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18 octobre 2019 5 18 /10 /octobre /2019 09:07

Gros pieds, tontons, polonais: c'est ainsi qu'on les appelait. Les cèpes dits de Bordeaux. Chez nous, ils poussaient sous ces noms. Sous les chênes, les hêtres des Quatre Vents où nous allions les ramasser, avec mon grand-père. Ils poussaient en lisière. De ce bois dont nous avions fait notre pré carré.

Carré, il l'était. Et si j'en parle au passé, ce n'est pas seulement qu'il était de ces bois où j'ai passé mon enfance, que j'arpentais à la saison et que je connaissais comme ma poche, mais aussi qu'il a disparu. Il a été entièrement rasé. Un remembrement tardif mais efficace, puisque de ce bois il ne reste rien. Pas un arbre. Pas même un nom sur la carte. Du bois des Quatre Vents il ne subsiste aucune trace. En dehors des cèpes qu'on y cueillait. Et que j'y cueille. Longtemps après qu'il a disparu. Et loin, si loin des Vosges. Il suffit que je les appelle. Que je dise gros pieds, tontons, polonais, pour qu'ils garnissent mon panier. La magie fonctionne toujours. Je n'ai pas perdu la main. Malgré les années. La distance. Les cèpes sont toujours là. Au rendez-vous.

Rares sont les régions qui ont échappé à la centuriation du territoire, et ce bois que je vois parfaitement carré dans mon souvenir pourrait, comme le champ qu'il est devenu, porter la marque de la cadastration romaine, en constituer la trace. Une trace d'autant plus présente qu'elle a été, par ce remembrement tardif et néanmoins redoutable, totalement effacée.

Nous l'avons tellement arpenté, ce bois avec mon grand-père, qu'il s'est inscrit dans cet autre cadastre qui est la mémoire. La mémoire sensorielle car ce sont d'abord les yeux qui se souviennent, qui tâtent de la merveille. Quand elle apparaît au marché. C'est-à-dire dans ce bois. Dans ce bois des Quatre Vents qui n'existe plus que pour moi. Les mains suivront : elles se rappelleront le rêve qu'elles caressaient. Le chapeau gras. Le pied strié, le réseau qui affleure. Le nez cherchera la farine fraîchement moulue, le cerfeuil. L'oreille l'accent italien, dans le fabuleux fricot qui se prépare.

Notre pré carré ne s'en trouvera pas élargi. Nous aurons seulement eu, nous aussi, notre zone à défendre. Et nous l'aurons défendue. Ce bois des Quatre Vents, nous l'aurons sauvé de l'oubli. L'espace d'un texte.

Avant d'être de Bordeaux
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commentaires

P
Je sens la mousse humide, les feuilles couleur de terre tombées des arbres aux troncs noirs. Et l'épaisseur pourtant de brume des souvenirs.<br /> Merci Denis.
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