Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 novembre 2020 4 05 /11 /novembre /2020 07:56

Antonio Udina dit Burbur est né en 1821 à Veglia, aujourd'hui Krk, en Croatie.

Krk, j'y suis allé une fois, quand c'était encore la Yougoslavie, chercher le soleil car à Orta où nous campions à deux pas du lac (à l'insu de la famija, c'est ce que nous croyions) les épisodes orageux se succédaient. Après un arrêt à Duino, pour dîner en terrasse et en compagnie d'une lampe anti-moustiques, que dis-je!, d'un destructeur d'insectes électrique dont la petite étincelle et le léger crépitement nous poursuivirent longtemps, bien après la frontière, nous arrivâmes sur cette île -la plus vaste et la plus septentrionale de l'Adriatique-, et nous y plantâmes notre tente.

À Veglia, Antonio exerçait le métier de coiffeur. D'où le surnom de Burbur (« barbier » en dalmate) qu'on lui a donné.

Antonio Udina était un coiffeur réputé, sans doute, mais nous le connaissons d'abord comme « dernier locuteur du végliote », le parler de Veglia (ou dalmate de Krk). Une variante dialectale du dalmate qui s'éteindra le 10 juin 1898.

Et qu'il a un peu sauvée, en répondant aux questions de Matteo Bartoli qui publiera, en 1906, la seule étude de cette langue : Das Dalmatische.

Matteo Bartoli est l'inventeur du dalmate. De cette ancienne langue romane, parlée de Veglia (Krk) à Raguse (Dubrovnik), il découvre les restes. Des vestiges du dialetto neolatino di Dalmazia, il en existe ailleurs, que d'autres linguistes collectent. Lui, c'est à Veglia qu'il cherche des traces de la romanité autochtone de l'Adriatique oriental, et en écoutant le Burbur. Son unique source, si problématique soit-elle. Il ne se base que sur l'idiolecte du « dernier locuteur », Antonio Udina, en végliote Tuone Udaina.

Tuone Udaina ne lui apparaît pas comme un locuteur résiduel du dalmate, mais, ce qui est autrement romanesque, comme « le dernier ». « Le dernier Végliote ». Pour Bartoli qui l'interroge, Tuone Udaina est l'ultime descendant du « lignage des anciens Latins d'Illyrie ».

Bartoli n'est pas le premier linguiste à reconnaître l'importance du parler moribond de l'île de Krk. Et il n'est heureusement pas le dernier.

Tuone Udaina n'était peut-être pas le seul à parler couramment l'ancien dialecte de sa ville. Ni le plus capable de le parler. Mais il fallait, pour la vision dramatique d'une langue dont la mémoire a été sauvée in extremis, qu'il fût le dernier.

« C'est le végliote, et ce fut sa fin », écrit Bartoli.

Pour que son dernier témoin de l'italien prévénitien de la Dalmatie -dénomination que Bartoli attribua plus tard au dalmate- pût apparaître plus pur et son langage plus authentique, il lui fallut gommer quelques détails. Sa mère, une Slave née en Croatie continentale. Le fait que le dalmate n'était pas sa première langue et que ses connaissances remontaient à l'époque où il l'avait appris de sa grand-mère. Ses parents parlaient avec lui le vénitien. Le végliote, ils l'employaient quand ils ne voulaient pas être compris de leurs enfants.

Par ailleurs, quand Bartoli a commencé à l'interroger, il ne parlait plus la langue depuis une vingtaine d'années, il était devenu sourd et avait perdu ses dents.

En réalité, contrairement à ce qu'affirmait son père, Tuone Udaina n'était pas capable de parler couramment le végliote. Il était un semiparlante, un semi-locuteur qui, selon Bartoli, parlait au début un vénitien dalmatisé, plutôt qu'un dalmate vénitianisé.

Le vrai dalmate lui revient-il, à mesure qu'il égrène ses souvenirs ?

Bartoli l'espère, sinon il arrêterait l'entretien.

Et nous, pourquoi le poursuivons-nous ?

On dit du dalmate qu'il a la grammaire la plus simple de toutes les langues romanes. Ce serait un formidable argument de vente, si on pouvait le prendre comme langue vivante -comme alternative au français dont la difficulté effraie les plus téméraires-, ou ancienne, mais elle n'a pas la chance du latin. Le dalmate est une langue morte. D'une mort accidentelle (le 10 juin 1898) et néanmoins définitive.

La mine qui explosa, lors de la construction d'une route dans l'île de Veglia, emporta celui que la Postérité regarde, avec sa myopie habituelle, comme « le dernier locuteur du végliote ».

Pourtant, il y a des gens qui aimeraient bien la ressusciter, cette antique langue romane qui s'est éteinte en 1898. Ils nous en servent un morceau sur leur page, le début du Notre Père :

Tuota nuester, che te sante intel sil, sait santificuot el naun to. Vigna el raigno to. Sait fuot la voluntuot toa, coisa in sil, coisa in tiara. Duote costa dai el pun nuester cotidiun. E remetiaj le nuestre debete, coisa nojiltri remetiaime a i nuestri debetuar. E naun ne menur in tentatiaun, miu deleberiajne dal mal. Amen.

Tuone Udaina a sa page Facebook, sa photo. Tuone Udaina (Tuone Udaina Burbur) habite à Krk, Primorsko-Goranska, Croatia, mais ses 42 amis sont tous italiens. Vénitiens, ne confondons pas. Et ouvertement nationalistes. Des independentisti veneti. Qui défendent, en écartant leur chemise, en libérant le lion qui est en eux, la DIGNITA dei VENETI.

Y aurait-il un irrédentisme vénitien comme il y eut, au siècle dernier, un irrédentisme italien? On peut le craindre. Et considérer qu'il n'y a pas de petit sujet. Que la question du dalmate est, n'en déplaise au coiffeur qui nous adresse un dernier sourire, éminemment politique.

 


 

 
Partager cet article
Repost0

commentaires

T
De quoi faire un exercice de traduction juxtalinéaire.
Répondre
D
Danielle, pour la traduction de "E naun ne menur in tentatiaun", la traduction juxtalinéaire ne suffit pas, il faudra aussi demander l'avis du Vatican. Savoir ce qu'il convient de dire. "Et ne nous induis pas en tentation"? " "Et ne nous soumets pas à la tentation"? "Et ne nous laisse pas succomber à la tentation"? "Et ne nous laisse pas entrer en tentation"?
P
Nul ne sait si Burbur eut une descendance cachée ?<br /> Et les langues mortes sont-elles éligibles à la résurrection ? On voit bien ici en quoi le latin, et quelques autres, est une langue "seulement" ancienne. <br /> C'est très intéressant, y compris dans les défauts de méthode et les défaillances de pratique ; il reste que tout salon de coiffure est un lieu privilégié pour le maintien de certains parlers ; il eût fallu partir à la rechercher des clients du merlan...<br /> Sérieusement, sujet très sensible et important. Faut-il qu'une langue, ou même quelques pratiques et soins (soucis) linguistiques n'existent plus, pour qu'on s'en préoccupe, une fois objets de musée invisible devenues. Je ne peux m'empêcher de faire des prospections analogiques...<br /> Merci Denis.
Répondre
T
... "tout amour" les humains<br /> Cette frappe !!
T
Et le Vatican sera fort embarrassé car la formule concernant la "tentation" a changé. Difficile en effet de penser que Dieu, tout amour" puisse inciter les humais à faire le mal ... qui existe pourtant !
D
Ton merlan et mon figaro sont amis! Et pas seulement sur Facebook!