Cette année, ce sera une Toussaint sans chrysanthèmes. On a oublié l'allée, on répondra, égaré le numéro. On n'avait tout simplement pas envie de demander aux morts son chemin. D'avoir à refuser l'invitation. On préfère les cimetières virtuels où on ne court pas le risque de se perdre, où on trouve toujours, comme autrefois dans le bois, cela qu'on ne cherchait pas. Où personne n'interdit d'aller, où rien n'empêche l'errance. Où on peut feuilleter tranquillement les tombes, glaner des noms sans être dérangé. Jouer les flâneurs.
Ce ne sont pas des fleurs de saison. Ce ne sont pas des fleurs, mais des traces qu'on ira chercher à Chérac, puisque c'est là, dans ce bourg viticole entre Saintes et Cognac, qu'on a décidé d'aller mardi. Voir la Maison de la Gaieté avant qu'elle ne ferme son dernier oeil. On y fera provision de tessons, sinon de gaieté. De cassons de vaisselle. Pour en décorer les murs extérieurs de sa maison. Ce sera une gaieté de façade. Une maison qui ne fera peut-être pas habiter, mais où on aura plaisir à s'arrêter. Ne serait-ce qu'une journée. Où on viendra fêter le 11 novembre. En famille. Cueillir des vestiges comme d'autres le jour avec ces grappes de raisin décorant encore la façade. Regarder par la fenêtre en trompe-l'oeil, ou bien des palmiers qui auront disparu (le reste devrait suivre, si rien n'est fait pour sauver ce monument de l'art populaire). Se fabriquer un souvenir. Le souvenir de ce qui n'aura pas eu lieu. De ce qui n'a plus lieu d'être. On signera sa mosaïque. Ou bien la pétition. On fera en tout cas oeuvre utile. En dissuadant (rêvons, c'est l'heure) le nouveau Maire. Veut-il ajouter son nom à la liste? Entrer avec ce crime dans l'histoire, laisser une tache indélébile? On ne retiendrait de son passage sur terre que ça? Ce que ni les barbares ni les Barberini n'ont fait, il l'a fait. Il a osé le faire. Il n'y a pas de poète pour montrer ce qu'était Rome avant Rome, ce qu'elle sera après. Il n'y aura pas de touristes pour venir photographier les ruines. Il n'y aura plus rien à voir à Chérac. On circulera librement.
Le photographe, c'est ici Éric Straub. Ses photos datent de 2012. Comme le signale Le Poignard subtil (« Des passerelles entre l'art populaire, l'art brut, l'art naïf, le surréalisme spontané et l'art immédiat: une poétique de l'immédiat »), la façade à droite derrière les palmiers (qui ont disparu) a perdu sa mosaïque. La destruction est programmée. Elle paraît inéluctable. Le temps fait son oeuvre. Il suit sa route. Bientôt elle ne passera plus par Chérac. Plus personne ne s'y arrêtera. La Maison de la Gaieté sera effacée des mémoires. S'il subsiste une route des Mosaïques, personne ne saura à quoi elle mène, pourquoi elle s'appelle ainsi. De l'oeuvre d'Ismaël Villéger et de son fils Guy, il ne demeurera rien.
De 1937 à 1952, ils ont recueilli un million de cassons de vaisselle. Sans savoir au début de quel puzzle ils seraient les pièces, quel décor ils inventeraient. Pour les murs extérieurs. J'imagine comment ça leur est venu, cette idée. D'installer un cabaret dans cette campagne, au bord de la route. Quelle invitation c'était au départ. Au temps pour qu'il ne continue pas sans eux. C'était comme les tombes quand elles étaient installées en bordure de voie, à l'entrée des villes. Une invitation lancée (elles n'étaient pas encore muettes) au voyageur pour qu'il ralentisse un peu le pas. L'hôte, comme elles l'appelaient, elles lui demandaient de laisser traîner ses regards jusqu'à elles, de lire ce qui était écrit dans la pierre. De lire jusqu'au bout. Ismaël et son fils ont répondu à l'appel. Ils sont entrés, ils ont trinqué. Un verre en appelait un autre, ils se sont pris au jeu. Ils ont accumulé les fragments, composé leur mosaïque. On se demande comment la figure s'est imposée à eux, quels modèles ils avaient en tête. C'était l'époque des parquets. Des bals qu'on installait dans les villages, qui arrivaient comme les petits cirques, un matin ils avaient disparu. Ils revenaient à date plus ou moins fixe. Comme les fêtes, mais celle-ci resterait. Ce serait un cabaret de campagne. À la mode de Paris. Un rêve en dur. Fait pour durer.
J'ai pensé, en le découvrant sur ce site ( Le Poignard subtil) que je vous recommande, au Mont Carmel à Épinal qui était aussi l'oeuvre d'une vie, et qu'on n'a pas su préserver.
Nous l'avions visité, nous deux mon père (pour parler comme lui, et comme en Lorraine). Nous avions écouté le vieil homme qui gardait le lieu. Il en était la mémoire, le dernier témoin. Après avoir été l'homme de confiance, l'homme à tout faire du père Aubry, les mauvaises langues diront l'esclave de celui qui eut l'idée de bâtir pierre à pierre -du grès rose, c'est la pierre du pays- cette ruine, qui édifia pieusement -Gabriel Aubry était très croyant- cette petite folie gothique, ce burg hugolien et tellement kitsch qu'il n'habiterait jamais. Une vie n'y suffirait pas. Il mourut avant d'avoir achevé son oeuvre. Avant d'avoir pu l'habiter. Son but n'était peut-être pas de l'habiter. L'homme travaillait dans les chemins de fer. Il voyageait beaucoup. Il s'offrait, avec l'argent qu'il avait gagné, patiemment économisé, une pause. Une pièce. Un étage. Qui sait jusqu'où il serait monté, si la mort n'était venue interrompre son projet fou, s'il songeait seulement à s'arrêter. S'il ne continue pas, par-delà la mort, à escalader l'abîme.
Ainsi procède celui qui hante les bois. Celui qui a la passion des champignons. Ce dont il a garni son panier, il ne le mange pas. C'est l'éternel amoureux. Comme Don Juan, il accumule les conquêtes, mais il ne consomme pas. C'est un collectionneur.
La maison qu'on appelait le Mont Carmel abrita un temps Radio Vallée Vosges. Elle a été démolie il y a peu. Si je l'évoque ici, c'est pour saluer mon père.
J'ai eu des nouvelles de la bruyère que j'ai déposée cet été sur sa tombe: elle se porte bien.
La maison de la Gaieté (le livre) paraîtra en janvier 2017 aux éditions Le temps qu'il fait.