Ces tessons n'entreront jamais dans une mosaïque, ils ne feront pas de vous un Picassiette, ni un collectionneur. Même s'ils sont bons pour la casse. Pour ce casier, divisé en petites cases, où ils seront rangés comme des lettres.
Si elles font un mot, ces lettres, c'est par hasard. Et ce mot, s'il compose un texte -si magiquement il l'appelle-, ce sera toujours un mot du dictionnaire. Un mot n'appartenant pas à une phrase. Et qui ne vous fera pas habiter. Il n'empêchera pas l'errance. Vous pourrez vous méfier de l'adaptation, garder en réserve un peu d'inadaptation. Lire comme on cueille. Sur la page comme sur la plage. Comme on écoute, la coquille contre l'oreille, la rumeur des âges.
Certes, ils ont oublié d'où ils viennent, ces tessons. De quelle catastrophe ils proviennent, bombardement ou scène de ménage. Et vous n'êtes pas archéologue pour les regarder comme des traces, des vestiges même si vous y mettez vos pas. Même si la nostalgie est présente. La nostalgie du présent. Et le sentiment que la chose que vous venez de ramasser ne vous appartient pas. Que vous n'êtes rien, derrière votre droit de bris, qu'un pilleur d'épave. Ce sentiment passera. Et vous pourrez contempler à loisir cela qui est arrivé jusqu'à vous, que la mer a déposé à vos pieds. Sous vos pas. Ces cassons de vaisselle devenus tessons. Roulés par les vagues, polis par le vent, des galets, mais si fins qu'on dirait des hosties. Ce sont ces hosties que Jean Prod'hom vous tend. Et vous communiez, incrédule.
Le tesson est venu à vous « calme orphelin ». Et vous vous voyez, dans le miroir de la page, « riche de vos seuls yeux tranquilles ». Comme lorsque vous alliez en forêt avec votre panier en osier et votre couteau suisse. Comme un pèlerin. Marchant de miracle en miracle. Pas pressé de percer le mystère des champignons. De le tuer. Mais tellement heureux car tellement libre. La ressemblance est frappante entre ces objets que personne ne songerait à réclamer et le trovatello. Entre le chiffonnier et ce qu'il trimballe dans sa hotte. Entre l'enfant qui joue et les riens avec quoi il joue.
C'est cela que vous retrouvez dans ces Tessons. Trop petits, trop légers pour être des cailloux. Trop pauvres pour qu'on en tire des bijoux (même si certains s'y emploient, qui ne craignent pas de poncer le casson pour en faire un tesson, même si vous le voyez ainsi sur la page, entouré de blanc, serti). Ils ont d'abord l'aspect de joujoux. Comme toutes les choses hors d'usage et tombées dans l'oubli qui font la joie du chiffonnier. Et de l'enfant.
Les mots sont ces joujoux. Insatiablement manipulés dans leur cabinet de curiosités, le dictionnaire. Un dictionnaire portatif. Il tient dans la poche et vous fera voyager loin. Longtemps. Sans famille et pour expulser ce qui reste en vous de patrie.
Dans ces Tessons (éditions d'autre part), les mots redonnent aux choses une seconde jeunesse, ils leur offrent une nouvelle vie. Et c'est ce que fait aussi Jean Prod'hom chaque jour sur son blog: http://www.lesmarges.net/