéologique du terme.