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30 janvier 2020 4 30 /01 /janvier /2020 06:56
Trois jours de rang

Il a plu trois jours de rang. Trois jours de rang, c'est ainsi que je l'entends. Et j'ai bien entendu. Il a dit « trois jours de rang » et non « trois jours durant », comme on devrait.

Mais on vient au jardin pour oublier ses devoirs, s'affranchir du règlement, fût-il affiché partout dans ces jardins qu'on ne dit plus ouvriers mais familiaux. Où, si l'on vient chercher un peu de liberté, boire un coup avec les copains car la terre est collante, impossible à travailler, on est sans cesse rappelé à l'ordre -et à la tempérance.

Il n'empêche. Ayant raté la Sainte Catherine où il pleuvait trop pour que je les sème, je crois venu le moment de retourner au jardin, de le retourner. D'ajouter un rang de fèves, comme on me l'a gentiment proposé. Si toutefois le temps le permet, s'il ne mouille pas « trois jours de rang ».

Je ne sais pas d'où vient l'expression, s'il faut y voir une étymologie populaire, une remotivation comme disent les linguistes, si on a là la preuve. La Preuve par l'étymologie. Ce que le lait d'ânon est au laudanum.

Durant, quand il est arrivé chez nous, dans nos jardins, on ne savait pas trop comment le recevoir, dans quel camp le situer. C'est toujours comme ça avec les nouveaux, et je ne parle pas seulement des mots. Celui qu'on voit pour la première fois, qui ne sait même pas ouvrir la porte alors qu'on lui a remis sa clé, on ne sait pas de quel côté il tombera. Chez ceux qui savent les usages, qui ne refusent pas le rosé ni le pastis, ou chez les autres. En attendant, on l'observe. On ne sait pas ce qu'il va choisir. Où il va basculer. Coincé qu'il est entre la Marocaine et le Géorgien, on se doute un peu. Et déjà on l'évite. Ou alors on le guide. On le prend par la main. On lui montre dans quel sens tourner la clé. On lui offre, en cadeau de bienvenue, une botte d'oignons. On verra bien. À l'usage. Les étrangers, même les plus taiseux, finissent par causer. Causer comme nous. Leurs mots, quand nous ne les comprenons pas, nous les mettons à notre sauce. Et eux, s'ils ne sont pas fermés, pas bouchés, ils apprennent à notre contact. Ils sèment leur rang de fèves. Trois fèves par trou. Ils font comme on leur dit. En Angleterre et dans les comptines on va jusqu'à quatre. Ici on s'arrête à trois. Trois par trou, et trois rangs, c'est comme ça et pas autrement.

C'est ce qui s'est passé avec durant quand il a débarqué. On a ramené l'inconnu au connu. À nos rangs de fèves. Celles qu'on sème normalement à la Sainte Catherine. Quand il ne mouille pas trop. Comme ce fut le cas cette année.

Trois jours de rang. L'expression fait image, transporte (c'est une métaphore), transpose. Du temps dans l'espace. Du temps qui dure (à force de regarder tomber la pluie, de ne pouvoir rien faire d'autre) au jardin où il faut que je me rende, car février approche. Février n'est pas le mois des fèves, contrairement à ce qu'on pourrait croire, et bien que ce soit aussi le mois où les semer. Quand on a manqué le rendez-vous : la Sainte Catherine.

Semées à la Sainte Catherine, les fèves arrivent en mai. Semées en février également, mais noires de pucerons. Ce qui ne me gêne pas, je ne consomme pas la gousse. Je ne vois pas ce qui m'interdirait de les manger. Crues, avec du beurre. Personne « nous deffendant les febves ». Aucun Pythagore à l'horizon. J'en apercevrais un, j'irais de ce pas chercher mon Rabelais, je brandirais son Livre V, j'afficherais ceci à l'entrée de mon jardin :

« emancipez de l'antique folie, effacez-moi presentement de vos pancartes le symbole du viel philosophe à la cuysse dorée, par lequel il vous interdisoit l'usage et mangeaille des febves »

Je dirais encore aux «  rappetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins tous moisis et incertains, que nostre langue vulgaire n'est tant vile, tant inepte, tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment. »

À mes amis jardiniers, « beuveurs » ou non, que les meilleures fèves ne se trouvent point ici ni au marché mais « par les « officines des libraires ». Faites-en bonne provision, dès que vous en voyez, « et non seulement les egoussez, mais devorez comme opiatte cordialle, et les incorporez en vous mesmes : lors cognoistrez quel bien est d'iceux preparé à tous gentils egousseurs de febves. Presentement je vous en offre une bonne et belle pannerée, cueillie on propre jardin que les autres precedentes, vous suppliant au nom de Reverence qu'ayez le present en gré, attendant mieux à la prochaine venue des arondelles. »

 

Fin du prologue.

 

 

Celui qui employait cette locution adverbiale se posait-il la question ? L'avait-il entendue dans ses Deux-Sèvres natales, comme je l'ai d'abord supposé, sans doute à tort, ou sur les stades qu'il fréquente, maintenant qu'il est en retraite ? Est-il passionné de rugby, va-t-il au match, quand le Stade joue à domicile? Ou se contente-t-il de la pétanque ? Du Jeu Provençal, corrigerait-il, s'il m'écoutait. « Le Qualificatif Triplette se jouera mardi », me lança-t-il un jour, en quittant les jardins. Pressé et, maintenant que j'y songe, triomphant. Ses « trois jours de rang » viennent-ils de là ? De la victoire que j'aurais dû entendre, si je n'avais pas été obnubilé par le poitevin-saintongeais, des trois victoires d'affilée qu'il était certain de remporter ? Cela ne lui ressemblait tellement pas, cette hâblerie toute méridionale, que j'ai préféré inventer. Confondant une fois de plus jardinage et archéologie et trouvant, dans la terre que j'allais remuer, les traces du patois perdu. Quand c'est dans le sport qu'il fallait chercher !

Cela m'apprendra. L'heure venue, je fermerai mes écoutilles et je me concentrerai sur les outils à chercher dans la cabane, sur les gestes à faire, les distances à respecter si je veux que mes trois rangs de fèves ressemblent à quelque chose. Le jardinage n'a rien à voir avec l'archéologie, mais il ressemble à l'écriture. Aux premières pages qu'on fait, quand on commence à tracer des lettres, des lignes, et qu'on évite de déborder. Des lignes et des lignes de fèves, voilà ce que j'aimerais. Si le temps le permet. Si je trouve ce qu'il faut, dans la cabane dont il m'a confié la clé, à commencer par les graines. De fèves de Séville, celles qui font une longue cosse. S'il y a bien, comme on le demande, arrosoir avec pomme, binette, bêche griffe, râteau, cordeau. Je voudrais écrire au cordeau.

 

 

 


 

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commentaires

P
Trois jours ou trois nuits "de rang", se dit aussi en Normandie. Et très couramment. Je ne sais pas si ça change la donne (surtout pour la triplette...) ; belles citations d'antan ; et n'oublier pas que si les fèves sont seules proscrites du régime végétarien de Pythagore, c'est en raison qu'elles sont le chemin que suivent l'âme de ceux qui se réincarneront -j'aimerais savoir pourquoi les fèves et pas les figues, par exemple - dans tous les cas, il faut manger les légumes et les fruits, revêtus de lin blanc (on a toujours envie d'ajouter -de probité candide !) ; voilà donc un feuilleton à suivre : quand les fèves arriveront au jour.<br /> Merci Denis.
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D
Merci Pascale. Comme il n'arrête pas de pleuvoir, je te dis à demain, dans un autre jardin.