Un jour la rencontre a eu lieu. Et c'est ici qu'elle a eu lieu. Des passagers en provenance de Paris arrivaient en train directement au quai nord du bassin à flot
pour embarquer sur les paquebots de la Pacific Steam Navigation Company. Des paquebots à destination de l'Amérique du Sud et de l'Afrique. Des
paquebots attendaient les voyageurs. Des voyageurs attendaient le départ. Ils regardaient la pendule avec ses aiguilles. La gare avec ses hublots. La tour dont ils guettaient les signaux. Ils
prenaient l'ascenseur, les plus alertes ou les plus impatients les escaliers. Sur la terrasse, car le temps était grec, la mer vineuse, ils regardaient le bac partir, arriver, l'île était si
proche. Un rêve à portée de main. Leur malle bien fermée. Ils en faisaient l'inventaire. Histoire de passer le temps. De le tuer utilement. Poétiquement.
"Dire que les gens voyagent avec des tas de bagages
Moi qui n'ai emporté que ma malle de cabine et déjà je trouve que c'est trop que j'ai trop de choses
Voici ce que ma malle contient
Le manuscrit de Moravagine que je dois terminer à bord et mettre à la poste à Santos pour l'expédier à Grasset
Le manuscrit du Plan de l'Aiguille que je dois terminer le plus tôt possible pour l'expédier au Sans Pareil
Le manuscrit d'un ballet pour la prochaine saison des Ballets Suédois et que j'ai fait à bord entre Le Havre et La Pallice d'où je l'ai envoyé à Satie
Le manuscrit du Coeur du Monde que j'enverrai au fur et à mesure à Raymone
Le manuscrit de l'Equatoria
Un gros paquet de contes nègres qui formera le deuxième volume de mon Anthologie
Plusieurs dossiers d'affaires
Les deux gros volumes du dictionnaire Darmesteter
Ma Remington portable dernier modèle
Un paquet contenant des petites choses que je dois remettre à une femme à Rio
Mes babouches de Tombouctou qui portent les marques de la grande caravane
Deux paires de godasses mirifiques
Une paire de vernis
Deux complets
Deux pardessus
Mon gros chandail du Mont-Blanc
De menus objets pour la toilette
Une cravate
Six douzaines de mouchoirs
Trois liquettes
Six pyjamas
Des kilos de papier blanc
Des kilos de papier blanc
Et un grigri
Ma malle pèse 57 kilos sans mon galurin gris"
Nous sommes en 1924 ou pas très loin. Le voyageur s'appelle, se fait appeler Blaise Cendrars. Il est
ici, à La Pallice, c'est-à-dire Au Coeur du monde. L'image est anachronique. On croit embarquer pour la vie neuve, et on ne fait que chausser les babouches de René Caillié. Celles qu'il
a rapportées de Tombouctou. On met ses pas dans des vestiges, ses mots. On reste comptable. Malgré ses godasses mirifiques. On compte comme on fait dans les contes, on parle du temps. Pas du
temps qu'il fait, qu'importe qu'il fasse beau ou qu'il pleuve sur La Pallice, qu'on ait dû quitter en catastrophe la terrasse où on s'était installé avec sa Remington portable dernier modèle,
qu'on regarde la mer par le hublot. Le hublot qui est une rondelle de soleil, quel que soit le temps qu'il fait dehors et dont on n'a que faire. Le temps qui occupe ce voyageur avec son galurin
gris qu'il n'a pas sorti de sa malle, pas plus que sa Remington portable dernier modèle, c'est celui qui un jour nous conduit là. Au bout de ce môle d'escale et devant cette gare maritime qui
n'existe pas encore. Ou qui n'existe déjà plus. Que dans le souvenir de celui qui
est né comme elle en 1951. Comme elle un jour il disparaîtra. Il y a belle
lurette qu'il le sait. Que la vie est une traversée. Une vieille métaphore. Pas assez vieille cependant pour apparaître neuve.
L'image est anachronique. Celle de l'écrivain voyageur comme les autres. Qui apparaît sous les mots de Cendrars. Alors que les archéologues ne l'ont pas inventée. Les archéologues le
savent. Quand ils découvrent le prince enterré entre les roues de son char. Un char qui n'a jamais roulé. Une paire de vernis qui ne sont vraiment pas de son époque. Qu'il n'a bien sûr jamais
portées. Les archéologues savent que l'image est anachronique. Comme toute image finalement. Que toute image est un assemblage. Un montage. Que de l'histoire, malheureusement, il ne subsiste
aucun témoin.
Les archéologues le savent, et celui qu'on voit écrire. Qui se regarde vivre. Qui se donne en spectacle. Qui se donne l'illusion de vivre. Qui vit des choses afin d'avoir des choses à écrire. Qui
écrit des choses que les autres se contentent de vivre. Qui attendent comme lui l'heure du départ. Mais qui l'attendent autrement. Eux regardent peut-être la passerelle. Comme elle monte et
descend. Comme elle suit la marée. Sans savoir ils prennent la pose. Ils posent pour la photo. Tant pis s'il n'y a pas de photographe. Ce sont les âmes du Purgatoire. Elles sollicitent vos
suffrages. Vous ne les appellerez pas fantômes. Vous ne voulez pas qu'ils vous hantent. Vous n'avez pas de sépulture à leur offrir. Rien qu'une civière, elle est posée contre le mur de
l'infirmerie, près de l'armoire. Ou encore une petite place dans ces kilos de papier blanc dont vous ferez votre film.
Quand la tempête s'arrête, le paquebot peut partir. L'aventure, la vraie, commencer. Pour ceux qui font profession de touristes, car pour les autres, les grutiers, les dockers, les vacances forcées continuent.