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24 octobre 2010 7 24 /10 /octobre /2010 14:16

Ma mère, gémissait l'une, rivée à ses écouteurs, elle est trop flippée d'sa race.

A quoi l'autre répondait, tout en consultant ses messages, que le slip, finalement, quand c'est bien porté...

Il ne saura jamais, l'animal, de quoi causaient ces deux poulettes avec leur mobile au design ultra fin et élégant, en métal chromé, de problèmes de poulettes, par exemple des mérites comparés du string et du slip, ou des avantages que les mecs auraient à porter slip ou caleçon. Il ne saura pas. Et il ne s'en portera pas plus mal. L'animal est du genre solitaire. Il vit à l'abri des regards. Des regards qui de toute façon glisseraient sur lui, sur cette peau qu'il a nue et vaguement plissée. Qui ne retiendraient de ce fantôme qu'ils ont cru apercevoir que quelques poils noirs, vers le bas, et lustrés, tellement qu'on les dirait blancs. Comment distinguer ce fourmilier de la nuit qu'il arpente? Comment savoir s'il est brun, gris, ou les deux? Comment être vu d'un mammifère qui distingue assez mal les couleurs? Et qui traverserait le lycée comme un myope son existence. S'il avait à travailler comme vous et moi. S'il devait quitter son terrier. Ce terrier de trois à six mètres de profondeur qu'il a creusé lui-même et où il se réfugie. Toute la sainte journée.
     Orycteropus_afer01.jpg 

S'il sort, c'est la nuit. Pour se nourrir. Non de poulettes, le lycée ferme à 19h, la concierge a quitté sa loge et passé le relais au vigile, il n'y a plus de conversations à enjamber dans les couloirs. Non, si vous le croisez dans le noir, la langue sortie, une grande langue et gluante, si vous rencontrez une queue qui traîne -une piste caractéristique, et, pour ceux qui seraient tentés de jouer les archéologues, une trace intéressante à relever-, cette longue queue pointue et musculeuse qu'on croirait d'un kangourou, c'est qu'il travaille. Il ne travaille pas comme vous et moi, mais il fait son boulot. D'oryctérope. Un boulot qui consiste à contrôler l'extension de certaines populations comme les termites. D'où la popularité dont il jouit chez les Verts, une popularité qu'il doit à son rôle écologique de régulateur.
L'animal est certes polygame, mais il ne se nourrit pas de poulettes. Ni de leur conversation futile. Non, s'il parcourt plusieurs kilomètres comme ça en pleine nuit, c'est qu'il est "de moeurs nocturnes". C'est écrit. C'est son destin. De rechercher des termites. C'est pour ça que la nature l'a doté de pattes puissantes munies de grosses griffes. Pour briser les termitières. Et c'est vrai que ses pieds pourvus de quatre doigts en avant et cinq en arrière, armés de fortes griffes, lui permettent de creuser le sol ou de fouiller une termitière en un temps record. Il est capable de creuser plus vite que cinq hommes avec des pelles.
C'est pourquoi il est également aimé des archéologues. De ceux qui fouillaient La Petite Ouche et qui sont tombés sur ce rasoir. C'est pourquoi il vous attend aujourd'hui au musée. Au musée de Rauranum.
Inutile de chercher Rauranum avec votre téléphone qui fait GPS. On y arrive facilement. Cliccando. En cliquant sur l'image. L'oryctérope vous accueille et vous ouvre la porte. Il l'ouvre d'un coup de tête, de cette tête allongée terminée par un groin qui lui vaut d'être encore appelé "porc de terre".
Oui, c'est quelqu'un, cet oryctérope. Quelqu'un qu'on aimerait rencontrer au coin d'un bois. Où il serait toujours moins connu que le loup blanc. Mais pas dans un lycée où sa présence n'est pas vraiment souhaitée. Surtout la nuit. Ni même au marché central, à La Rochelle, on cherche à appâter le client, non à l'effrayer. Surtout si le client est une fée gothique, végétarienne pour ne pas dire anorexique. J'imagine sa tête quand elle tombera sur l'autre spécialité de la maison Pannetier, avec le fagot charentais, un bisou de porc qui est une hure façon Jivaro

Du porc il n'a pas que le groin, il a également le corps massif et arqué, la peau nue (les épaules, car les flancs, la croupe et le cou sont parsemés de quelques poils raides, et le bas du corps est entièrement recouvert de poils noirs et lustrés), et le goût. Pour ceux qui ont tâté de sa chair. Mais selon eux la texture est celle du boeuf. Et il a les oreilles d'un âne, une queue, on l'a vue, qui est à peu près celle du kangourou.
Pourtant ce gentil monstre n'est pas une chimère. Originaire d'Afrique il est venu jusqu'à nous. Jusqu'à ces latrines où un voyageur pressé, ou pris d'une envie pressante, l'aura laissé tomber. Dans le trou. Ou le rasoir a glissé, il est venu se loger derrière, et la cloison aurait fait de lui une vie enclose, et ce pour l'éternité, si un archéologue, ou un mammifère du même genre, ne l'avait arraché au silence avec ses pattes puissantes et ses griffes acérées. S'il ne l'avait domestiqué. Dressé à guider les rares visiteurs, à remettre sur la route les pèlerins égarés. Ou bien c'est dans une rainure qu'il s'est niché, et le routier a repris son camion, puis l'autoroute. L'aire de service ou de repos a été démolie, on en a perdu jusqu'au souvenir. Qu'il y avait là une zone commerciale, comme à l'entrée de nos villes. Une statue de la déesse Abondance. Elle signalait qu'on trouverait là tout ce qu'on pouvait espérer à l'époque comme commerce. Des boucheries, chacune avec sa viande. Et découpée comme il fallait. De quoi manger sur place ou à emporter, un lieu où dormir. Une écurie pour changer ses petits chevaux ou pour qu'ils reprennent des forces.

Cette rainure, le romancier la voit comme une faille. Une rupture. Dans le continuum temporel. Une image. Anachronique. Comme toutes les images. L'archéologue connaît. Et c'est à cela qu'on le reconnaît. A sa façon de cueillir les traces. Les symptômes. Ils sait les lire. Aussi bien que l'analyste le rêve qu'on lui raconte. 
Et quand vous arrivez, par la route de Lezay et par une belle journée, une de ces journées du patrimoine que vous ne manqueriez pour rien au monde, dans le quartier artisanal établi à l'entrée de la ville, de la petite ville qui avait nom Rauranum, une étape pour ceux qui descendaient à Saintes ou montaient vers Poitiers par la voie antique qu'on appelle encore par endroits Chemin des Romains, vous n'êtes pas surpris. Que l'archéologue rappelle à la petite troupe qu'il promène de vestige en vestige, qu'on vit dans un pays qui expulse les Roms. Qui les stigmatise.

Vous qui vous êtes agrégé au troupeau, qui n'êtes pas le dernier à refuser la réforme, à vous opposer à ce qu'on veut nous vendre comme un progrès, vous ne voyez pas en lui un monstre. Un fossile vivant. Ce n'est pas le coelacanthe qui vous attend au Muséum d'Histoire Naturelle. Si les autres espèces du genre sont éteintes, l'Oryctérope du Cap (Orycteropus afer) est vivant. Bien vivant. L'unique membre de l'ordre des tubulidentés. Avec sa tête allongée terminée par un groin tubulaire, une mâchoire comportant quelques molaires, et toutes pareilles. L'Oryctérope du Cap, bien qu'il ressemble au fourmilier, au cochon, au kangourou, est une classe à part. Et même pas protégée. Rien à voir avec les archéologues. Ce n'est pas lui que menacent les chasseurs de trésors avec leur poêle à frire. Ce n'est pas lui qu'on sacrifie sur l'autel de la rentabilité. Il n'a, contrairement à cette espèce en voie de disparition, aucune raison d'être inquiet. Ou de crier sa colère. De manifester avec les manifestants.
L'oryctérope n'est pas un témoin de l'histoire. S'il vous ouvre la porte du musée, il n'y est pas exposé.
Retrouvé, il n'appartient pas à ses inventeurs. Ni à personne. Le rasoir est définitivement perdu, et pour tout le monde. Englouti, comme son propriétaire, et avec tout le passé, dans ce qu'un archéologue citant Buffon appelle "le sombre abîme du temps".
Ou, pour le dire autrement, oublié du temps qui a depuis longtemps repris sa route. La route de Saintes à Poitiers. Mais il n'est pas certain qu'elle passe encore par là. Même si tous les chemins mènent à Rom.
Je parle du rasoir, bien sûr, du rasoir qu'on a découvert ici. Dans ce qui était les toilettes d'une quelconque aire de service ou de repos. Sur une de ces autoroutes qui traversaient la Gaule. Car pour l'autre, là-bas en Afrique, la vie est toujours belle. Et pleine de termites.


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