J'aime l'idée que le port de La Rochelle soit à l'origine de La Vie mode d'emploi.
Ou, pour être exact, que ce roman puzzle soit né, en 1969, d'un puzzle qu'avait acheté Georges Perec, avec son ami Jacques Roubaud, « d'un très grand puzzle en bois avec une petite étiquette marquée Port de La Rochelle. ''Et c’était une photo, assez laide d’ailleurs, de ce port, qui lui est très beau.'' Il y avait un grand bout de ciel bleu, plein de bateaux avec des mâts. Les pièces étaient découpées à la couleur, une technique particulière de puzzle : par exemple un mât était découpé en une vingtaine de minuscules filaments, comme des tout petits bouts de bambou, qu’il fallait monter. Le travail pour le reconstituer, à plusieurs, dure trois ou quatre mois. En l’achetant, l’écrivain a inventé ''une espèce d’histoire de quelqu’un qui passerait sa vie à faire des puzzles.'' Non seulement il ferait les puzzles, mais avant il aurait peint les aquarelles ; ensuite il aurait demandé à un artisan de les découper en puzzle, il les reconstituerait, les recollerait de manière à ce que les découpes disparaissent selon un procédé très compliqué, il les détacherait du support de bois, retrouverait l'aquarelle intacte qu'il avait peinte vingt ans avant et il la détruirait. Ainsi, parti de rien du tout, il arriverait à rien du tout, mais après un chemin qui aurait occupé toute sa vie. Il fallait que le personnage soit immensément riche pour se permettre ça, et immensément désespéré, résume-t-il à Jacques Chancel. L'idée du personnage était donc d'aller peindre cinq cents marines dans cinq cents ports différents. »
Grégory Vouhé, Georges Perec de La Rochelle à Oléron, L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 116, Printemps 2017, page 22.
S'agit-il de l'Entrée du port de La Rochelle, de Paul Signac ? Un puzzle de 1000 pièces ? D'un autre, de 1500 pièces? De 2000 ? Ou de ces espèces de puzzles, parmi les plus difficiles qui soient, que les Turcs appellent « anneaux du Diable » ? Faits, comme on le voit dans La Vie mode d'emploi (Chapitre VIII, Winckler 1), « de sept, onze ou dix-sept cercles d’or ou d’argent enchaînés les uns aux autres, et dont l’imbrication complexe aboutit à une torsade fermée, compacte, et d’une régularité parfaite : dans les cafés d’Ankara, les marchands accostent les étrangers en leur montrant la bague fermée, puis en libérant d’un geste les anneaux enchaînés; le plus souvent c’est un modèle simplifié avec seulement cinq cercles qu’ils entrelacent en quelques gestes impalpables, puis qu’ils ouvrent à nouveau, laissant alors le touriste peiner vainement pendant quelques longues minutes. »
On y pense forcément quand on regarde les deux tours (qui sont trois), quand on voit la tour de la Chaîne d'où était manœuvrée la chaîne, fixée dans la tour Saint-Nicolas, sur l'autre rive, afin d'interdire l'accès au port. Qui était comme une bague fermée, puis à nouveau ouverte. En quelques gestes impalpables, mais inconnus du touriste. Qui peine vainement pendant quelques longues minutes. Comme d'autres devant le très grand puzzle qu'ils ont acheté et qu'ils ont du mal à reconstituer.
Ce qui est sûr, c'est que le personnage de Bartlebooth est né là, à la fin de 1969, « pendant la reconstitution laborieuse d'un gigantesque puzzle représentant le port de La Rochelle. »
Dans un entretien avec Claudette Oriol-Boyer, Perec précise : « en compagnie d'un autre membre de l'Oulipo, Jacques Roubaud » ; puis il ajoute :
« [...] en parlant de ce puzzle difficile, et tout en le faisant, je me suis mis à raconter une histoire tout à fait gratuite, celle d'un homme qui ferait des puzzles pendant toute sa vie et après les détruirait. L'histoire s'est ensuite un peu compliquée : elle est devenue celle d'un homme qui peindrait des aquarelles, en ferait des puzzles, reconstituerait ces puzzles et enfin les détruirait. Tout de suite, j'ai trouvé un nom pour ce personnage : Bartlebooth, mélange de Bartleby, personnage de Melville, et de Barnabooth, issu de Valery Larbaud. »
Georges Perec, Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, nrf.
Dans « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », Perec écrit : « En 1972, le projet qui allait devenir La Vie mode d’emploi se décomposait en trois ébauches indépendantes, aussi floues l’une que l’autre. »
La première ébauche date de 1967. Au départ, il y a un système de permutations nommé le « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 » proposé au sein de l’Oulipo. Par Claude Berge qui souhaitait y travailler avec Georges Perec et Jacques Roubaud.
La seconde vient du go.
En 1969, Christian Bourgois publie Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go, un livre écrit par Pierre Lusson, Georges Perec et Jacques Roubaud. Le premier livre traitant du jeu de go paru en langue française.
Depuis sa description de la scène du couple jouant au go telle qu’elle est représentée sur les Rouleaux illustrés du Dit du Genji, Perec a le fantasme de soulever des toits ou d’enlever des façades. Fantasme qu'il réalise dans La Vie mode d'emploi, roman paru en 1978.
On en trouve le projet dans Espèces d'espaces (Galilée, 1974), L'immeuble :
« J'imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée - une sorte d'équivalent du toit soulevé dans « Le Diable boiteux » ou de la scène de jeu de go représentée dans le Gengi monogatori emaki - de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles. »
Dans La Vie mode d'emploi, c'est l'idée, conçue à la fin de sa vie, de Valène, le plus ancien habitant de l'immeuble, le peintre grâce à qui Percival Bartlebooth, le milliardaire, peint des marines à l'aquarelle, celui qui l'a initié à cette technique. C'est l'idée de Valène: de peindre, dans un immeuble dont la façade a été enlevée, tous les êtres et toutes les actions qui s'y déroulent. Ce sera aussi le projet du roman, de ce « romans » comme dit le sous-titre.
La troisième ébauche, on l'a vu, a été imaginée «pendant la reconstitution laborieuse d’un gigantesque puzzle représentant le port de La Rochelle ».
C'est là que Bartlebooth est né. Par un heureux hasard où l'on voit d'abord une de ces traces que le « faiseur de puzzles » a laissées (il s'appellera Gaspard Winckler dans le roman), comme autant d'indices -d'appâts-, un nouveau piège, mais cette ruse, loin de nous égarer, nous guide dans notre lecture. Quand nous sommes tentés, comme le personnage nommé Bartlebooth, « de rapprocher deux pièces qui, à première vue, n’auraient jamais dû se toucher, mais dont les franges bleutées offraient une parfaite continuité et souvent il s’avérait effectivement un peu plus tard qu’elles allaient très bien ensemble. » (La Vie mode d'emploi, CHAPITRE LXX Bartlebooth, 2 )
Ainsi Bartlebooth. Dont le nom rapproche ce qui n'aurait jamais dû se toucher, réunit ce que tout oppose, Bartleby, le personnage de Melville, et Barnabooth, le héros de Valery Larbaud. Bartleby, l'écrivain ou le scribe selon les traductions, le copiste qui préférerait ne pas copier, celui qui trouve dans l'immobilité -la catatonie- une réponse au danger, la seule réponse possible, qui fait le mort pour échapper au prédateur, et Barnabooth qui exerce la profession de rentier et de voyageur, qui est chez lui dans le voyage
Percival Bartlebooth est bonne personne, de bonne compagnie, resséante et voyagère (pour parler comme Montaigne), c'est ce que dit son nom. Un nom-valise, créé par ces deux modes de troncation que sont l'apocope et l'aphérèse. L'apocope de Bartleby, et l'aphérèse de Barnabooth.
C'est aussi un oxymore. Comme ce gigantesque puzzle représentant le port de La Rochelle. Séjour charmant et invitation au voyage.
Le séjour, dans le roman, c'est l'immeuble parisien où habite Bartlebooth, ce 11, rue Simon-Crubellier dont Perec a enlevé la façade.
Le voyage, c'est aussi son affaire. Il consacre en effet dix ans de sa vie à apprendre l’art de l’aquarelle. Pendant les vingt années suivantes, il parcourt le monde et peint cinq cents tableaux de ports. Envoyées à Paris, les aquarelles y sont transformées en puzzles. Durant vingt années supplémentaires, Bartlebooth s’emploie à les reconstituer. Puis il les décollera de leur support et effacera chacune d’elles à l’aide d’un solvant sur le lieu même où elle a été peinte.
Hélas, son projet – partir de rien pour revenir à rien après mille opérations complexes – échoue : Bartlebooth meurt sans avoir achevé son œuvre.
Il meurt le 23 juin 1975, vers 8h du soir.
C'est à cette date que Georges Perec s'installe dans le Poitou, près de Bressuire. Pour écrire son « romans ». En suivant le programme énoncé dans LA VIE MODE D'EMPLOI (CHAPITRE XXVI. Bartlebooth, 1) :
« Ainsi s'organisa concrètement un programme que l'on peut énoncer succinctement ainsi :
Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s'initierait à l'art de l'aquarelle. Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde, peignant, à raison d'une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format (65 X 50, ou raisin) représentant des ports de mer. Chaque fois qu'une de ces marines serait achevée, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une mince plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d'un puzzle tous les quinze jours. À mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu'on puisse les décoller de leur support, transportées à l'endroit même où - vingt ans auparavant - elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d'où ne ressortirait qu'une feuille de papier Whatman, intacte et vierge.
Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur. » (LA VIE MODE D'EMPLOI, CHAPITRE XXVI, Bartlebooth, 1, Hachette, 1978, pp. 157-158)
Dans le Poitou, Georges Perec découvre la pêche à l'épuisette pour vider les étangs ; la fressure, préparée avec les abats du cochon, qu'il appelle la fondue draculéenne de la mère Gatard.
Il revient à La Rochelle. Où il a des amis. Avec qui il a l'habitude de passer Noël. Et sur l'île de Ré, pour voir Harry Mathews et Jean de Brunhoff.
C'est à l'hôpital de Bressuire qu'est diagnostiqué son cancer en octobre 1981.
Rentré à Paris, il s'éteint le 3 mars 1982.
Mais le puzzle n'est pas achevé. Un puzzle achevé n'est plus un puzzle. Un puzzle doit rester ce qu'il était au départ, « une énigme ». Un puzzle doit questionner. La Vie mode d'emploi n'a pas fini de nous questionner.