Parmi les fossiles qui s'incrustent dans le présent, dans ce présent réminiscent que j'aime tant explorer, il y a le st môret.
Dont le nom ne figure sur aucune carte, dans aucun calendrier. On aura beau chercher ce saint, retourner la Bretagne, on ne trouvera pas les navigations qui l'ont conduit là, sur nos tables et dans nos assiettes, par quel miracle il est arrivé chez nous.
Il y a bien l'accent circonflexe, « l'accent du souvenir » (1), mais ici il ne se souvient de rien, d'aucune lettre disparue, d'ailleurs on ne sait pas où le placer. Sur le o, il ressemble à une couronne, mais on ne voit pas quelle tête elle pourrait bien coiffer. Quelle tête coupée, dont ce serait aussi bien l'auréole.
Ce nom de Môret, il faut bien l'admettre, personne ne l'a porté, pas même un ancien dieu pour faire la Manche, se refaire une sainteté, en Armorique ou voyager incognito. On peut éplucher la presse locale, les listes de classes, le Web, les registres d'état civil, il n'est pas dans les prénoms insolites. Personne à ce jour n'a appelé son fils Môret.
Créé en 1980, comme le fromage à pâte fraîche qu'il venait baptiser, Môret est un nom qui n'a jamais servi. Ce qui ne lui enlève rien, et n'ajoute pas non plus à sa qualité. Qu'un petit goût de terroir, mais si peu prononcé.
Voilà donc un fromage aux saveurs authentiques, c'est-à-dire du faux vieux. Comme le vieux pané. Qui est, comme son nom l'indique, bon comme du bon pain. Et un fromage industriel.
Ou, pour rester dans la famille (des fromages industriels à pâte fraîche), comme le Boursin et le Tartare. Et le Chavroux.
Oui, le st môret est une invention. Doublement. Comme création, et au sens archéologique du terme. Je ne sais pas le nom de l'inventeur, je connais seulement sa découverte. Et le nom qu'il ou qu'on lui a donné. De st môret. Qui sent bon la France. Qui sonne vrai. Un peu comme le moretum quand il fut créé.
Car il fut créé, quoi qu'on dise chez les antiquaires. C'est même une création permanente. Une recette écrite, et transmise. N'en déplaise aux nostalgiques. Pour qui la tradition est forcément orale. Cette recette est traduite, c'est-à-dire interprétée. Regardez le Moretum.
Ce texte attribué à Virgile et tiré de l'Appendix Vergiliana, je l'ai moi-même traduit. Il se trouve dans Le Jardin de Priape, paru en 1997 aux éditions Séquences.
Mais qu'est-ce que le moretum ?
Un plat, répond Florence Dupont, un « plat composé d'herbes, d'ail, de fromage, de sel, d'huile et de vinaigre, qui évoque le régime alimentaire des prisci, des Romains des premiers temps, un peuple de bergers et de cueilleurs » (2)
Quand Cybèle arrive à Rome, en 204 av. J.-C., elle reçoit le nom de Magna Mater, de « Grande Mère ». C'est ce que montre Florence Dupont dans son Histoire littéraire de Rome. Ensuite sont célébrés en son honneur, du 4 au 10 avril, les « Jeux de la Grande Mère », comportant des jeux scéniques, des ludi graeci, mais réservés aux citoyens romains. Pendant ces jours de jeux, les familles de la noblesse, regroupées en confréries, échangent des invitations pour des banquets privés, « à l'ostensible frugalité ancestrale ». On y consomme le moretum. Et c'est, selon Ovide, « pour rappeler à cette antique déesse un aliment antique qu'on lui offre un mélange de fromage blanc et d'herbes pilées. » (3)
« Ces repas rituels sont une tradition archaïque créée de toutes pièces, conclut Florence Dupont. Voilà pour l'identité romaine. » (4)
Le moretum est donc une création. Comme l'identité romaine. Une identité qui n'exclut pas, contrairement à notre identité nationale. L'origo n'est pas l'origine. C'est, selon Florence Dupont, la force qui permet d'unifier l'empire et de préserver la diversité de ses peuples.
Le plat que nous avons découvert, pendant les jours de jeux, nous le retrouvons dans ce poème auquel il donne son titre, et en partie son sujet, puisque c'est à la préparation d'un moretum que nous assistons.
Le Moretum n'est peut-être pas de Virgile, mais il ne serait pas indigne de lui. Il a, comme le plat dont nous lisons la recette, dont nous suivons l'élaboration, une vraie couleur virgilienne.
Certes, ce paysan (nommé Simylus) est un métayer pauvre qui n'aurait peut-être pas sa place dans les Géorgiques. Il mériterait encore moins, tant il est rustique, pour ne pas dire rustre, de figurer dans les Bucoliques. Disons que cette petite pièce, si enlevée soit-elle, est un peu trop réaliste. Trop latine et pas assez grecque. Simylus n'est pas, ne sera jamais Tityre.
Ce n'est qu'un Italien. Qui invente, au sens archéologique du terme, le moretum. Il l'invente aussi d'une autre façon, qui est la sienne. Et il invente du même coup le mouvement Slow Food.
Il ne prépare pas seulement un plat, selon une recette qu'il invente devant nous, il compose encore un tableau charmant.
Nous voyons Simylus dans sa maison. Qui n'est pas une casa, mais une casula : une « cahute ». Avec un tout petit jardin où il cultive de quoi survivre, dont nous ferions bien un farci car il y a des bettes, de l'oseille, des poireaux, de la laitue, tout ce qu'il faut. Lui, ses légumes, ses herbes, il va les vendre au marché. Où il n'achète pas. Il n'a besoin de rien. Il est heureux comme ça.
Et nous aussi, en partageant sa vie. L'espace d'un texte. Une vie qui, si minuscule soit-elle, ne manque pas de noblesse. Il y a de la beauté dans ses gestes, de la poésie. C'est du plaisir qu'il fabrique. Simylus est à sa manière un épicurien. Le véritable épicurien.
Simylus ne simule pas. S'il invente sous nos yeux son moretum, s'il traduit donc interprète la recette, il n'en rajoute pas. Il ne surjoue pas. Jamais il ne tombe dans « l'ostensible frugalité ancestrale ». Et nous nous régalons à le regarder faire. Son pain, et « des mets pour les servir avec ». Son Moretum où il met de l'ail -quatre gousses-, de la livèche (appelée aussi céleri perpétuel ou ache des montagnes ou herbe à Maggi), de la rue, de la coriandre. Qu'il pile dans un mortier puis mélange au fromage. Qu'il malaxe jusqu'à obtention d'une pâte homogène. Qu'il sale et arrose d'huile d'olive et d'un peu de vinaigre. Qu'il travaille encore. Et pétrit. Tout cela dans le mortier. C'est le mortier (mortarium en latin) qui lui donne sa forme et son nom (moretum).
Il me vient, en le regardant préparer son plat, une question. Se pourrait-il que le moretum soit à l'origine du st môret? Du nom, sinon de la chose. Parce que ce « mélange de fromage blanc et d'herbes pilées », s'il devait donner quelque chose, ce serait plutôt du Boursin ou du Tartare (ail et fines herbes).
Ou de la cervelle de canut, mais nous aurions quitté les spécialités fromagères industrielles pour entrer dans la cuisine lyonnaise.
Je n'ai pas la réponse pour le nom.
Pour la chose, elle est dans ce moretum que Simylus prépare. Où il ne met pas du fromage blanc, mais « la croûte d'un fromage qu'a durci le sel ». Où l'on retrouverait, non pas le goût primeur du st môret, mais celui, extrêmement piquant, du cachat. Un mot qu'on propose, dans certaines traductions, notamment pour le titre. Mais tout le monde ne connaît pas ce fromage fort, originaire du Comtat Venaissin, élaboré sur le piémont du mont Ventoux, à partir de restes de différents fromages pressés ensemble et fermentés, et je ne suis pas sûr que Le Cachat soit plus parlant que Le Moretum. Dont la recette que nous découvrons dans ce poème n'a rien à voir avec celle du st môret.
Produit depuis 1980 en Dordogne et en Anjou, et selon la même recette. Composée de lait, de crème et d'une pointe de sel, elle en fait « une spécialité fromagère authentique saine et onctueuse ». Et industrielle.
Tandis que Simylus (ou le pseudo Virgile) nous sert un moretum à sa façon. Un moretum de sa composition. Une véritable création.
C'est un banquet où, n'étant pas citoyens romains, nous n'étions pas conviés. Où nous nous sommes cependant invités. Et où Simylus nous a parfaitement reçus. Dans les règles de l'art. De l'art d'accommoder les restes. Nous avions là de quoi garnir notre pain. Du fricot comme on n'en fait plus.
1. Bernard Cerquiglini, L'Accent du souvenir, Les Éditions de Minuit, 1995.
2. Florence Dupont, Histoire littéraire de Rome, p. 145, Armand Colin, 2022.
3. Ovide, Fastes, IV, 367-372.
4. Florence Dupont, Histoire littéraire de Rome, p. 146, Armand Colin, 2022.