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5 décembre 2009 6 05 /12 /décembre /2009 15:52

     Je me demandais quand je pourrais boire un Duhomard. Quand je pourrais le boire si j’ose dire dans son jus : dans la ville qui l’a vu naître (et de quelle blague !), dans ce café où on le sert toujours et qui est le Café des Arts. Je cherchais comment aller à Thouars, par quel moyen, par quelle route, et voilà que je tombe, par le plus grand des hasards (objectifs) sur un article consacré à l’auteur de L’Etre et le Néant.

 

     

On y raconte ses habitudes à La Coupole ou au Flore, comment il choisit un garçon de café pour illustrer sa définition très personnelle de la mauvaise foi. Mais aussi le surgissement, de moins en moins contingent et aléatoire, de crustacés dans le monde des vivants, c’est-à-dire sur les Champs-Élysées. Au point qu’il se vit, selon le Sunday Times du 22 novembre 2009, chased down the Champs Elysées by a pack of imaginary lobsters, poursuivi par un bataillon de homards. Qu’il décrit comme des crabes, à cause de sa pièce Les Séquestrés d’Altona, mais c’étaient des homards. Des homards qui étaient, selon l’article (et le livre dont il rend compte, un livre d’entretiens avec celui qui popularisa l’existentialisme et que le journal présente, non sans ironie, comme un working-class hero), la conséquence de sa fréquentation de plus en plus assidue de la mescaline, d’un flirt de plus en plus poussé avec la folie. Une folie crustacée que résume le titre (un rien accrocheur):

Mescaline left Jean-Paul Sartre in the grip of lobster madness.

Comme beaucoup d’autres free-thinking writers, d’Aldous Huxley à Hunter S Thompson, Sartre était intrigué par cet hallucinogène dérivé d’un cactus mexicain et qui avait la réputation d’augmenter, d’élargir les pouvoirs de l’esprit. Mais dont les propriétés étaient d’abord amphétaminiques, et qui provoquait le plus souvent, chez ceux qui rêvaient d'expansion de la conscience, des hallucinations colorées non organisées (taches brillantes), des frissons, vertiges, maux de tête, et une perte de la notion de temps et d’espace. Un misérable miracle, comme l'écrit Henri Michaux en 1956. Et impossible à dire, car il aurait fallu une « manière accidentée » qu’il ne possédait pas, « un style instable, tobogganant et babouin »

  Claude-Cahun-Henri-Michaux-1925-Collection-Soizic-Audouard-.jpg

                                                                                Claude Cahun, Henri Michaux, 1925

 

Les expériences de Sartre avec la mescaline ont commencé en 1935 et affecté sa pensée. Elles ont influencé l’écriture en 1938 de La Nausée et peuvent expliquer la métaphore du crabe dans cette œuvre (et dans d’autres). En tout cas l’expliquer autrement que par la psychanalyse (que Sartre rejette, ce qui ne l’empêche pas de consulter un jeune psychiatre du nom de Jacques Lacan quand il commence à penser qu’il devient fou avec ces crabes qu’il voit partout et tout le temps et qui sont des homards: ils l’attendent au réveil et le suivent jusque dans sa classe). Ces crabes comme Sartre les appelle (pour ne pas les appeler, pour les éloigner magiquement de chez lui) sont donc tout sauf une métaphore. Ou alors une métaphore obsédante, qui littéralement l’assiège, comme ces pigeons qui campent sur votre balcon et vous empêchent de sortir, vous obligent un beau jour à vivre dans le noir, volets fermés et porte à double tour.

Ces crabes n’étaient qu’un nom, commun mais il revenait vingt fois de suite, lui tenant à lui seul un grand discours, chargé d’un autre monde.

C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement qu’ils seraient une métaphore. Une métaphore qui, en fait de grand discours, lui dirait chaque matin : « Bonjour ! ». À qui il répondrait chaque matin: « Vous avez bien dormi ? » Puis : « Bon, les gars, c’est pas tout ça mais il va falloir qu'on y aille. Qu'on aille en classe. Maintenant. » Et les crabes seraient là à l’attendre, autour de son bureau, à attendre bien sagement que ça sonne.

C’est ce que Sartre raconte à John Gerassi, un  professeur de sciences politiques et ami de la famille, dans un livre qui vient de sortir à New York sous le titre Talking with Sartre.

C’est cela, cette crab-infested depression,  qu’il raconte à Lacan. Et que tous deux finissent par attribuer à sa peur : to his fear that he was being pigeon-holed as a teacher. À sa peur d’être réduit à la fonction de professeur, de n’être plus vu que comme un « petit professeur ». Comme ce garçon de café, finalement, qui cherche à se persuader qu’il est un être-en-soi,  quand c’est le plateau qu’il porte.

Ces crabes, par leur surgissement de plus en plus nécessaire, finissent par le persuader qu’il ne se confond pas avec sa fonction, qu’il n’est pas professeur.

Ces crabes, dont il essaie de conjurer le surgissement en noircissant des pages de son écriture nerveuse, compulsive, obsessionnelle, l’aident à réaliser que le professeur, comme le serveur, existe. Qu’il est un être-pour-soi, une conscience.

Ces crabes n’accompagnent pas seulement Sartre. Ils accompagnent aussi la marche de l’histoire. Mieux, ils sont la marche de l’histoire. L’histoire en marche. La preuve s’il en fallait qu’elle marche en crabe. Comme on le voit dans Les Séquestrés d’Altona (1959) où Sartre nous promène de Luther à Hitler, d’Adam et Eve au XXXIe siècle. Où une course de crabes tient lieu de Jugement Dernier.

Quel rapport avec notre apéritif ? Qu’est-ce qui justifie cette digression ? Qui ne s’explique pas, que je  ne m’explique pas autrement que comme une façon, tellement énorme qu’elle en est dérisoire, d’échapper à mes copies, à ma fonction en faisant durer ce texte, en différant le moment de conclure, de retourner en cours où m’attendent mes crabes.

En dehors du homard, du plaisir (gratuit, et passablement éculé) d’un jeu de mots, ou la nécessité de la rime (riche), ou tout simplement de déguster ce quinquina dans le lieu qui l’a vu naître, quel besoin d’aller à Thouars ?

Pour déguster cet apéritif composé d'écorces d'oranges douces et amères, de racines de gentianes, d'écorces de quinquina et de moût de raisin frais ? Mais on en trouve partout. On peut apprécier dans n’importe quel café de la région, de France et même chez soi ce fameux breuvage qui séduit le palais des connaisseurs par ses contrastes intrigants, à la fois puissant et doux, chaleureux et rafraîchissant, amer et sucré.


    

Pour observer le va-et-vient du garçon ? Pour noter son  geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, pour le voir venir vers moi d'un pas un peu trop vif, s'incliner avec un peu trop d'empressement, pour l’entendre demander, avec un intérêt un peu trop plein de sollicitude, ce que Monsieur désire, ce qu’il prendra aujourd’hui, si c’est comme tous les jours du crabe ou bien la spécialité du chef, un sandre rôti au melon thouarsais et Duhomard ? Pour l’entendre raconter, après avoir déposé mon verre ou apporté mon plat, la merveilleuse histoire de cet apéritif thouarsais ? Pour assister, le temps d’un déjeuner, au surgissement du contingent et de l’aléatoire?

Il n’est pas nécessaire d’aller à Thouars pour entendre, de la bouche d’un serveur qui ne l’a pas vécue, qui la raconte comme il peut, avec ses mots qui sont ceux des guides, des dépliants touristiques, des affiches publicitaires, des mots forcément empruntés, cette histoire. Autant la lire sur son ordinateur. Autant participer en ligne à ce concours de pêche. À ce banquet qui eut lieu en 1922 à Massais, juste à côté de Thouars. On y verra comment M. Diacre, voyageur de commerce en vin et spiritueux fit une prise extraordinaire. Comment il sortit de l’Argenton un fabuleux homard. Comment de joyeux drilles, par cette blague,  lui donnèrent l’idée d’inventer un apéritif qui s’appellerait Duhomard.

On y découvrira son nez intense et fin, à cet apéritif appelé Duhomard, ces subtiles notes de plantes aromatiques, telles que la gentiane et le quinquina, prolongées par les riches arômes de l'orange. Cette amertume en fin de bouche vous ravira.

Vous l'apprécierez nature, ou bien avec une tranche d'orange, une rondelle de citron ou de citron vert. Vous pourrez également l'utiliser en cocktail.

Ce n’est pas, avec Duhomard, un verre d’apéritif qu’on vous sert. Qu’on vous offre sur un plateau. C’est l’occasion, que dis-je l’occasion, la chance d’un roman.

Dans un roman, on sait cela depuis Sartre, tout advient. Tout surgit. Comme le serveur avec son plateau. Qui en rajoute, qui en fait trop. Tout est trop gros, comme cette blague que firent ses copains au négociant en vin. Comme cette manœuvre qui est mienne, et tout aussi vaine, qui vise à éluder mes copies. C’est aussi gros qu’un prof bredouillant, pour justifier son absence, qu’il a oublié l’heure ou qu’il n’a pas retrouvé le chemin du lycée. Pourtant, cela arrive.

Dans un roman, tout arrive, tout le temps, c’est comme dans la vie.

Ce quinquina, c’est la chance de croire à nouveau dans le roman. Dans la vie. Dans cette vie sans espoir où tout est rencontre, comme dit à peu près celui qui vous invite aujourd’hui à remonter le temps : à descendre, avec ses crabes qui sont des homards, les Champs-Élysées.

 

Baxter Duhomard 2

 

        Paru dans L'Actualité n°88

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commentaires

P
<br /> Lettre au professeur<br /> <br /> Vous m'en servez un autre?<br /> <br /> <br />
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