J'ai appris récemment de ma mère que lorsqu'elle me promenait, dans mon landau, je regardais les feuilles et parlais aux arbres.
Dans quelle langue, elle ne me dit pas, et je ne lui demande pas. Je sais. Que les arbres et moi on se comprenait. Qu'ils voyaient clair dans mon babil. Et que j'entendais parfaitement cette « langue archaïque » que murmurent les feuilles. Et qu'elles me chuchotaient. Nous n'avions pas besoin de traduire. Les arbres et moi nous parlions la même langue.
Cette langue, j'hésite à l'appeler « langue mère ». La seule chose dont je sois sûr, tant d'années après, c'est que cette langue n'était pas la langue de la mère.
La mère, quand elle me parlait, et quand aujourd'hui elle s'adresse à moi, c'est pour me demander si j'ai de la colle aux fesses, ou carrément de bouger mon cul.
Quand plus tard j'irais en forêt, dans la grande forêt des contes, ce ne serait donc pas pour rencontrer la fée, pour la retrouver. Je n'ai pas attendu Robert Walser pour savoir que les fées sont des marâtres, des mères qui abandonnent le gamin qui est toujours dans leurs jupes, qui a tellement peur du monde, ce Petit Poucet si collant elles l'envoient balader, elles se débarrassent comme ça de cette glu, en le perdant, dans ce qu'il appelle un peu vite ses bois. Qu'il connaît soi-disant comme sa poche. Où il irait les yeux fermés. La mère quand elle lui parle c'est pour lui ouvrir les yeux. Pour son bien elle dirait.
Voilà la morale du conte. De ce conte que Robert Walser a intitulé La forêt de Diaz. Il se trouve dans ses Microgrammes : dans Le Territoire du crayon.
Diaz, c'est Narcisse Virgilio Díaz, dit aussi Narcisse Díaz de la Peña. Qui a rejoint le groupe de l'école de Barbizon et peint des paysages où l'on reconnaît les sites qu'il affectionnait, dans la forêt de Fontainebleau.
La forêt de Diaz est donc d'abord un tableau, un petit tableau, une idylle virgilienne mais aussi un miroir pour celui dont le second prénom est Narcisse et qui n'a pas oublié la mare près de laquelle il s'était endormi. Et où une vipère l'a piqué à la jambe. C'est un cauchemar récurrent dans sa peinture. Un pilon qu'on entend, derrière le « charmant coloriste ». Un pilon qui résonne dans l'ancienne auberge Ganne. Et chez Walser. Du moins est-ce ainsi que je lis cette petite prose.
Où je retrouve avec bonheur le choeur antique des arbres, le chuchotis des feuilles. Et, dans ce qu'elles me murmurent, cette « langue archaïque » que j'entendais dans mon landau. Et à quoi je répondais. Naturellement.
Cette langue que nous parlions, les feuilles et moi, n'est pas ce qu'on appelle la « langue mère ». D'ailleurs Walser ne dit pas Ursprache, mais Urweltsprache. Cette langue n'est donc pas seulement archaïque, elle est aussi « mondiale », « universelle ». C'est la langue de la forêt, de la forêt primitive (Urwaldsprache), la langue de l'origine, compréhensible par tous, à commencer par le petit qu'on promène dans son landau. Celui-là regarderait encore les feuilles et parlerait aux arbres si la mère n'avait pas mis fin à sa rêverie avec son parler vrai. Son parler « net ». C'est-à-dire «allemand ». Entre les deux la frontière est mince. Entre deutsch (« allemand ») et deutlich (« clair et net »). C'est ce que m'expliquait Martin Rass. Que je remercie ici. La mère, j'ai compris, le réveille avec son parler « net ». Elle le sort de son rêve. Elle l'arrache au choeur antique des arbres, à cette langue naturelle qu'on parlait sans l'avoir apprise, à cette langue qu'ils parlaient, les feuilles et l'enfant, celui qui ne parle pas, ils la parlent jusqu'à ce que la mère interrompe ce rêve avec son allemand. Le voici donc jeté dans la vraie vie, l'enfant, ça lui apprendra. Et d'abord à marcher. À se débrouiller tout seul. Dans le monde qui est aussi une forêt. Une vaste forêt. C'est la leçon du conte. Et de ce microgramme.
Où l'on retrouve le merveilleux des contes avec la forêt. Mais aussi la cruauté. Comme dans Hänsel und Gretel par exemple.
Où l'on retrouve le romantisme, mais confronté à l'aspect terre-à-terre, pragmatique, proche du « parler vrai » de la mère.
La mère qui n'est pas la fée qu'on attendait -et qui attend aux fontaines, qui nous attend, nous appelle et nous l'épousons, fatalement-, mais la marâtre, celle qui nous abandonne dans la forêt pour nous apprendre à vivre.
J'ai pensé, en écrivant mon texte, à ceux qui pratiquent la sylvothérapie, ou qui sont tentés par le « câlin aux arbres ». Je voulais les avertir, avec ce petit conte. Leur dire que le Tree hugging comporte des risques. Outre les guêpes qu'on dérange en enlaçant un tronc, les frelons, les fourmis rouges qu'on excite, il y a une mousse redoutable, un lichen quand on a la mauvaise idée d'embrasser un chêne, les tiques responsables de la maladie de Lyme, les chenilles processionnaires et les terribles démangeaisons qu'elles provoquent, l'oedème, le choc anaphylactique : un choc allergique majeur pouvant engager le pronostic vital. Voilà ce qu'on risque avec son « bain de forêt », mais je m'égare, je crois, et je vais perdre mon lecteur s'il m'a suivi jusque là.
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