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2 décembre 2019 1 02 /12 /décembre /2019 09:51

 

Plagiaire par anticipation de l'Oulipo, Ausone l'est aussi avec son Technopaegnion. Qui rappelle étrangement Queneau et ses nombres entiers, la n-ine de 3 appelée terine :

 

« Machaut chantait que sa fin

Était son commencement,

Et le contraire. (...) »

 

Et la ressemblance ne s'arrête pas là. Le recueil d'Ausone intitulé Technopaegnion comporte plusieurs poèmes rédigés en hexamètres, chaque vers commençant par un monosyllabe et se terminant par un monosyllabe.

Au dernier vers du dernier technopaegnion (14. Grammaticomastix), Ausone compare son recueil aux cheveux d’Antiphile:

 

«Indulge, Pacate, bonus, doctus, facilis vir !

Totum opus hoc sparsum, crinis velut Antiphilae ; « pax » 

 

« Sois indulgent, Pacatus, tu es un homme bon, cultivé, aimable :

ces poèmes sont comme les cheveux d'Antiphile, épars ; suffit ! »

 

Qui est Antiphile ? C'est un personnage de Térence, qui apparaît dans l’Heautontimoroumenos. Elle est « vêtue d’une robe simple et triste », elle n’a pas « de bijoux d’or », elle n’est pas fardée pour des amants, ses cheveux sont épars, en désordre et « rejetés négligemment tout autour de sa tête ». Ce n'est pas, comme on l'appellera, pour mieux la stigmatiser, une femme en cheveux. Une femme qui sort tête nue ou sans chignon. Par incurie ou par provocation. Ce n'est pas une souillon, ni une gourgandine. Non, si elle a les cheveux libres, c'est qu'un drame l'a chassée de sa chambre. Antiphile, Ausone nous le dit et nous pouvons le croire, n'est pas une débauchée. Pas plus que sa poésie, fût-elle libertine. C'est même, sans chercher plus loin, sans regarder au-delà des apparences, une femme que la mort a défaite. Antiphile avec ses cheveux épars, en désordre, « rejetés négligemment tout autour de sa tête », est une figure du deuil. Comme cette poésie qu'un Martial juge si sévèrement:

 

Turpe est difficiles habere nugas : « Il est honteux de mettre tout son art dans ces niaiseries » (livre II, épigr. 86).

 

Ausone répond à ceux qui lui reprochent ses nugas difficiles, ses « niaiseries laborieuses ». Il leur cloue le bec.

Pax (suffit !), cette fin si abrupte que Scaliger admirait tant, dit dans sa brièveté la mort qui met un point final à la discussion, qui nous ferme la bouche. C'est le dernier mot -du poème et du recueil-, et Antiphile, avec ses cheveux défaits, semble vouloir se jeter sur le corps du défunt qui vient de rendre son dernier souffle. Antiphile, c'est la femme éplorée dans le rituel du deuil.

Faut-il y voir une métaphore de la rhétorique d’Ausone ? La contrainte mise en œuvre dans le Technopaegnion, qui repose sur la concaténation ou la liste de signifiants monosyllabiques, serait-elle du côté du deuil ? Quand la rhétorique classique, construite sur des rapports logiques, serait du côté de la levitas, d’une parole lisse, policée. Le deuil convoqué comme métaphore du texte à contraintes, c'est une idée qui traverse ce texte, mais faut-il la retenir ?

Faut-il y voir un plagiat par anticipation de La Disparition, le roman en lipogramme écrit (sans « e ») par Georges Perec en 1968 et publié en 1969 ?

N'oublions pas que le Technopaegnion comporte une variante: chaque monosyllabe de fin de vers est repris à l’identique au début du vers suivant, et le poème se clôt sur le monosyllabe qui commençait le premier vers du poème. Si le poème a une fin, la fin renvoie au début. Et s'il faut en déduire que la mort est là dès le début, qu'en venant au monde nous naissons à la mort, que c'est la vie mortelle ou mort vivante comme l'appelle Saint Augustin, on peut comprendre aussi que la mort n'est pas la fin mais le commencement : l'accès à l'éternité.

C'est peut-être aller loin. Ou brûler les étapes. Pour lors, reconnaissons que ces « jeux d'art » ne sont pas dépourvus de sens. Que ce ne sont pas les nugae qu'on dit et qu'ils disent. Ceux qui, comme Ausone, s'y adonnent avec tout le sérieux qu'il faut.

Quand on s'intéresse au palindrome (un technopaegnion parmi d'autres), on découvre qu'il n'est pas sans lien avec la magie antique. N'y aurait-il pas à chercher du côté du pythagorisme ? D'une tradition ésotérique dont Ausone serait l'héritier -et un des derniers avatars. Ce « jeu d'art » ne serait donc pas aussi gratuit qu'il y paraît. Il porterait, sinon la signature d'Ausone, du moins la marque de la brièveté et de l'hermétisme qui caractérisent le pythagorisme. Mais aussi le druidisme. N'oublions pas que les druides ont survécu à Tibère, à Claude, d'abord comme prêtres au grand temple d'Apollon.

« Tu étais de Bayeux, issu de druides si la renommée dit vrai : ta famille tirait son origine sacrée du temple de Belenus ; d'où vos noms : le tien, Patéra, qui, dans la langue des initiés, désigne les prêtres d'Apollon ; celui de ton frère et de ton père, qu'ils doivent à Phébus; et celui de ton fils, qui lui vient de Delphes. »

C'est ce que dit Ausone à Attius Patéra, rhéteur. Dans l'hommage qu'il rend à la « docte cohorte » des professeurs de Bordeaux.

Regardons le vieux Phoebicius: « prêtre de Belenus et qui n'en était pas plus riche ; lui qui avait dans ses ancêtres des druides d'Armorique (comme il aimait à croire), obtint, grâce à son fils, une chaire à Burdigala. »

Belenus, on le voit, ne nourrit plus ses prêtres, et les druides sont contraints de revêtir la toge. De quitter Autun pour Bordeaux, et, sans dévier « du droit chemin tracé par Pythagore », de se convertir à la grammaire, à la rhétorique. D'écrire des poèmes hermétiques. De s'adonner aux « jeux d'art ».

Voilà comment les traditions celtes, progressivement vulgarisées et sans doute déformées, mais aussi valorisées par la référence pythagoricienne, s'intègrent à la culture commune.

L'arbre généalogique d'Ausone comporte beaucoup d'arbres, des Arborius pour les hommes, des Dryadia pour les femmes. Dryadia est porté par trois membres de la famille, sa tante maternelle (de qui il reçut sa première éducation), sa sœur, et la fille de Megentira, la fille de sa sœur. Dryadia a l’apparence d’un nom latin ou grec, celui d'une nymphe liée aux arbres en général et plus particulièrement aux chênes. Mais sous ce nom, on devine aisément le druide -et aussi le chêne. Ce nom est un bardocucullus, et on voit tout de suite le barde sous son capuchon.

Ce qui prouve, semble-t-il, l'attachement de la famille d’Ausone, tant dans ses branches maternelles que paternelles, aux traditions celtiques. Et pourrait expliquer que sa mère, qui descend d’une famille déclassée d’Autun, capitale de la romanité en Gaule, ait accepté de se marier avec Julius Ausonius, un médecin de Bazas maîtrisant mal le latin mais parlant grec, comme tout médecin qui se respectait, et montrant surtout de l'intérêt pour la médecine des Gaulois.

Un intérêt que l'on retrouve chez Marcellus de Bordeaux (dit Empiricus), dans son traité De medicamentis . Qui emprunte à des écrits grecs et latins, mais aussi aux Gaulois, à leur langue dont il a recueilli, de la bouche des paysans, de précieux vestiges. Des formules à dire trois fois, en crachant à chaque mot, en se frottant la gorge ou bien l'oeil si c'est là que ça s'est logé. La chose dont on veut se débarrasser. Qu'on entend chasser de son œil ou expulser de sa gorge. Ces charmes fonctionnent merveilleusement bien, ajoute Marcellus de Bordeaux. Qui doit beaucoup à Julius Ausonius, et qui lui rend hommage.

Du gaulois tel qu'on le parlait (et qu'on n'écrivait pas, pour ne pas déplaire aux druides, pour ne pas enfreindre l'interdit), tel qu'on l'apprenait et le transmettait, la mémoire s'est peu à peu perdue. Ne nous parviennent que des souvenirs, gravés dans la pierre et en empruntant aux Grecs leur alphabet, puis aux Romains ; écrits dans l'argile avant cuisson ; dans le plomb quand on écrivait aux morts ou qu'on s'adressait aux divinités d'en bas.

Parce qu'il ne passe pas par l'écriture, le gaulois devient ainsi, en peu de temps, la langue de la magie. De la médecine selon Julius de Bazas ou Marcellus de Bordeaux. Des formules à dire trois fois en se frottant la gorge ou bien l'oeil et en crachant autant de fois. Des formules abracadabra.

 

Rappelons également, dans les Parentales, son «  aïeul maternel, Arborius, nom d'origine éduenne qui donne leur noblesse à nombre de familles dans la Gaule lyonnaise, chez les puissants Éduens, à Vienne et jusqu'aux Alpes. Mais la jalousie abattit notre maison et ruina son prestige. Mon aïeul et son père furent proscrits quand Victorinus ravit le trône, et que l'empire échut aux Tetricus. Il s'enfuit dans ces contrées où l'Adour s'élance vers la mer, où l'océan des Tarbelles mugit furieux, et. craignant que la Fortune ne le frappe encore, il lia sa vie à la pauvre Aemilia. Alors un peu d'argent gagné à grand'peine soulagea sa détresse, sans lui apporter l'opulence. Tu connaissais les nombres célestes, et les astres arbitres de nos destinées ; mais tu pratiquais cette science en secret. Tu n'ignorais pas mon avenir, tu l'avais tracé sur des tablettes scellées, et tu ne le révélas jamais : mais la curiosité d'une mère sut découvrir ce que l'aïeul, prudent, cachait avec tant de soin. »

 

Les druides, comme les Pythagoriciens, ont l'habitude de crypter leur message. Ils savent comment le faire passer, sous quels déguisements.

 

Voici maintenant la lettre d'Ausone au proconsul Pacatus :

« Je t’envoie mon Technopaegnion, d'une stérile oisiveté l'inutile ouvrage. Ce sont des petits vers qui commencent par des monosyllabes et qui se terminent par des monosyllabes. Mais à cette difficulté il s'en ajoute une autre : le monosyllabe qui est à la fin d'un vers doit aussi figurer au début du suivant. Tu peux donc dire : ''Que de temps perdu ! Que de peine ! '' Oui, une vaine besogne et qui m'a coûté: c’est bref, et interminable; décousu, et tout est lié ; quelque chose, autant dire rien. J’ai travaillé pourtant à y mettre un peu d’histoire, ou de philosophie : car, dans l'obligation où j'étais de respecter les contraintes, j'ai sacrifié les grâces de la poésie ou de la rhétorique. En somme, il n’y a pas là de quoi susciter l'admiration; il y aurait plutôt, en changeant quelques lettres, de quoi inspirer la commisération. Et empêcher l'émulation. Si tu descendais jusque-là, tu trouverais plus de dégoût à gâcher ainsi ton esprit et ton éloquence, que de plaisir à m'imiter. Adieu. »


 

« Vie des hommes, fragile, que nourrit, conduit, détruit le sort

Sort incertain et toujours vacillant que caresse le flatteur espoir

Espoir qui n’a pas d'âge, pas de limite, que la mort

Mort avide que plonge dans ses sombres enfers la nuit

Nuit qui à son tour s’effacera devant la lumière dorée du jour

Jour, présent des dieux, et que précède le soleil

Soleil qui a surpris Vénus et le dieu des armes Mars

Mars qui n’eut pas de père et adoré en Thrace, par son peuple

Peuple sans frein, qui du crime où il se jette fait un droit

Droit d’immoler des hommes: c'est chez eux l’atroce usage

Usage atroce d'un peuple farouche qui n'obéit à aucune loi

Loi qui fait passer le pouvoir de la nature à la justice

Justice, née de la piété des hommes; fille de la divine intelligence

Intelligence qui, s'il le mérite, de la pensée du Ciel inonde le cœur

Cœur vivant, à l'image du monde, vigueur de l'âme et force

Force, elle manque ici, car ce n'est qu'un jeu, autant dire rien.»

 

Res est le premier mot du poème, et c'est le dernier. Selon le même principe qui fait que le monosyllabe qui termine un vers se retrouve au début du suivant.

Res que nous pourrions traduire au début -au début du premier vers- par « affaires », ou encore « vie », pour montrer qu'elle est chose fragile, qu'elle ne tient qu'à un fil, que le sort des hommes est entre les mains des Parques (d'où le rythme ternaire : alit, et regit et perimit), Res à la fin -à la fin du dernier vers- prend le sens de « rien ».

« Rien » qui vient effectivement de res (rem à l'accusatif) et qui signifie d'abord « quelque chose ». Et puis « rien ». Comme dans ce poème où la vie à la fin montre son vrai visage, le néant qu'elle est. Où le jeu -ce « jeu d'art »- révèle la vanité de toutes les entreprises humaines.

Comme il le présente à Pacatus: «quelque chose, autant dire rien ».

C'est ce que montrait déjà le premier vers, avec ces Destins qui vont par trois et rythment notre existence. En fixent les limites et en règlent le cours.

Nous connaissons la fin -le fin mot de l'histoire-, et pourtant nous jouons le jeu. Nous nous précipitons pour jouer. Nous jouons de toutes nos forces. Et nous quittons la partie à regret.

Pour nous, elle n'est jamais terminée. Elle ne fait que commencer. Elle n'en finira jamais de commencer.

 

Voilà un texte qui invite à la lecture. À une lecture en boustrophédon. Le premier vers, par exemple, se lit de droite à gauche. Le second de gauche à droite. Peut-être faut-il chercher des mots-clés. Chercher la séquence cachée. Chercher comment la lire. Dans quel sens. Chercher l'acrostiche. La signature du poète. Les signes dans le ciel comme sur la terre. Sur la page. Rendre le monde lisible. Le rendre à sa lisibilité.

 

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commentaires

P
Ouarf ! C'est Magnifique ! on entend des voix qui murmurent en sous-texte, même et surtout, si elles sont venues bien plus tard. L'éternel retour nietzschéen s'est logé dans la boucle, et le néant infini pascalien.<br /> Antiphile pour image du deuil, oui, bien sûr.<br /> Superbe texte Denis ! qui ne laisse aucune place à l'à peu-près. <br /> Merci!
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