Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
8 novembre 2019 5 08 /11 /novembre /2019 07:26

D'abord c'est Le silence.

« C'est cette toile de Monsù Desiderio qui m'a fait découvrir le reste, dit Valérie Gavaud au début de notre entretien, par elle que je suis entrée dans l'oeuvre. »

Il y avait des barques échouées sur la plage, d'autres garées dans la falaise. Dans des niches voûtées qui pourraient abriter des statues. Celles du temple rond, si on voulait les soustraire au saccage. À cette fureur iconoclaste qui menaçait de tout emporter. S'il était encore temps.

Ces barques l'ont tout de suite embarquée. Pour quel voyage ? Où abordons-nous avec elles? Dans quel après ?

Si la catastrophe a bien eu lieu, c'est celui-là. Peu importe son nom. Les habitants ont tous quitté la ville. Y compris ceux qui avaient trouvé refuge sous les arcades servant habituellement de remises à bateaux, dans l’attente de secours. Une première grande barque s’était échouée sur la plage à cause de la mer démontée, mais les autres n'avaient pas renoncé. L'aide était bien arrivée. Et la très grande nuée ardente dévastatrice dévalait seulement les pentes du Vésuve, il restait un peu de temps pour observer le phénomène. Le décrire. Une barque attendait. Elle pouvait attendre.

Elle attend encore. La catastrophe n'est pas arrivée. Pas sous cette forme. La grande nuée ardente dévastatrice qu'annonçaient les Cassandre s'est arrêtée en chemin, à mi-pente. Ou son geste s'est figé. Je parle du peintre.

Le danger a pris une autre figure. D'une Chrétienne préférant mourir, plutôt que d'abandonner sa foi.

Décapitée, elle a pris sa tête sous son bras et cherché une fontaine. Elle n'a pas eu longtemps à marcher. Il y avait, tout près du temple d'Apollon, une mare sacrée vers quoi jadis convergeaient les pèlerins. Elle y a lavé sa tête et la terre s'est mise à gronder. Le sanctuaire le plus beau du monde vacillait, ses tours et courtines l'une après l'autre s 'effondraient. Grand devenait un tout petit village. Une simple étape dans la marche vers la sainteté.

Et si ce n'est pas Grand, ni Herculanum, c'est peut-être Hippone. Comme les Vandales l'ont laissée. Hippone déserte. Sans le moindre signe de vie. Qu'une barque arrêtée, mais elle n'attend personne.

Ou une ville montée de toutes pièces, avec les pierres de la cité antique qui l'a précédée, colonnes et chapiteaux, Calatayud par exemple, qu'on ne put construire qu'en pillant Bilbilis.

Une ville qui montait par degrés à l'assaut du ciel. Une nouvelle tour de Babel.

Un décor admirable. Les ruines témoignent de sa grandeur passée. Et de ce qui nous attend. Avec la barque.

Car elle ne fait peut-être que commencer. La catastrophe. La ville croyait se relever de ses ruines, effacer les traces des derniers incendies, et les restaurations successives n'ont fait que précipiter sa chute. Regardons le temple rond au centre, le mausolée. La colonne qui se dresse ou plantée au cœur, poussée par quelle volonté politique, par quel délire d'architecte, ou de peintre.

Voyons comment la colonne perfore la coupole. Comment elle ajoute la ruine à la ruine. Nous croyions Pompéi et Hiroshima derrière nous, et c'est devant. Le silence à quoi nous étions promis. Dans les discours millénaristes. Il est là. Palpable, comme on dit la peur, mais on est au-delà.

D'où revenons-nous, si l'on en revient jamais, de quels enfers ?

Et pour quel projet resté dans les limbes ?

C'était donc ça, cette pâleur ? Le séjour des enfants morts sans baptême, et qui pour les sauver? La question est à jamais posée.

Un état intermédiaire et flou, on s'en tiendra à cette définition. Et on ne demandera plus rien à la barque.

Nous ne saurons pas si elle rentre au port, dans quelle Naples imaginaire nous arrivons. Si c'est à Metz, ville romaine dont l'un et l'autre proviennent. Les deux qui ne font qu'un. Un Monsù. Metz où l'un et l'autre retournent. L'un avec ses architectures colossales, l'autre avec ses figurines. Les deux ensemble ou comme ici un seul. Et lequel ?

Et dans quelle cité impie débarque-t-il ? Quel fut son crime? Son péché originel. Ce qui lui a valu ce châtiment. Comment expliquer la catastrophe qui la frappe?

 

Cette ville brille par son absence, comme la lune nouvelle. Mais cette lumière cendrée n'est pas de la lune. Elle est de la terre même, de cette terre italienne où François de Nomé est allé, comme son compère Didier Barra, chercher la pierre. La pierre philosophale ou à défaut de Bologne. Une éponge à lumière, comme on la présente à cette époque.

 

Mais la pierre de Jaumont (un « Mont Jaune », d'un jaune d'or) qu'on voit encore aujourd'hui à Metz, sur certaines façades et dans ses principaux monuments, a la couleur des tableaux de Monsù Desiderio, ce jaunâtre ocreux qu'ils n'avaient pas oublié, après des années à Naples.

 

Cette pierre de calcaire oolithique (sphères de 1 mm de diamètre) nous fait remonter au Bajocien, un étage du Jurassique moyen.

 

Sans remonter si haut, on peut penser que la pollution atmosphérique n'avait pas encore provoqué le noircissement que nous avons connu, dans nos jeunes années, et qui s'accordait si bien avec la tetraggine del cielo (je reconnaîtrais cette mélancolie dans les ciels de Domenico Fetti) ; que la pierre avait à l'époque, en plein baroque noir, la couleur qui est celle aujourd'hui, après ravalement, du Théâtre ou de la Cathédrale. Un jaune à peine fuligineux.

 

Un silence qu'on qualifierait de sépulcral si on ne craignait pas les clichés, les grands mots, bien trop grands pour une époque qui ne le supporte plus, le silence, qui s'emploie à le couvrir de mille manières, à trahir des secrets que plus personne ne songe à garder, une époque où muet comme une tombe disparaîtra aussi, un jour, des dictionnaires, quand d'autres feront leur entrée, qui parlent de ce qu'on vit. Qui disent tout simplement, avec peu de mots, des mots que tout le monde comprend, ce que nous sommes et dans quel monde nous vivons. Tandis que le silence, aujourd'hui, plus personne ne connaît ça. Le silence nous est étranger.

 

Mais pas celui de Monsù Desiderio. Comment l'expliquer ? Comment expliquer que ce monde d'après, tel qu'il est représenté sur la toile, ressemble à ce point au nôtre ? Est-ce parce que nous avons connu Pompéi, Hiroshima, et que nous sortons toujours un peu, où que nous soyons, de la catastrophe ? Que nous redoutons la prochaine, celle qui verra l'humanité disparaître, disparue, le temps définitivement arrêté, comme cette barque ? La catastrophe est dans tous les discours. Elle est dans ce décor de fin du monde, rongé par les ténèbres. Un décor qui nous est tout de suite, bien que nous n'ayons pas vécu dans notre chair la catastrophe, familier.

 

Nous aussi, chaque matin, nous nous relevons de nos ruines. Nous tentons.

 

Nous écoutons le silence. Nous l'auscultons.

 

Le silence, c'est aussi celui que j'entends dans ce nom. Quand je cherche à l'entendre. À entendre ce qui sonne à travers, à travers quoi ça sonne. Et que je ne vois personne. Qu'un masque.

 

Sous ce vocable, Monsù Desiderio, il y aurait trois peintres: François de Nomé, Didier Barra et un anonimo imitatore del Nomé, selon Raffaello Causa (R. Causa, Francesco Nomé detto Monsu Desiderio, dans Paragone, n° 75, Firenze, 1956, p. 30-46 ). Et combien d' « assistants d'artistes », comme on les appelle aujourd'hui, ce qui ne les rend pas plus visibles.

 

De l'énigme Monsù Desiderio, peut-on dire qu'elle reste entière ?

 

Pour peu que là-bas vous parliez français, que votre italien soit truffé de gallicismes, vous êtes regardé comme un Monsù. Monsù Nicola (Nicolas Poussin). Monsù Claudio (Claude Gellée dit Le Lorrain). Monsù Desiderio, mais ce Monsieur Didier a plusieurs visages et il est difficile de choisir.

 

Au premier abord, on pense à un caprice architectural, à un de ces capricci qu'affectionne et que peint en nombre François de Nomé,

 

En nombre et en ombres.

 

Lui se chargeant du décor, monumental, boosté à l'antique, et laissant aux petites mains le soin de peindre les personnages, à d'autres artistes dont Belisario Corenzio et Jacob van Swanenburg et combien d'anonymes. Des personnages minuscules. De pauvres silhouettes égarées dans un port de fin du monde.

 

Avec Le silence, le problème ne se pose pas. Il n'y a que le décor, les humains ont disparu. Et avec eux Didier Barra, l'autre, le vrai Monsù Desiderio. Et Monsù Desiderio lui-même. Cette toile dont tout laisse à penser qu'elle est l'oeuvre de François de Nomé n'est de personne.

 

François de Nomé, un peintre messin dont le nom vient semble-t-il de Nomeny (Meurthe-et-Moselle), anciennement Nomeney, châtellenie des évêques de Metz, devenue marquisat en 1567. « Comme pour beaucoup de familles messines, le nom a varié au cours des âges et les Nomeney sont devenus Nomé. » (Monique Sary, MONSU DESIDERIO : LE VRAI PORTRAIT DE LA CITÉ DE METZ)

 

Où l'on apprend que François de Nomé signe de différentes façons au cours de sa vie. Sur son acte de mariage, en 1610, son nom est écrit « Françoy Denomé ». En 1619 et 1621, il signe des tableaux « Francisco did Nomé » ; en 1623, « Francisco Didnomé ». Selon Raffaello Causa, cela pourrait signifier « Didier Nomé ».

Mais Didier, c'est aussi le prénom de Barra, l'autre Monsù Desiderio, le vrai, on ne voit pas en quoi.

 

Qui est Monsù Desiderio ? « Sans doute un Français de l'Est, répond Louis Demonts, car il semble avoir hérité du goût germanique pour les camaïeux et les clairs-obscurs.» (L. Demonts, Trois tableaux de paysages fantastiques, au Musée du Louvre, dans Beaux Arts, mars 1924, p. 70 ) S'il a contribué à révéler Georges de La Tour, ici, avec ces stéréotypes d'un autre âge, Louis Demonts ne fait qu'épaissir le mystère qui entoure nos deux Messins.

 

De Nomé dont les parents étaient protestants agissait-il dans l'esprit de la Réforme en démolissant les églises catholiques comme les temples paiens ? Comme des temples païens. Quelle fureur iconoclaste faut-il entendre dans son silence ? Quelle iconophobie faut-il lire dans cette profusion d'images ?

 

Ou bien porte-t-il un regard catholique sur ce qui menace l'église, sur ce qui ruine l'autorité du pape, détruit l'une après l'autre nos certitudes ? Est-il un peintre baroque, du baroque le plus noir ?

 

Valérie Gavaud apprécie tout particulièrement les couleurs. Ces couleurs qui ne sont pas franches car, ne l'oublions pas, nous sommes dans les limbes. Dans un flou qui appelle les demi-tons. Il y a, pour Pierre Seghers (Monsu Desiderio ou le théâtre de la fin du Monde, Paris, Éditions Robert Laffont, 1981 ), de la « terre d'ombre avec des plages de gris, des gammes de bruns et de bistres jaunâtres qui conservent cependant un profond et mystérieux éclat, grâce à des jeux de lumière. » .

 

« Une ambiance particulièrement fantomatique qui me fascine », ajoute-t-elle à la fin de notre entretien.

Valérie Gavaud, Sur les traces de Monsù Desiderio, dessin à la pierre noire.

Valérie Gavaud, Sur les traces de Monsù Desiderio, dessin à la pierre noire.

Partager cet article
Repost0

commentaires

P
La cathédrale de Metz, il y a longtemps, longtemps, faisait peur à la petite fille que j'étais tant elle était noire, mais noire. Monsù Desiderio, il y a moins longtemps, mais un peu quand même, m'a fait découvrir l'or des cendres et le silence des grandes catastrophes.<br /> Merci Denis.
Répondre