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28 octobre 2011 5 28 /10 /octobre /2011 06:54

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"Toute littérature est assaut contre la frontière."

Cette phrase que l'on prête à Kafka, que l'on cite à tout bout de champ ou plutôt au début, comme prémisse, dispense généralement de conclure son syllogisme et dissuade le curieux d'aller voir. De lire le Journal d'où elle est tirée.

Le problème n'est pas tant le "Kafka a dit", le principe d'autorité qui d'emblée vous clouerait le bec, que l'allure d'évidence d'une phrase par ailleurs mal traduite et sortie de son contexte. Car cela va de soi que la littérature s'accommode, et même se nourrit du non respect des règles, y compris celles qu'elle a édictées; qu'elle joue (c'est sa liberté) à bousculer les genres, qu'elle se joue des codes, que c'est sa nature, sa vocation, son devoir de transgresser. C'est à cela qu'on reconnaît les grandes oeuvres. D'où, encore une fois, le recours à Kafka. Un auteur qui se situe aux limites de l'autobiographie et du récit: à la frontière. D'où, aussi, le conflit qui marqua les dernières rentrées littéraires. Qui opposait des historiens censés être les gardiens vigilants de la frontière entre réel et fiction, et des romanciers qui la franchiraient allègrement, au risque, comme Claude Lanzmann le dit de Yannick Haenel et de son Jan Karski, de tomber dans le révisionnisme. Face à l'histoire qui serait, sinon la borne, du moins notre horizon, il y aurait le roman, toujours tenté par les bords, et passant, non pas comme il croit, de l'autre côté du miroir, mais bien par-dessus bord.

Pour éviter de parler dans le vide, relisons donc le Journal. Arrêtons-nous au début de l'année 1922, au 16 janvier. Kafka revient, pour commencer, sur "l'effondrement" qu'il a connu la semaine précédente:

"Premièrement: effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie. Les pendules ne sont pas d'accord, la pendule intérieure se livre à une poursuite diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent, et ils se séparent ou tout au moins se tiraillent l'un l'autre d'une manière effroyable. Il y a sans doute bien des raisons à ce rythme effréné de la vie intérieure, la plus évidente est l'introspection qui ne laisse parvenir au repos aucune idée, poursuit chaque idée et la fait remonter à la surface pour être chassée à son tour par une nouvelle phase de l'introspection, dès qu'elle est elle-même devenue idée.

Deuxièmement: cette poursuite emprunte une route qui sort de l'humain. La solitude, à laquelle de tout temps j'ai été en grande partie contraint et que j'ai en partie recherchée -mais était-ce encore autre chose que de la contrainte?- cette solitude perd maintenant toute équivoque et va atteindre son point extrême. Où me mènera-t-elle? Elle peut -et c'est l'hypothèse qui s'impose avec le plus de force- me conduire à la folie, on ne peut rien dire de plus là-dessus, la poursuite se fait à travers moi et me déchire. Mais je peux aussi -le puis-je?- je peux aussi ne fût-ce que dans une infime mesure me maintenir, c'est-à-dire me laisser emporter par la poursuite. Et où irai-je? Car le mot "poursuite" n'est qu'une image, je pourrais tout aussi bien dire "assaut contre la dernière frontière terrestre", et assaut mené d'en bas, par les hommes, ce qui n'empêche pas, puisque ceci est encore une image, de la remplacer par l'image de l'assaut mené d'en haut contre moi.

Toute cette littérature est assaut contre les frontières et, si le sionisme n'était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une cabbale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu'une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s'enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser."

Franz Kafka, Journal. Traduit par Marthe Robert. Grasset.

    

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Première constatation: Kafka ne parle pas ici de la littérature en général, mais de "cette" littérature. Diese ganze Literatur ist. "Toute cette littérature est". Et ce n'est pas toute la littérature, ni toute littérature, mais une certaine littérature, à commencer par la sienne -à supposer qu'il y ait un commencement. Disons, si ce n'est pas la sienne, que c'est la littérature qu'il poursuit, ou qui le poursuit, l'emporte à sa poursuite, le traverse et le déchire, lui fait littéralement la peau: détruisant progressivement toutes ses frontères. L'arrachant peu à peu, peau après peau, à la société des hommes. Le lançant sur la route, sur cette "route qui sort de l'humain" et qui n'est pas, comme on a pu le croire, comme on a pu le dire de la Communication à une Académie (un texte qui date d'avril 1917 et que Kafka confia à Martin Buber), "l'individu souverain" de Nietzsche, le "seigneur de la libre volonté" qui a enfin rompu la monotonie de la morale. Même s'il y a, dans la tâche qu'il s'assigne, quelque chose de paradoxal. Même si ce singe savant et qui parle évoque le passage de l'animal à l'homme et à l'au-delà de l'homme. D'abord, ce n'est pas la "tâche paradoxale" que s'assigne la nature. C'est celle que s'impose l'écrivain et qui le fait veiller. L'écrivain, en veillant, exerce sa "faculté d'oubli". Il oublie les hommes pour échapper à l'oubli. Il suit sa route. Il sort, avec cette route, de l'humain. Il fuit le jour. C'est la nuit que se produit l'assaut, s'il doit avoir lieu, contre les frontières. Et c'est un assaut qu'il subit, non un assaut qu'il mène. Comme une lecture hâtive, romantique, nous le présente.

L'assaut contre les frontières est mené d'en bas, quand tout conspire, travail, famille, mariage, à le retenir parmi les hommes. Quand l'ordre lui est intimé par les siens d'oublier. Il aimerait tant se consacrer à la solitude. Veiller, loin des bruits de la maison, des lumières de la ville. Veiller permet de s'affranchir de sa condition primitive, d'échapper à l'animal. L'animal est toujours, chez Kafka, celui qui a oublié de veiller. Un moment de distraction vous métamorphose pour la vie. Pour les siècles que vous traverserez, dès lors, comme le Hollandais Volant. Comme le Chasseur Gracchus sur sa barque. Jusqu'à ce lac italien où on l'attendait comme le Messie. Comme le Père Noël ou Saint Nicolas. Et où il apparaît déguisé en Père Fouettard. Hirsute, telle la forêt où il chassait. Un ours. Voilà ce qui arrive à ceux qui oublient de veiller ou qui s'abandonnent à la bête (ainsi appelait-il la maladie).

L'assaut (Ansturm) n'est donc pas contre la frontière, mais contre les frontières. Celle d'en bas, qui sépare l'homme de l'animal, et que nous franchissons à notre insu dès que nous nous laissons distraire de notre tâche ou happer par le turbin -dès que nous cédons à la tentation du  divertissement-: dès que nous oublions d'oublier. Et il y a l'autre, que je découvre avec "l'assaut d'en haut mené contre moi". Qui rappelle, mais de très loin, le chemin où Hölderlin, retour de Bordeaux, a été foudroyé par Apollon ("comme on le raconte des héros, je peux dire qu'Apollon m'a frappé", écrit-il à Böhlendorff). Quand on y regarde de plus près, on constate que cela n'a rien à voir avec l'enthousiasme du poète, que ce n'est pas le dernier avatar de l'inspiration. Ici, quand le Ciel frappe, ce n'est pas avec sa foudre, mais avec sa vieille savate, ou en le bombardant de pommes, ou en faisant le geste de le "vider comme un poisson". Le Ciel, quand il s'abat sur le fils, c'est qu'il en veut lui aussi à sa peau, et pour détruire die letzte irdische Grenze: la "dernière frontière terrestre".

 

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                                                                         Le Journal de Kafka, par Anne GOROUBEN


 

 

 


    

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