« Les sciences de la nature et de la terre se révèlent avec grâce et charme aux yeux du promeneur attentif, qui bien entendu ne doit pas se promener les yeux baissés, mais les yeux grands ouverts et le regard limpide, si du moins il désire que se manifeste à lui la belle signification, la grande et noble idée de la promenade. »
Robert Walser : La promenade, L’imaginaire Gallimard, 2007, Trad. de l'allemand (Suisse) par Bernard Lortholary.
Cette épigraphe éclaire le titre, et le contenu du livre. Son esprit. Celui que Walter Benjamin retrouvait dans les personnages de Robert Walser : « l’esprit pur et vif de la vie convalescente ». L'épicurisme que l'on rencontre chez ceux qui ont surmonté la maladie et qui souhaitent jouir d'eux-mêmes.
Ce titre n'est pas là pour nous égarer, nous lancer sur de fausses pistes. Il est bien question de promenade, dans ce livre. De ces promenades que Jean-Jacques Salgon effectuait déjà, dans son enfance, et qui le conduisent aujourd'hui à Nîmes & alentour. Des promenades qui sont des « échappées quotidiennes pourtant bien circonscrites dans l'espace et le temps ».
« Peu importe, la liberté, je l'ai appris depuis, n'est bien souvent qu'une trouée miraculeuse dans l'épaisseur compacte des contraintes et l'exaltation que l'on éprouve parfois à se sentir libre est toujours éphémère. »
Ce ne sont pas, bien que Jean-Jacques les évoque dans son livre, les rêveries d'un promeneur solitaire.
C'est la promenade, les « yeux grands ouverts et le regard limpide », d'un « promeneur attentif ». D'un flâneur, dirait Walter Benjamin. Qui a un but, qui s'y tient, et qui n'en est pas moins ouvert à la rencontre.
Contrairement aux Surréalistes qui pratiquaient la déambulation sans but, Jean-Jacques Salgon a un objectif. Remonter à la source, aux Sources du Nil, ou comme ici « aux sources d'Eure, sources qui sont peut-être aussi les sources du Temps. »
Aller des vestiges du Castellum divisorium ou Castellum aquae, point d'arrivée de l'aqueduc de Nîmes, jusqu'à « l'ancienne prise d'eau qui se situait tout près d'Uzès, dans la vallée de l'Alzon », c'est là le projet du livre. Le trajet qu'accomplit Jean-Jacques Salgon. Le rêve aussi qu'il poursuit: de « plonger et nager dans les eaux bienfaisantes des sources d'Eure, venues depuis Uzès en passant par l'aqueduc du Pont du Gard, pour alimenter ces bains. »
C'est d'abord un défi qu'il se lance, une contrainte et qui doit libérer ; et pas seulement l'inspiration. La promenade est aussi bienfaisante que les eaux que l'on venait prendre autrefois à Nîmes. À condition que le promeneur garde les yeux ouverts. Qu'il reste attentif à L'infra-ordinaire, comme dirait Georges Perec. Qu'il fasse l'inventaire de tout ce qui s'offre à la vue, de tout ce que recèle comme merveilles la route qu'il suit. Comme traces présentes du passé. D'autant plus présentes qu'elles sont pour la plupart arasées. Ou carrément effacées.
Ou difficiles à déchiffrer, comme ces inscriptions gallo-grecques (langue gauloise en alphabet grec), comme cet ex-voto dédié « aux Mères Nîmoises ». Qui pouvaient comme les eaux se montrer bienfaisantes. Si on les invoquait et les remerciait selon le rite et avec les formules consacrées. Soigner aussi bien que Catherine Durillon, pédicure podologue dont on découvre au numéro 34 la plaque dorée en remontant l'avenue Jean-Jaurès. Tandis que sur l'autre trottoir, à la hauteur du n°1, c'est une « constellation constituée de 22 plaques toutes plus rutilantes les unes que les autres ». Jean-Jacques Salgon, à la manière de Georges Perec, nous en donne le détail.
Passé le plaisir de l'aptonyme -et de l'inventaire-, c'est, quelques pages plus loin, juste après les « Mères Nîmoises », cette réflexion :
«Plutôt que les déesses nîmoises, ce sont donc à mes yeux les 22 plaques médicales du 1 avenue Jean-Jaurès qui me paraissent faire écho aujourd'hui à cet antique ex-voto que l'on peut toujours voir exposé au musée de la Romanité. »
Ainsi procède le promeneur. Il suit un itinéraire, il ne dévie pas de sa route. Mais ce qui a accroché le regard, retenu son attention et éveillé sa curiosité, ne laisse de le turlupiner. Cela chemine avec lui, ralentit sa marche, le fait revenir sur ses pas, Cela donne au texte son rythme, qui est d'abord celui de la pensée, son allure qui n'est pas celle de l'homme pressé, mais du flâneur.
Ainsi allons-nous, au gré de ses humeurs. Ainsi progressons-nous. De digression en digression.
Il nous perd un peu quand il met ses pas dans les pas de Vérédème jusqu'à son repaire du Gardon où il est rejoint par un autre anachorète, Gilles, de son vrai nom Aegidios, Grec tout comme Vérédème. Mais la cohabitation se passe mal, et ces chamailleries érémitiques lui rappellent la brouille, bien des siècles plus tard, entre Van Gogh et son ami Gauguin dans la Maison jaune d'Arles. Quand Gilles se voit chassé par Vérédème, Jean-Jacques Salgon se transporte avec lui en Hispanie wisigothique. Et les revoici, quelques pages plus loin, du côté de Saint-Gilles-du-Gard.
« Mais qu'ai-je ainsi à vouloir mettre toujours mes pas dans les pas d'un autre ? Je m'interroge. Je le fais dans l'espoir de parvenir à recueillir quelques traces d'un passé qui me viendrait en soutien, comme si le présent ne me suffisait pas, comme s'il fallait que le passé vienne combler un réel défaillant, un trop peu de réalité. »
Celui qui marche rencontre d'autres solitaires. Forcément. Si ce n'est pas sur son chemin, c'est en des temps que Proust dirait mérovingiens.
Revenons avec lui à la recherche : à l'AQUEDUC (qu'il ne perdait pas de vue en suivant Vérédème et Gilles) ; et au projet de remonter aux sources (dont il ne s'est pas, comme nous le croyions d'abord, écarté).
Nous commençons par Nîmes. Nous avançons par étapes. De Nîmes à Sernhac. De Sernhac à Saint-Bonnet. Des combes de Remoulins au Pont du Gard. Du Pont du Gard à Vers. De Vers à Saint-Maximin. Et pour finir Val d'Alzon et Sources d'Eure. En amont des sources d'Eure.
Quand le chemin est ingrat, on « est parfois contraint de s'élever un peu pour contourner un obstacle, roc de calcaire escarpé aux arêtes tranchantes, taillis trop dense, avant de vite redescendre pour ne pas risquer de perdre le fil d'Ariane qu'est le tracé supposé de l'aqueduc. Mais quelle joie quand nous tombons sur un vestige, morceau de mur bajoyer en petit appareil, bloc de radier, entaille dans la roche contre laquelle s'appuyait l'antique canal, paroi encore recouverte de son mortier de tuileau, portion de conduit empli de broussailles ou de feuilles mortes. Tout cela surgit de l'oubli pour apparaître à nos yeux comme une providentielle récompense. »
Juste avant le Pont du Gard. Qui ressemble, quand il apparaît, au paquebot Titanic ou à un Tyrannosaurus rex.
Pour le temps retrouvé, il faut encore marcher quelques pages. Et ce ne sont pas les moins belles.
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