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27 janvier 2017 5 27 /01 /janvier /2017 11:30

Dans l'art paléolithique, les représentations humaines sont extrêmement rares. Plus rares encore, les représentations de cérémonies.

C'est là l'originalité du site de La Marche.

« Dans le Poitou, le Magdalénien moyen dit « de Lussac-Angles », aux alentours de 14 250 B.P. (avant le présent), comprend deux sites majeurs: Le Roc-aux-Sorciers à Angles-sur-l'Anglin et La Marche à Lussac-les-Châteaux, dans la Vienne. Ces sites ont livré des centaines de plaquettes portant des représentations humaines, qui peuvent être considérées comme d'authentiques portraits. » (Jean Airvaux, entretien Astrid Deroost, L'Actualité n° 74). Même si on les regarde, du moins au début, comme des caricatures. Des femmes obèses, parfois appelées Vénus stéatopyges, dans lesquelles on voit aujourd'hui des femmes enceintes. De même les visages. Constatant la présence récurrente de certains caractères (prognathisme, menton droit, front bombé, nez rectiligne, faisant un angle faible avec le front), Stéphane Lwoff, qui a fouillé le site, risque en 1943 le vocable de « cynomorphes »; et l'hypothèse d''une race « cynomorphe de Lussac-les-Châteaux » qui n'est pas sans rappeler celle des cynocéphales. De ces hommes à tête de chien présents dans un grand nombre de mythes, de légendes et mentionnés par Hérodote, Aristote, Elien, Plutarque, Pline, Strabon, et une multitude d'autres auteurs.

Sans doute a-t-il lu La Germanie. Jusqu'à la fin. Jusqu'à ce que Tacite, faute de preuves, s'arrête: « Le reste est fabuleux: Hellusiens et Oxiones porteraient une face d'homme et un visage, un corps et des membres de bête; je le laisserai en suspens comme non établi. »

Tacite reste au bord. Il ne s'aventure pas dans l'inconnu. Il a trouvé ses limites. Les limites du monde habité.

Manifestement, celui qui a inventé cette grotte -qui l'a fouillée pendant cinq ans- n'a pas ses scrupules. Confronté à ce que les archéologues appellent « matière noire » (car elle échappe à l'histoire, empêche tout récit), Stéphane Lwoff, avec ses cynomorphes, plonge dans la légende. Allègrement.

Aujourd'hui, nous ne les regardons plus comme des monstres. Les Magdaléniens que ces pierres gravées nous montrent, dont elles nous racontent la vie, les mythes, les rituels, ces hommes nous ressemblent. Ils ont nos traits.

Sur les 3600 pierres gravées trouvées à La Marche, il y a 110 figures humaines, ce qui est tout à fait exceptionnel dans l'art paléolithique où sont représentés habituellement des animaux, des parties du corps humain (mains, sexes), des figures composites.

Deux exemplaires d'hybrides, sur les 3600 plaquettes de La Marche: un cheval à tête de bovidé, et un anthropomorphe dont le visage semble scarifié (« encore s'agit-il d'une tête humaine bestialisée plutôt que d'une face bestiale humanisée, tant le port de tête est altier »).

Et Philippe Grosos poursuit: « Plutôt que des anthropomorphes, les hommes de La Marche ont gravé quelques-uns des gestes fondamentaux de l'humain, hommes et femmes, à travers les différents âges de son existence. » (L'Actualité n° 113)

Les femmes sont souvent représentées enceintes. 17 des 25 femmes gravées montrent des signes de gravidité. Sur une douzaine de ces gravures, les mains posées sur le ventre renforcent le sens du message. Plus explicite encore cette femme, superposée à un nouveau-né dont on on aperçoit le cordon ombilical. Sur l'autre face on distingue un mammouth. Ce thème n'est pas inédit dans l'art paléolithique, on retrouve sur les parois de certaines grottes le principe féminin (vénus, vulves) associé à la représentation de mammouths.

Dans sa lecture des plaquettes gravées -des palimpsestes où les gravures se chevauchent, s'annulent et qui figurent, mieux que Rome, le mode de conservation du passé-, Jean Airvaux, spécialiste de l'art pariétal du Poitou-Charentes, pense avoir mis au jour dans cette région un mythe lié à la reproduction et à la perpétuation du vivant. Il l'a baptisé « mythe de Lussac-Angles ». Les traces de ce mythe se retrouveraient dans quatre sites du Magdalénien moyen en Vienne et en Charente, notamment sur des plaquettes gravées de la grotte de La Marche.

La Marche n'est pas une grotte ornée. Il n'y a pas, comme à Lascaux, de peintures murales, ni, comme aux Combarelles (Dordogne), de gravures pariétales, pourtant c'est un site préhistorique majeur. Tous les ornements ont été réalisés sur des plaquettes de calcaire dont on ne sait si elles sont des ateliers d'artistes ou des sanctuaires mobiles, des recueils de traces, carnets d'esquisses (ichnographie avant la lettre, pour évoquer Louis Marin), quel discours elles accompagnaient, illustraient, quel mythe elles racontent, ni pourquoi on les retrouve fréquemment brisées, à quelles activités rituelles elles sont liées, à quelle forme de magie. En attendant (d'y voir plus clair, ce que tentent Jean Airvaux et Nicolas Mélard), ces plaquettes constituent un formidable document sur Cro-Magnon, « car des artistes paléolithiques y ont -fait exceptionnel- représenté leurs semblables en grand nombre et de manière naturaliste: on y distingue des vêtements amples, peut-être en peau retournée, la fourrure dirigée vers l'extérieur. Sur certaines plaquettes, des chaussures sont visibles, nettement séparées du pantalon, et on reconnaît aussi des poches. Un personnage porte une tunique ou une cape, un autre est affublé d'un bonnet, un troisième a le front ceint d'un bandeau avec une plume (!) » Gwenn Rigal, Le temps sacré des cavernes, Corti, Collection Biophilia, pp. 85-86.

Ce que nous voyons d'eux, ce sont des visages individualisés, avec ou sans barbe, des vêtements, des parures, des bijoux. Des gestes dont on ne sait s'ils sont ceux de la vie quotidienne ou s'ils appartiennent à un rituel. Ce qu'ils miment, appellent ou conjurent. 

Dans les 3600 plaquettes retrouvées sur le seul site de la Marche, certaines ont livré d'étranges décors et des scènes qui sont sans doute les vestiges de cérémonies maintes fois répétées.

Selon Gwenn Rigal, « la première représente un anthropomorphe agenouillé de profil qui tient ''un objet indéterminé d'où proviennent des circonvolutions pouvant matérialiser de la fumée'' (Airvaux, 2001). »

Et l'autre, figurant deux humains: « celui de gauche, nu et bras levés, brandit ce qui pourrait être un tambour de cérémonie. Il semble danser. Celui de droite, peut-être agenouillé, tend ses avant-bras en avant, paumes ouvertes. »

Est-ce, comme l'auteur le suppose, la représentation d'une cérémonie? Gwenn Rigal rappelle qu'il n'existe pas, ni dans l'art pariétal ni dans l'art mobilier, de représentations de cérémonies. Là encore, la grotte de La Marche fait exception.

« L'inconscient du temps vient à nous dans ses traces et dans son travail.», écrit Georges Didi-Huberman , Devant le temps -Histoire de l'art et anachronisme des images, Minuit, 2000, p. 104.

Cet « inconscient du temps », il vient à nous dans ces plaquettes de calcaire trouvées à La Marche, et que les chasseurs-cueilleurs savaient lire, dans leurs errances. Pour nous, malgré une méthode d'analyse associant différents outils d'enregistrement et d'observation (le relevé, la photographie, l'observation à la loupe binoculaire et les analyses microtopographiques réalisées sur les pierres gravées, l'application du microrugosimètre qui permet une meilleure lecture des figures et une analyse technologique et tracéologique poussée des gravures), elles restent en grande partie inintelligibles.

Les pierres ont été employées à plusieurs reprises, et la superposition de traces rend la lecture difficile. Il y a des traces d'utilisation, d'usure, et puis il y a les gravures. Des ébauches, des ratures, des figures effacées, d'autres qui les remplacent. Le nombre de séquences de traits, tracés et lacis indéterminés, rend les images quasiment illisibles. Le premier travail de l'archéologue, rappelle Nicolas Mélard (L'Actualité n°113), c'est bien le déchiffrement.

 

 

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commentaires

P
Macro-Magnon! je l'avais pas vu venir celle-là! Bravo...Quant aux références BD, alors là, je vais décevoir, mais il faut bien que ça arrive parfois.... je suis nulle, déficiente, pire je ne cherche pas à m'améliorer. Un ami fort lettré me dit un jour cette évidence (comme moi, il n'y "arrive" pas, à lire de la BD, il a, lui aussi tout tenté...) : "il n'y a pas assez de texte!". <br /> Pour nos Magdaleniens moyens, mais très très supérieurs, on s'en passe fort bien. Quelle finesse toute d'émotion ces lignes tremblées, oui vraiment.<br /> Une belle découverte. Merci Denis
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P
L'inactualité de cette Actualité, et inversement, est passionnante et fascinante. Premier effet, je sors mon porte-monnaie pour acquérir quelques numéros. <br /> Merci Denis pour cette plongée en bas des marches, finalement les plus solides, les seules qui permettent que nous soyons là aujourd'hui. Non pas en haut de l'escalier, qui, je l'espère est sans fin, ni même "en marche" (euh... je me fourvoie là?) mais sur une même ligne, lignée, que, de mon oeil très souvent rétrospectif, je trouve vertigineuse.
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D
"En marche", avec Macro-Magnon! On se croirait chez Jul, dans Silex and the City. Je me disais bien que La Marche avait quelque chose à voir avec la bande dessinée. Certes, il y a du chemin pour arriver à la ligne claire, mais Lussac-les-Châteaux, ce n'est pas si loin que cela d'Angoulême. Merci Pascale.