Tous les chemins mènent à Rom. Deux-Sèvres. Dans le 79, comme disent les voyageurs pressés.
Ceux-là, s'ils voulaient bien prendre le temps, le Chemin des Romains qui est, entre Brioux-sur-Boutonne et Saint-Vincent-la-Châtre, celui des écoliers, s'ils voulaient bien pousser un
peu plus loin, un peu plus haut, ils arriveraient à Rauranum. Un nom qu'on trouve facilement, et sans GPS, étant donné qu'il est le seul sur la carte entre Brigiosum et
Limonum. Un nom connu des militaires, des marchands qui empruntaient la voie antique. Un nom que reconnaîtront tout de suite nos commerciaux, et qu'ils apprécieront. Surtout s'ils
quittent cette route buissonnière pour celle, à peine plus passagère, de Couhé.
Ca leur plaît, aux voyageurs pressés, qu'on ne dise plus Couhé-Vérac mais Couhé. Pour faire court. Ils aiment. Abréger et poursuivre. C'est leur devise. C'est l'avenir. Le sens de l'histoire.
Même si pour lors ils en remontent le cours. C'est le progrès, et il ne continuera pas sans eux. Même s'ils laissent la D 959 filer, comme la prose quand elle suit son étymologie, "droit devant".
Même s'ils tournent à droite comme pour aller à L'zay. A Lezay où le mardi il y a marché, mais ils n'ont pas de veaux à charger. Ils n'ont pas non plus un panier à remplir, de légumes du
jardin ou de patois, de fouaces ou de pains de ménage. Leur pain, ils vont le chercher. Directement. A Rom, et chez Daniel Lambert.
Voilà pourquoi ils prennent ce diverticule qui est une départementale, la D 14 pour être exact, exact au rendez-vous qui est fixé à 15 heures. Ce n'est pas pour rire à La Barboute, ni
pour acheter un tourteau chez Baubeau, c'est qu'un panneau indique Musée de Rauranum. Et eux, habitués qu'ils sont à écouter leur GPS, à faire tout ce qu'il leur commande, ils
s'empressent de suivre direction Rom. De s'arrêter à Lezay, au stop, puis de tourner à droite. De prendre, au giratoire, autres directions.
Ca y est. On est sur la bonne route. Celle de Rom et d'un Couhé-Vérac qu'on a oublié de raccourcir, mais il est 14h40 et on est à Vançais. C'est dire si on n'est
pas en retard. Si on a le temps, quand on vient de Lezay, de voir le Garage Hollebecque. La possibilité du Nil, et c'est la Dive du Sud. On ne rêve pas, ce n'est pas un mirage, il y a
bien un chameau à une bosse, autrement dit un dromadaire. Un vaisseau du désert échoué là, sur la rive verdoyante de la Dive du Sud. Avec aussi un lama et des chevaux comme en montaient les
princes celtes, ce sont à peu près nos poneys. Et c'est le
CIRQUE
européen
FRANCKY.
Le voyageur pressé est comme ce petit cirque qui attend au camping de la Mare.
Commes ces cavaliers nomades venus par la route, comme ces pillards devenus auxiliaires des Romains, ces Alains, ces Sarmates établis le long des routes. Pour les
surveiller, ou les fleuves. Pour empêcher d'autres barbares, plus terribles encore, les Huns par exemple, ou les pirates saxons, de ravager le peu qui restait de nos villes. Comme les Germains,
les Goths, les Alamans, les Marcomans, les Francs, les Burgondes, les Suèves, les Saxons, les Slaves, les Bretons, les Belges, les Espagnols, les Lusitaniens, les Maures ou Mauritaniens installés
en de nombreuses colonies. Comme le peuple gothique des Taifales, qui s'est fixé dans l'Empire et notamment à Rom. Où ils ont disparu sans laisser de traces. Pas même un toponyme. Ce qui fait
dire à certains qu'ils se sont entretués. Parce qu'ils ne supportaient pas cette vie sédentaire. La paix leur durait. C'était ça ou crever d'ennui.
Comme eux le voyageur pressé est arrivé. Un peu en avance, mais il a d'autres moyens de tuer le temps. Il peut remonter la rue du Temple et s'offrir un tour de village. Deux. Se payer le luxe
d'un arrêt, pas trop long quand même, devant le Musée de Rauranum.
Maintenant il est l'heure. De pousser la porte de la boulangerie. De prendre, après s'être excusé pour ce faux bond qui est un vrai lapin, ses deux pains romains. Ses deux pains ronds avec la
croix tracée dessus. Les quatre parts qu'elle dessine, les huit. Les huit pétales d'une fleur on dirait.
On dirait que ces pains sont juste sortis du four. De la cendre. De la lave de Pompéi. On dirait des témoins de l'histoire. De l'histoire qui s'est arrêtée le 24 août 79. De l'histoire qui
s'arrête là, à Rom, aujourd'hui. Le samedi 28 novembre 2009, à 15 heures et des poussières.
On dirait qu'il a franchi des rivières avec les pieds de ses vers, des siècles. Celui qu'on appelait. Qu'on appelle Sidoine Apollinaire. C'est lui qu'on rencontre dans sa boulangerie. Ou un poète
de la même farine. De la farine d'épeautre (et bio). Il propose des mets (ce sont d'abord des mots) "nouveaux parce qu'ils sont anciens". De bons gros pains ronds, d'épices et de miel.
Ce ne sont pas des témoins de l'histoire. De l'histoire, il n'y a pas de témoins. Les voyageurs pressés savent ça. Qu'on ne rencontre jamais personne sur la route. Qu'on n'est pas dans un
film.
Il faut être fou pour s'arrêter ici. Ils le savent. Quand ils repartent avec leur pain romain. Quand ils considèrent la chose. Ils savent qu'on ne quitte pas la route impunément. Qu'on ne sort
pas comme ça ni indemne de l'histoire.
Le boulanger le sait aussi. Quand il fabrique ces pains. Sa fille a parlé avec les archéologues. Elle travaille au Musée de Rauranum. Où elle accueille, l'été, une petite exposition.
Quelques touristes égarés. Ou ceux, guère plus nombreux, qui ont renoncé à la prose: à foncer vers Poitiers.
Ceux-là, comme les commerciaux, font de la poésie. Ils découvrent qu'ils en ont toujours fait, mais c'était sans savoir. Désormais ils savent. Que ce sont des traces qu'on achète chez Daniel
Lambert. Des traces matérielles. Des vestiges où mettre ses pas, ses mots. Des vestiges qui donneront à vos mots un léger goût de miel. Celui du pain d'épices. D'un pain qui est du pain, avec
beaucoup de mie et un soupçon d'épices. D'un pain qui n'a pas que la couleur, que la forme de la fouace. Et dont vous reprendrez bien une tranche, grillée, en attendant le foie gras.
à
paraître dans L'Actualité n° 87.