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9 avril 2024 2 09 /04 /avril /2024 08:01

« Les petits bancs en béton face à la mer ont vieilli, mais ils ont toujours autant de succès », pouvait-on lire il y a quatre ans dans Sud-Ouest. Dans un article sur les différentes ambiances de la plage de La Concurrence : « un endroit à la fois chic et populaire ». Et sous la photo de parents et de grands-parents prenant le soleil. Juste en dessous de chez Coutanceau -de La Yole de Chris et de son restaurant désormais double étoilé Michelin. Pendant que les enfants jouent sur la plage.

Quelqu'un a visiblement entendu le message et décidé de leur donner un coup de jeune, en écrivant sur les bancs en béton. Plus exactement au dos. Utiliser le dossier comme support d'écriture, et en faire des pages, personne n'y avait songé.

Cela demande un effort au lecteur, car c'est écrit petit, malgré les capitales qui s'efforcent par moments de crier, ou d'insister sur des noms propres difficiles à prononcer, car tirés des univers médiévaux fantastiques et de langues fictives. Il faut aussi et d'abord choisir : entre s'asseoir et lire. On ne peut pas, même en se dévissant la tête, faire les deux à la fois.

Celui qui signe parfois SOLA a manifestement besoin de lecteurs. Il le dit lui-même : «Les parias sont plus nombreux que vous le pensez mais ils souffrent en silence peu osent écrire dans des lieux publics.» Nous donner à lire, à nous qui venons nous réchauffer au pâle soleil d'avril, en regardant nos petits-enfants jouer sur la plage, en nous levant de temps en temps pour admirer leur château de sable, des pages entières de leur journal.

Par exemple le 29 mars: une page que je prends le temps de lire avant de me rasseoir. Nous sommes à 3 jours de sa convocation. « J'ai écrit en centre toute ma vie j'ai rêvé de reconnaissance. A posteriori cela finira par payer. Plus que simples graffitis il s'agit de littérature murale. » Et il estime important de préciser qu'il ne croit en aucun dieu hormis Mhounnu. Avant de conclure (pour aujourd'hui) que le monde est beau mais que nous ne sommes que poussière face à l'univers vous croyez que vous êtes la race suprême alors que sans la planète vous seriez pas en état de faire des photos de famille et des dîners entre amis. »

 

Lui il est de la famille des laissés pour compte, c'est pourquoi il signe SOLA. S'il signe aussi RACHON Rot 97, c'est qu'il a découvert les univers médiévaux fantastiques, leurs cosmogonies. Avec des langues fictives une faune. « Je reparlerai de l'öffolchom », nous prévient-il, avant que nous changions de place. Que nous nous installions quelques pages plus loin. Car c'est un journal qui fait bien 20 mètres de long, qui se lit de gauche à droite, comme un vrai livre.

 

Il en reparle peut-être plus loin, mais le vent s'est levé, nous aussi, nous ne connaîtrons pas la suite s'il y en a une, et il y en a forcément une, il n'y a pas de point final, on ne peut pas s'arrêter d'écrire quand on a commencé.

 

J'ai fait une petite recherche sur RACHON Rot 97 et je n'ai rien trouvé. Qu'une vidéo débile intitulée « Il lâche ses plus beaux rots en public ». Ce qui nous éloigne semble-t-il de ses univers médiévaux fantastiques et plus encore de notre livre muet.

 

Signé SOLA
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1 avril 2024 1 01 /04 /avril /2024 13:52

Des yeux conjurant le mauvais œil, on en voyait beaucoup. Peints sur la proue des anciens navires de guerre grecs, et la tradition s'est maintenue. D'avoir de grands yeux sur la coque. De grands yeux effrayants. Y compris sur la coque de son iPhone. Qu'ils ne protègent pas seulement de l'eau, de la poussière, des impacts, mais aussi de toutes les influences négatives qui vous entourent.

On peut regarder ces yeux comme un simple décor, psychédélique, et halluciner. Il n'empêche qu'au départ, ils avaient une fonction apotropaïque : ils éloignaient le danger.

Pour conjurer le mauvais sort, il y avait aussi le nom. Certes, ce pouvait être le surnom d'un ancêtre, d'un héros chasseur de bêtes sauvages ou tueur de loups et dont on portait, en même temps que le nom, les qualités extraordinaires. Mais c'était aussi une façon de prévoir le pire, de le prévenir, d'empêcher le retour des bêtes sauvages, des loups, d'éviter qu'ils ne vous tuent. Une fonction apotropaïque.

Apotropaïque se dit d'un objet, d'une formule servant à détourner vers quelqu'un d'autre les influences maléfiques.

Peut-il se dire d'un nom ? Du nom que l'on porte. Que l'on porte sur soi, comme une amulette, par superstition et pour préserver des dangers. Une amulette a des vertus de protection et porte chance. Mais un nom ?

Les amulettes varient selon les lieux, les époques, les religions. Aujourd'hui, on n'a que l'embarras du choix.

Un nom propre, c'est différent, on le reçoit et on doit faire avec. Sauf s'il est ridicule, stigmatisant, s'il fait de vous un handicapé du patronyme, si vous devez le traîner comme un boulet, le porter comme une marque d'infamie, on n'a pas le droit d'en changer.

Sauf si vous êtes écrivain et que vous estimez qu'il pourrait vous nuire. Dire de vous et de ce que vous écrivez « qualité inférieure ». C'est ce que Michaux entendait dans son nom. La raison pour laquelle il écrivait contre son nom.

D'autres écrivains ont pris un pseudonyme. Ils ont commencé par là. Par en essayer plusieurs, dans l'espoir de trouver le bon. Mais comment le trouver ? C'est difficile, surtout si l'oeuvre dont on se sent porteur est diverse. Des hétéronymes ? C'est une solution, que certains, et non des moindres, ont adoptée. Mais il y avait un risque. Celui de mettre la charrue avant les bœufs. Toute son énergie à chercher sous quel nom écrire, avant même d'avoir commencé sa carrière. D'avoir écrit un mot. Et de s'arrêter là.

De la plupart des patronymes, heureusement, on ignore le sens. On ne cherche pas à le connaître. On n'a peut-être pas envie de savoir qu'il joue contre nous. De passer sa vie à tenter d'échapper à cette malédiction. Ou au contraire à s'efforcer de lui ressembler si l'on a reçu ce cadeau à la naissance, un beau nom qu'il faut maintenant mériter, dont il faut se montrer digne. Fût-il celui d'un enfant trouvé : d'un trovatello.

Des noms apotropaïques, il en existe pourtant. Des noms qui chassent les bêtes sauvages ou éloignent de nous les loups. C'est ce qu'ils disent, si nous voulons bien les écouter. Mais nous n'en avons pas forcément le temps, ni l'envie. Ni les moyens. Nous n'avons pas tous fait du latin. Nous n'avons pas tous du goût pour les langues.

Peu importe. Ces noms apotropaïques nous protègent à notre insu. Ce sont nos anges gardiens. Ils le seront toute notre vie, et même dans la mort. Ils garderont notre tombeau et empêcheront le retour des fantômes.

De ces noms on peut dire qu'ils assurent notre protection. Mais vers qui détournent-ils les influences maléfiques ?

Je me rappelle ce rituel qu'on m'a raconté, en Tunisie. Comment on choisit un chemin dans la forêt, pas très passant, mais suffisamment emprunté pour qu'on tente l'expérience. De dresser, à l'abri des regards, une petite pyramide en assemblant tout ce qu'on trouve dans la forêt ou dans ses poches, de branches, écorces, feuilles, menue monnaie, et d'attendre, bien caché. Que quelqu'un passe et bouleverse en marchant, sans s'en rendre compte, votre petit édifice. Et vous délivre ainsi du mal. En l'emportant avec lui, loin, très loin de vous.

Quand on n'a pas de forêt sous la main, ni de chemin à offrir aux aventuriers du dimanche, c'est chose difficile.

Reste à attendre. Devant son écran. Le lecteur qui passera par là. Qui poussera jusque là. Jusqu'à lire cette page.

Apotropaïque
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20 janvier 2024 6 20 /01 /janvier /2024 07:54

Je ne parle pas des prochaines élections américaines, du match Trump-Biden qu'on nous annonce et dont dépend l'avenir du monde, mais de l'église Saint-Symphorien-de-Broue.

Dans ma tentative de dévoilement de la façade, je n'avais pas songé, en regardant les trente-deux personnages, qu'ils pouvaient représenter les Vieillards de l'Apocalypse.

D'abord je ne les voyais pas assis. Je ne voyais pas de trône dans le ciel. Ni les vingt-quatre trônes autour, ni les Vieillards ou Anciens censés les occuper. Ni les quatre Vivants.

Des ménestrels ou ménétriers menaient la danse, des anges musiciens mais ils ne jouaient pas de la harpe.

De cet instrument de musique à cordes, tenu par le manche, la caisse effilée de résonance appuyée sur l'épaule, je n'aurais pu dire si c'était une vièle plutôt qu’un rebec. Ne parvenant pas à choisir, j'ai opté pour le psaltérion. Obnubilé que j'étais par mes griffons-chérubins qui n'étaient peut-être rien d'autre que des volatiles. De vulgaires volatiles. Des leurres, comme ces canards flottants rencontrés en chemin, et qui sont là pour la chasse. Comme ces faux canards qui dansaient en rond, ces oiseaux accolés par le poitrail m'ont induit en erreur. Je me suis laissé prendre. Je n'y ai vu que des anges. Des trônes ou des chérubins.

Or, il faut le savoir (je ne l'ai su qu'après), les Trônes dont la mission consiste, on s'en souvient, à transporter au paradis le trône de Dieu, ou les Chérubins dont le rôle est, on se le rappelle aussi, de gardien du trône de Dieu et de protecteur, ne sont jamais représentés assis sur des trônes, ni couronnés.

De ces Vieillards n'apparaissaient ni les trônes ni les couronnes. Ni la barbe, si on leur en a fait une. De loin, je les trouvais bien hiératiques pour des danseurs. J'en concluais que le sculpteur nous entraînait dans une danse immobile, mais c'était ma propre fascination que je traduisais en mots.

Je m'étais arrêté sur l'instrument : sans grand succès. Peu importe au demeurant car cet instrument stylisé, tenu d’une manière inadéquate pour qu’on puisse en jouer, représentait avant tout un attribut des Vieillards, tout comme la coupe, s'il y en a une. La vièle renvoie aux harpes et la coupe à celles que tiennent les vingt-quatre Vieillards dans le récit de l’Apocalypse de Jean, au moment de l’apparition de l’Agneau. Les harpes sont destinées à chanter les louanges de Dieu, les coupes à parfums contiennent les prières des saints. Voilà ce que j'aurais dû voir et que je ne voyais pas.

L’ Agneau vient « prendre le livre dans la main droite de Celui qui siège sur le trône. Quand il l’eut pris, les quatre Vivants et les vingt-quatre Vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints ; ils chantaient un cantique nouveau… » (Apocalypse, 5-7, 8, 9).

J'aurais reconnu les Vieillards sous leurs couronnes d'or et dans leurs vêtements blancs, je me serais interrogé sur le nombre. En effet, les personnages de la dernière voussure (délimitée par une élégante archivolte de rinceaux ) étaient trente-deux, et non vingt-quatre.

À cette époque, me serais-je dit, on ne prend pas de libertés avec le texte, fût-il d'un Jean qui n'est pas celui de Patmos (mais qui est qui?), d'un genre pour le moins déroutant, ni avec les chiffres qui sont une vérité tout aussi intangible. Si le texte dit 24 Vieillards, il n'y a aucune raison d'en montrer 32.

Pourtant, ils sont bien 32. Là où L'Apocalypse de Jean en compte 24. Et 4 Vivants. Des Vivants dont l'Apocalypse nous dit (IV, 2-7) : « Le premier Vivant est comme un lion ; le deuxième Vivant est comme un jeune taureau ; le troisième Vivant a comme un visage d'homme ; le quatrième Vivant est comme un aigle en plein vol. » Ils symboliseraient les quatre évangélistes.

Ces 24 Vieillards ne sont pas des anges, c'est entendu, ni des Trônes ni des Chérubins.

Ce seraient donc des hommes. Mais lesquels ? L'identification de ces personnages est très discutée parmi les exégètes. Certains y voient des hommes rachetés, et plus spécialement des saints de l'Ancien Testament, les ancêtres des chrétiens dans la foi. D'autres qui ont une meilleure vue croient reconnaître les 12 tribus d'Israël et les 12 apôtres. Cela nous donne bien 24 Vieillards ou Anciens. Plus 4 Vivants. Même en ajoutant Celui qui a aussi son trône, et devant qui ils se prosternent, on n'arrive pas à 32.

Cela dit, il faut composer avec l'espace. S'il est restreint, le sculpteur réduira les personnages. S'il a trop de place, il en augmentera le nombre.

Est-ce la nécessité de meubler qui nous fait passer ici de 24 Vieillards à 32 ? Certainement. On a voulu suivre le nombre de claveaux.

Ici, il y en avait 32 à décorer. Et, je ne l'ignore pas, les bâtisseurs, sculpteurs et peintres médiévaux savent s'adapter. Ils se montrent, quand il le faut, très libres. Volontiers facétieux. Ils n'hésitent pas à jouer avec les codes.

Si l'arc a besoin de 32 pièces pour tenir, on rajoutera quelques pierres, quelques Vieillards et une Epona qui traînait par là. Sur elle on aurait pu bâtir cette église (comme on a fait à Thaims) : on a préféré l'installer en haut, avec son cheval. Et avec une autre pierre de même époque, de même facture. Plus grossière que les autres sculptures, mais le temps a fait son œuvre. Et il fallait les faire entrer dans la danse. Où elles ont tout de suite trouvé leur place. Près du sommet, légèrement à droite. De là, Epona continue à régner sur les eaux puisque la mer est à ses pieds, aujourd'hui le marais. Et le message ne s'en trouve pas modifié.

Qui s'adresse d'abord à ceux qui sont arrivés sur le parvis, et qui trouvent porte close. C'est une petite foule qui a tout son temps, qui n'est pas pressée de rentrer, cela tombe bien. Ils pourront lire ce que la façade de manière un peu confuse nous révèle. Et que je tente, non moins confusément, de déchiffrer.

 

Pour en savoir plus, on lira le livre de Jean-Paul Renoux et Sophie Goillot, L'EGLISE ROMANE DE LA GRIPPERIE SAINT-SYMPHORIEN (Le Passage des heures).

 

LES VIEILLARDS DE L'APOCALYPSE
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12 janvier 2024 5 12 /01 /janvier /2024 06:35

 

Oublions les vestiges sur lesquels elle est possiblement bâtie, le bas-relief dionysiaque au pressoir et la déesse Epona que l'on trouverait (comme à Thaims) si l'on regardait de plus près la façade et dans le blocage d'un mur, oublions les vignes qu'il y avait en bordure de l'ancien golfe des Santons, le sel qui en provenait, les voyageurs qui empruntaient la voie romaine et les cavaliers qui la gardaient, et regardons l'évaille.

 

L'égail c'est, avec son l mouillé, la rosée. Celle qu'on raballe, qu'on ramasse avec ses chaussures, ses bas de pantalon, quand on marche dans l'herbe le matin. Quand on se lève tôt, ou, plus fréquemment, qu'on ne sait où dormir.

On hésite un peu entre aigue et ève -entre oc et oïl-, puis on choisit. On opte pour l'évaille.

L'évaille, c'est le marais a bian, « à blanc », à nouveau sous les eaux, la crue tant redoutée. La mer retrouve ses anciens rivages.

 

C'est cela que regarde l'église, avec sa façade. Percée d'un large portail à trois voussures en plein cintre, surmonté d'une grande fenêtre que nous découvrirons à la fin. Juste avant le clocher, et de quitter La Gripperie-Saint-Symphorien. Où commence et s'achève notre randonnée. Où elle est censée s'achever.

 

 

La deuxième voussure est garnie de griffons accolés par le poitrail. De grypes, comme on les appelle aussi. Qui justifient par anticipation (c'est ce que je me dis a posteriori) le gentilé que recevront les habitants de Saint-Symphorien avec l'adjonction, en 1922, du hameau de La Gripperie : les Griphoriens et les Griphoriennes. Je pense, en comptant les griphons (il y en a exactement vingt-six), qu'ils goûtent l'ironie de la situation. Moi aussi, depuis le banc de pierre où j'ai posé mes fesses.

La Gripperie est situé au sommet d'une colline : nous y grimperons plutôt que de nous arrêter. Nous ne sommes pas arrivés, et c'est tant mieux.

En attendant, je me dis que la réforme des collectivités territoriales en a produit et en produira d'autres, des monstres. Ils n'auront rien à envier à cet hybride qui décore la deuxième voussure. Qui a le corps d'un aigle (tête, ailes, serres) et l'arrière d'un lion (abdomen, pattes, queue). Et des oreilles de cheval.

Cet animal fantastique se voit souvent associé à des héros ou à des dieux. Il accompagne Dionysos, tirant son char ou lui servant de monture. Ce qu'il fait aussi bien pour Apollon dont il garde les trésors.

Les griffons seront plus tard des Chérubins, les deuxièmes dans la hiérarchie des anges que la tradition de l’Église a établie dès les premiers siècles. D'où la deuxième voussure où on les voit maintenant. Après les Séraphins, et avant les Trônes. À partir des Trônes, les êtres célestes n’ont que deux ailes. Les neuf choeurs angéliques se divisent en trois groupes : Séraphins, Chérubins, Trônes; Dominations, Vertus, Puissances; Principauté, Archanges, Anges. Les Trônes ont pour mission de transporter au paradis le trône de Dieu.

Ici le griffon-Chérubin joue son rôle : de gardien du trône de Dieu et de protecteur. Quand l'homme n'est plus le gérant du paradis, ce sont les Chérubins que Dieu met à l'orient du jardin d'Éden, ils agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie. (Genèse 3, 24).

 

On verra près de la Fontaine miraculeuse un olivier. Dans un petit jardin où poussent la violette, fleur dont Hildegarde de Bingen (du XIIe siècle, comme l'église Saint-Symphorien) aimait la discrétion, la douceur, les vertus, et d'autres plantes de la même couleur.

 

Ajoutons que le griffon-Chérubin attaque des adversaires maléfiques comme les boucs, les dragons et les sirènes.

Si Mélusine, la fée bâtisseuse, a eu la méchante idée de construire tout près son château, trop près, elle risque fort de le retrouver détruit. Comme celui de Saint-Jean d'Angle, comme on le raconte aux enfants.

 

La grande archivolte du portail présente, sous un cordon circulaire, trente-deux personnages. Que l'on imagine (car on ne les voit jamais que d'en bas, et de loin, même en zoomant) debout, la plupart les bras levés, ils nous font face. Sauf les musiciens qui jouent d'un instrument ressemblant au violon : ils animent la scène.

Un mouvement se dessine, de gauche à droite, mais c'est à une drôle de danse que nos violoneux invitent. Si c'est bien un violon qu'ils tiennent, un archet que l'on voit.

La baguette est un peu grosse, et on n'est pas dans le Poitou au siècle dernier. Ce n'est pas du boudin qu'ils nous servent: les boudins de leur grand-mère. Ces boudins fricassés ne nous feront pas danser, ni la cornemuse. Le petit biniou, à un seul bourdon, dans quoi souffle un autre musicien, vers la droite, mais la pierre est tellement usée par le temps, rongée par les embruns, que ce n'est peut-être rien d'autre qu'une trompette ou un chalumeau.

S'agit-il de ménestrels ou ménétriers ? Qui avec les jongleurs nous entraîneraient dans une danse effrénée, quasi corybantique et nous conduiraient en enfer ? C'est peu probable. Les danseuses, si ce sont des femmes, ne ressemblent pas à des bacchantes. Il n'y a pas de Myriam, de Salomé parmi elles. Il n'y a que des orantes. Des femmes en prières. Mais ce sont aussi bien des hommes. Des orants qui nous regardent. Qui nous verraient passer, par ce portail, si nous pouvions entrer.

Or la porte est close. La voûte est en très mauvais état, et la commune n'a pas les moyens de rénover l'édifice. Jean-Michel Bénier a donc décidé d'y réaliser une fresque afin de susciter les dons. Une fresque représentant les habitants du village. Les griphoriens et les griphoriennes se reconnaîtront.

Car ce sont de véritables portraits, non des images symboliques comme celles qui décorent la façade.

S'agit-il de défunts ? De défunts représentés en orants, dans le paradis ou dans un état intermédiaire, dans l'attente de la béatitude et priant pour leur salut. Des âmes du Purgatoire, sollicitant nos suffrages, mais je crois qu'il n'est pas inventé. Qu'il nous faut attendre. Sur ce parvis dont je me rappelle, sur mon banc de pierre, qu'il n'est pas si éloigné qu'il y paraît du paradis. On pouvait même les confondre. Quand on se retrouvait sur cette «  place située devant la façade de l'église »,  devant ceux qui se rappellent la Passion du Seigneur en priant debout les bras levés, les paumes ouvertes vers l'extérieur, afin de recevoir Dieu. Croire que l'on était arrivé.

Or ce n'est pas le cas. La porte est par bonheur fermée, et nous ne sommes pas des paralytiques, même si nous nous dirigeons vers la Fontaine. Qui chaque 22 août (autrement dit à la saint Symphorien) se mettait à bouillonner à minuit, selon la légende. Nous ne sommes pas des pèlerins, nous ne cherchons pas miracle. Nous faisons seulement marcher nos jambes. C'est ainsi que nous guéririons nos rhumatismes, si nous en avions.

Les treize kilomètres en bordure de l'ancien golfe des Santons ne nous ont pas épuisés. Nous étions, comme la cigogne ou la Cistude d'Europe (la fancharde, comme on appelle ici cette espèce de tortue), dans notre élément. Et nous voyions loin, bien au-delà des marais de Brouage. Les dunes de la Côte Sauvage et la forêt de la Coubre. Le phare était trop à gauche, mais le clocher de Marennes faisait un amer, pour ceux qui craignaient un naufrage en pleine terre. Et la tour de Broue vers laquelle nous progressions depuis Saint-Jean d'Angle.

Nos jambes nous porteront encore. Elles nous conduiront bien au Peu, situé juste au-dessus, puis à L'Ornut par où nous reviendrons. Deux ou trois kilomètres de plus, qu'est-ce que cela peut faire ? Nous ne sommes pas pressés de rentrer. De rejoindre la foule des défunts. Ou la petite troupe des bienheureux.

Même si les ménétriers qui sont plutôt des anges musiciens nous appellent, avec leur psaltérion. Même si c'est déjà musique céleste, qu'ils nous jouent.

Du psaltérion, je ne saurais dire la forme qu'il a ici. Ce devait être, à l'époque où l'on a bâti cette église et sculpté ce portail, « une caisse plate, percée de une à quatre ouïes en rosace, et formant comme un trapèze, dont les côtés ne montaient pas obliquement en droite ligne, mais étaient plus ou moins cintrés. Le musicien tenait l'instrument plaqué contre sa poitrine et en jouait en pinçant les cordes avec le doigt ou un plectre. Souvent, ce plectre était tout simplement la tige centrale d'une plume. » (Dulcibric-à- brac, CANALBLOG, 18 décembre 2018)

Quel son rendait-il ? À cette question j'aurais tendance à répondre, parce que je viens des Vosges, et que j'ai encore celui de l'épinette dans la tête, un son grêle. Mais moins pinchard : moins haut perché et moins pleurnichard. Autrement dit plus léger, plus délicat. Éthéré. Car c'est musique céleste, comme celle que nous joueront les anges quand nous les aurons rejoints au paradis.

Mais avant, il nous faudra psalmodier des psaumes, beaucoup de psaumes, et c'est à cela que sert le psaltérion ; à cela qu'il nous invite, depuis la façade.

Si les musiciens animent la scène avec cet instrument, la musique qu'ils produisent parle à l'âme et non plus au corps. Elle éloigne le diable qui nous induit en tentation, qui voudrait nous soumettre. Le malin plaisir, c'est lui qui le prend, avec son violon. Le psaltérion nous délivrera de la chère, de la chair, de tous nos péchés. L'esprit saint désormais nous parle. Il nous dit, comme à ceux que l'on voit rassemblés sur la façade : « Fils d’Homme, tiens-toi debout sur tes pieds, je vais te parler.» C'est la voix de Dieu qu'entend le prophète Ezéchiel. « À cette parole, l’Esprit vint en moi et me fit tenir debout » (Ez 2, 3). L'orant est mis debout, littéralement «ressuscité» par la prière qui le fait se tendre vers le ciel. Il prie les mains levées. Mais sans ostentation. Car, ainsi que le suggère Tertullien dans son manuel de prière (De oratione), «il convient d’élever les mains, mais modérément et avec humilité.»

 

 

Cela ne nous dit pas ce que sont ces trente-deux personnages.

Bienheureux intercédant pour les vivants ?

Symboles de l'âme jouissant du salut ou figure de la prière en général, voire même de l'église ?

Rappelons au passage (ce portail est un passage, même s'il est fermé) que le mot église vient du grec ekklêsia, qui signifie « assemblée ».

La nôtre aujourd'hui se compose de dix personnes. Qui ont bien marché, et qui n'ont nulle envie d'arrêter.

Il reste des arabesques. Et tant de choses à lire.

À commencer par la notice que l'on trouve dans la base Mérimée et dont voici la fin:   

« La haute fenêtre du premier étage comprend deux voussures très fouillées. L'une reproduit le motif des Vertus et des Vices.

Le clocher est de forme circulaire, cas unique en Charente-Maritime. Sur l'ancienne souche carrée a été édifiée une tour ronde coiffée d'une toiture conique. Huit demi-colonnes terminées en pointe garnissent son pourtour, percé de quatre fenêtres cintrées sans ornements. »

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5 janvier 2024 5 05 /01 /janvier /2024 13:30

 

Un nom de lieu, fût-il des Cinque Terre, ne fait pas habiter. Il ne condamne pas non plus à l'errance. Vernazza avait ses chantiers à La Rochelle où il était venu chercher le soleil, après Rouen. Quand il était arrivé, il avait dit : « Là on est bien. » L'aventure rochelaise, commencée entre les deux guerres, avec les périssoires qu'il construisait, et poursuivie de monotype en monotype, s'arrêta en 1961. Des chantiers qui occupaient l'actuel parking Saint-Jean d'Acre, il n'y a plus de traces. Que des noms rencontrés, comme celui de Vernazza, dans mes navigations (sur Internet). Ce sont mes îles.

 

Je n'ai pas connu l'odeur du coaltar. Ni a fortiori celle des coques rivetées. Des chalutiers à vapeur. Je verrais le trèfle à quatre feuilles rouge peint sur la cheminée, je ne saurais dire de quel armement il était l'emblème.

 

Heureusement, il se trouvera toujours des natifs pour m'apprendre que l'armateur s'appelait Oscar Dahl, que ce Norvégien arrivé sans un sou à La Rochelle en 1895 y épousa la fille du directeur de la Banque de France, acheta après son mariage deux cargos, fonda en 1904 les Pêcheries de l'Atlantique, et se retrouva, avec ses 15 chalutiers qui tous portaient le nom d'un phare, avec sa flotte de camions, ses magasins, ses usines, à la tête d'un petit empire industriel où toutes les activités étaient intégrées, depuis la production jusqu’à la distribution.

Oscar Dahl a inspiré à Georges Simenon le personnage d’Oscar Donadieu, l’armateur, dans son roman Le Testament Donadieu (1937). C’est l’histoire d’une réussite qui a fortement marqué la pêche rochelaise entre les deux guerres. Celle aussi, très détaillée, de la désagrégation d'une famille après la mort du chef. La Rochelle que Simenon découvre en 1927 y est très présente :

« La ville ce matin-là, ressemblait au La Rochelle de certaines gravures anciennes de Mme Brun. La marée était basse, le bassin presque vide de son eau. Les barques de pêche s’étaient peu à peu couchées dans la vase qu’on voyait, épaisse, sillonnée de minces ruisseaux…

[…] Dans le port, l’eau sentait plus fort, les bateaux se soulevaient davantage au rythme de la marée, les poulies grinçaient et tous les petits bistrots d’alentour étaient saturés de l’odeur du rhum chaud et de la laine mouillée. » 

D'aucuns s'interrogent sur l'origine de sa fortune, se demandent si Oscar Dahl la doit uniquement à ses qualités, ou si sa belle famille l'a aidé. Peu m'importe. De cette success story je ne veux retenir que cela : cette Thérèse Billotte qu'il épousa était aussi la petite-fille du peintre et écrivain Eugène Fromentin.

Et ses chalutiers s'appelaient Antioche, Chanchardon, Chassiron, Groin-du-Cou, Hourtin, La Banche, La Coubre, Lavardin, Les Baleines, Les Barges, Les Îlates, Pen Fret, Pen Men, Rochebonne, Shamrock.

 

Je suis arrivé à La Rochelle quinze ans après Le Bateau d'Émile (également connu sous le titre Le Homard flambé), le film de Denys de La Patellière adapté de la nouvelle de Georges Simenon et sorti en 1962. Annie Girardot et Lino Ventura ne nous ont pas vraiment quittés : ils nous regardent à l'entrée du Dragon. Qui chaque année depuis 1973, au début du mois de juillet et pendant dix jours, accueille, comme La Coursive avec ses trois salles de projection, le Festival La Rochelle Cinéma.

 

J'ai débarqué une vingtaine d'années avant que la pêche ne quitte le Bassin des Chalutiers pour Chef-de-Baie. L'âge d'or était derrière nous. Mitraillette vendait ses dernières sardines sur le port. Des « sans sel ». Avec cette chanson, pour attirer le chaland : « Fricasse...Fricassée...Le beau sans sel là mesdames...» Elle sera à jamais derrière son étal. Place des Petits-Bancs, au pied de la Grosse Horloge. Devant le Monument élevé à E. Fromentin Peintre et écrivain distingué de l'Algérie. Une colonne surmontée d'un buste en bronze représentant le peintre orientaliste salué par une fantasia, un cheval dressé et ruant avec son cavalier coiffé d'un turban et armé d'un fusil aujourd'hui brisé. Le tout en bronze, comme les lauriers et les livres qui rappelleraient, s'ils n'étaient pas cachés par les vélos, que Fromentin fut aussi écrivain.

 

Extrait de Ma Rochelle, livre à paraître en mars 2024 aux éditions du Ruisseau.

E la nave va
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3 janvier 2024 3 03 /01 /janvier /2024 10:15

 

Jusqu'à ce matin, je ne m'étais jamais interrogé sur l'orthographe du mot, ni sur son sens. Je me réveillais dans le coltard. C'est ainsi que j'aurais écrit, si j'avais eu à le décrire, cet état quasi comateux qu'on connaît tous les lendemains de fêtes, cette difficulté à retrouver ses esprits et surtout à reprendre. Son travail ou simplement le cours de sa vie. Surtout quand l'actualité ne nous y aide pas, avec ses guerres, ses catastrophes. L'envie est grande de se rendormir, mais la mauvaise conscience nous en empêche. Alors on somnole sous une autre forme, on feuillette machinalement son smartphone, on consulte sa page, on retrouve son groupe, des rues photographiées au petit matin, sans un chat, pour montrer ce qu'est devenu ce port de pêche, comment il a été vidé de sa substance par un maire écolo qui a déclaré la guerre aux bagnoles et livré sa ville aux touristes. Pour le plus grand malheur des natifs. Qui multiplient les photos d'avant. De la belle époque des chalutiers et des cinq-mâts à vapeur. Des chantiers de construction de la marine là où il y a maintenant un parking. Des horodateurs. Ils se souviennent. L'une «des marins qui réparaient leurs filets plombés de grosses boules de verre que les rayons du soleil faisaient briller », « des Bretonnes vêtues de noir et blanc avec des coiffes magnifiques qui étaient assises sur des petits sièges et réalisaient des trésors de napperons. » Un autre « de l'odeur du coaltar ».

C'est sur cette odeur que je me suis réveillé. Ce mot qui m'a réveillé. Un mot que je n'aurais jamais écrit comme ça. Et dont je continuerais à ignorer le sens -le sens premier-, si je ne l'avais pas découvert ce matin. Je n'aurais pas hésité. Entre plusieurs orthographes, ni entre des synonymes. J'aurais tout de suite écarté le brouillard, et les vapes, trop aériens. J'avais la tête bien trop lourde, et un peu mal aux cheveux. Le cirage est aussi une matière noire, mais peut-être pas assez visqueuse. Et son odeur est loin d'être désagréable. Qui est à peu près celle de la cire et respire la propreté. Alors que la vaisselle s'entasse dans l'évier, et qu'un grand ménage s'impose. Or on a la flemme. Et le moral dans les chaussettes. Bref, on est dans le coaltar. Un mot que j'aurais écrit coltard sans me demander. Que j'aurais enfilé comme un costard si mon travail l'exigeait. Que j'aurais pu écrire colletard, si le réveillon avait mal tourné, si j'avais dû me colleter avec des amis éméchés ou des collègues au bureau, ou simplement à la difficulté de vivre. Je n'aurais pas songé un instant à ce « goudron de houille » qui servait à colmater les bateaux. Et dont l'odeur, rencontrée par hasard ce matin, ne lève aucun souvenir.

 

 

Les Couleurs des Charentes en 1916 -1920  , Les Éditions du Ruisseau, octobre 2023.  Chantiers de construction de la marine -A24779 , La Rochelle, 1920, autochrome de Fernand Cuville. © Crédit photo : Fernand Cuville/Musée Albert Kahn

Les Couleurs des Charentes en 1916 -1920 , Les Éditions du Ruisseau, octobre 2023. Chantiers de construction de la marine -A24779 , La Rochelle, 1920, autochrome de Fernand Cuville. © Crédit photo : Fernand Cuville/Musée Albert Kahn

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27 novembre 2023 1 27 /11 /novembre /2023 10:19
Lanternons un peu

C'est cela qui accrochait mon regard. À quoi je me raccrochais. Les palmiers devant les maisons. Ils berçaient doucement leur palme et me délivraient de ma prison. De cette prison sans barreaux, sans murs que je transportais dans ma tête.

 

Et aussi la pierre blanche dont on fait ici les longères. Et surtout la tuile, la tuile canal ou tige de botte. Celle qui avait déserté nos toits en Lorraine, dans cette Lorraine qu'elle faisait un peu italienne et où elle avait disparu. Remplacée par de la tuile mécanique, par cette sinistre gaufre, bien trop rouge au milieu des mirabelliers. Qui ne seraient jamais des oliviers. Jamais plus.

 

L'Italie, je n'avais pas besoin de gratter la terre pour la retrouver. Les tuiles n'étaient pas au fond du jardin, rangées comme des livres sur les rayons d'une bibliothèque, mais sur les toits.

 

Elle était aussi dans ces arcades qui sont partout à La Rochelle, et particulièrement rue du Minage. Où je me croyais et me crois plus que jamais à Vicenza. Dont je garde le souvenir. Celui de son magnifique Teatro Olimpico. Et cette question : habiterais-je un rêve ? La Rochelle serait-elle un décor de théatre ? Ma ville -cette île du désert- un mirage ?

 

Pour le dépaysement, il y a encore la Médiathèque. Des heures à jouir du spectacle. Des deux tours qui sont trois, avec la Tour de la Lanterne. À imaginer dans sa tour le Désarmeur des nefs, ou à se prendre pour lui. En regardant, bien calé dans son fauteuil, les bateaux qui rentrent au port, ou en sortent.

 

Ou en lisant Élien, son Histoire Variée, en s'arrêtant à la page 62:

« 25. Thrasyllos du dème d'Aixoné fut atteint d'une folie bizarre et nouvelle. Ayant quitté la ville, il descendit au Pirée et y élut domicile ; il considérait que tous les bateaux qui venaient y aborder lui appartenaient. Il les enregistrait, les renvoyait et se réjouissait à l'extrême lorsqu'ils entraient dans le port sains et saufs. Il vécut longtemps avec cette maladie. Revenu de Sicile, son frère lui procura un médecin pour le soigner, et ce fut ainsi que sa maladie cessa. Il se souvenait néanmoins souvent de sa vie de fou et disait qu'il n'avait jamais été aussi heureux que lorsque les bateaux rentraient sains et saufs. Pourtant, ils ne lui appartenaient pas. » (1)

 

La folie de Thrasyllos fut la mienne, je l'avoue, mais je n'ai pas vécu longtemps avec cette maladie. Et je n'ai pas consulté un médecin. Néanmoins, je me souviens moi aussi de ma vie de fou, souvent, chaque fois que je m'installe dans un fauteuil de la Médiathèque, je me dis (ce que tout le monde se dit devant un tel spectacle) que je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque les bateaux rentraient sains et saufs.

 

Je les voyais rentrer au port. J'arrivais avec eux. À la fin du Moyen Âge où, pour qu'elle soit visible de loin, une flèche gothique est construite sur la tour d’origine : la tour devient alors un amer, un point de repère pour les bateaux. Une lanterne de pierre est ajoutée, et la voilà transformée en phare. C'est ainsi qu'elle se retrouve à l'entrée du port de Lanternois. Dans le Cinquième livre (1564).

La Tour de la Lanterne est un phare, connu de Rabelais et reconnu par Pantagruel:

« Sus l'instant entrasmes au port de Lanternois. La sus une haute tour recongnut Pantagruel la lanterne de la Rochelle, laquelle nous fist bonne clarté. Vismes aussi la lanterne de Pharos, de Nauplion, et d' Acropolis en Athenes sacree à Pallas. Pres le port, est un petit village, habité par les Lychnobiens: qui sont peuples vivans de lanternes, comme en nos païs les freres briffaux vivent de Nonnains, gens de bien et studieux. Demosthenes y avoit jadis lanterné. » (2)

 

Son capitaine contrôle et désarme les navires qui entrent dans le port. Il est appelé le Désarmeur des nefs. Lui seul a le droit d'y vivre.

Puis la Marine Royale transforme la Tour de la Lanterne en prison pour les corsaires.

Au XIXème siècle, elle devient une prison militaire. Voilà pourquoi les graffitis sont si nombreux. Ils sont plus de 600, gravés dans les murs et sur les sols par les détenus.

 

Tout cela est connu. Mais les Lychnobiens qui habitent près du port, qui sont-ils ? Et où se trouve leur petit village ? Est-ce un village réel, ou une utopie, comme l'Abbaye de Thélème ?

Ne perdons pas notre temps à le chercher sur une carte. Et ne faisons surtout pas lanterner notre lecteur. Ne le perdons pas, en semant les difficultés, en multipliant les énigmes.

Ce village serait en réalité le petit cénacle d'intellectuels poitevins que fréquenta Rabelais lors de ses années de moinage dans le Poitou, à Fontenay-le-Comte et à Fontaine-le-Comte. Quant au nom, il l'emprunte à Érasme qui, dans un adage (« Lychnobii », IV, IV, 51), désigne ceux qui vivent à la lueur des lampes.

Voilà qui éclairera, j'espère, notre lanterne. Et nous guidera, dans notre visite de la ville. Et de cette tour, à l'entrée du port, plus que jamais phare et amer.

Rabelais procède par allusions. Nous découvrons avec lui la singularité de la relation épistolaire qui est, surtout à cette époque, dialogue avec l'absent. Ou, pour parler comme Érasme, « une conversation silencieuse entre amis éloignés ».

À l’heure où Rabelais n’était encore qu’un humble « Lychnobien », l'ami à qui il écrivait s'appelait Lamy. Et « c'est bien la Lanterne de Lamy qui fit sortir de l’ombre le jeune moine. » (3)

En mars 1522, Rabelais entre au port de Lanternois, c'est-à-dire dans la République des Lettres : il devient à son tour l’un des correspondants, triés sur le volet, du grand Budé. De même que Lamy a profité de la lumière budéenne, de même son ami sort de l’ombre avec l'étiquette franciscaine.

Au-delà de l'affinité élective, ce qui frappe dans cette correspondance entre lettrés, c'est l’insistance sur les vertus de l’étude solitaire, du retrait et de l’éloignement, la volonté de réduire cette distance, et surtout l'illusion d'une présence.

 

 

  1. Élien, Histoire variée, Les Belles Lettres, coll. La Roue à Livres, 1991.

  2. François Rabelais, Le Cinquième livre, (1564), Chap. XXXII, Comment nous descendismes au port des Lichnobiens, et entrasmes en Lanternois.

  3. Romain Menini, Lettre d’un homme obscur. Rabelais à la lumière de la correspondance de Guillaume Budé. Arts et Savoirs.

 

 

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19 novembre 2023 7 19 /11 /novembre /2023 10:47

Dans les Hautes-Vosges, la goutte -la gotte en patois- est un petit ruisseau qui coule quasiment goutte à goutte. La goutte désigne aussi la petite source à l’origine du ruissellement dans le vallon.

Et qui peut le noyer, quand la fonte des neiges le fait redondant. Comme on le voit avec La Goutte du Grand Rupt des Eaux. Dans le haut vallon du Grand Ventron.

Les Courtes Gouttes ne sont pas moins surprenantes, qui passent, l'espace d'un orage, de gentil pléonasme au paradoxe le plus furieux. Qui vont, non seulement contre le sens qu'on a vu au début, et qu'elles avaient au départ, de ruisselet et même de filet d'eau, mais aussi contre le sens commun. Quand Les Belles Gouttes deviennent, en quelques heures, Les Grandes Gouttes, La Grande Goutte (dans le vallon de la Morte!), un fleuve qui déborde, un torrent qui emporte tout.

Quand Les Claires Gouttes deviennent noires.

Le toponyme Noiregoutte ou Noirgoutte annonce la couleur (on sait depuis Soulages, grâce à lui, que le noir est une couleur, que c'est « toutes les couleurs »). Plus clairement que ne le fait le Styx quand on le rencontre sur sa route. En roulant vers Solo où l'on a rendez-vous pour manger, mais nous ne savons pas ce qui nous attend. Quel plat de cèpes, pour accompagner le chevreau. Quelles girolles confites au dessert. Nous savons seulement que nous n'avons pas beaucoup de temps, que nous sommes attendus.

Si nous voulons voir le Styx, c'est maintenant ou jamais. Il ne faut pas tergiverser, ni lambiner. Ni s'arrêter pour prendre en photo un cyclamen en fleur. Ni chercher sur son portable le nom qu'on lui donne. Chercher à savoir où il se situe, entre le cyclamen de Naples, à feuilles de lierre et le cyclamen africanum.

Le cyclamen de Naples qui fait de mon jardin à Saint-Romans, dès les premiers jours de septembre, un petit paradis. Et le cyclamen africanum qu'il y avait en Tunisie, dans la forêt, au bord d'un petit ruisseau qu'on n'appelait pas goutte, évidemment, mais Ain. Comme Ain Draham où j'habitais. Littéralement « la fontaine d'argent ». Ain, en arabe, c'est « la source ». Et « l'oeil ».

Mais ne faisons pas comme l'Alphée qui passait pour couler en remontant vers sa source. Que l'on retrouve dans le beau livre de Roger Caillois, auquel il donne son titre : Le Fleuve Alphée. Un fleuve que l'on voit dès le Prélude « sortant de la mer et redevenant rivière ». Car c'est lui qui coule à l'envers, et non le Styx, comme le laisse entendre Dan Simmons avec son recueil de nouvelles.

La source du Styx est située dans le massif du Chelmós, au nord de l'Arcadie antique, actuellement dans le district régional d'Achaïe. Un plateau couvert de forêts et de pâturages, entouré de hautes montagnes. Son sol calcaire est percé de cavernes, et traversé par de nombreuses rivières, dont l' Alphée.

Mais revenons à notre cataracte, à cette source dont l’eau se précipite du haut d’une falaise abrupte, glissant le long d’une paroi verticale haute de 200 mètres.

Ce que j'en ai vu, c'est un mince filet argenté qui se transforme, dans sa chute, en une pluie de gouttelettes. Le Styx, quand il ne s'évapore pas sous vos yeux, est un goutte à goutte qui, sans justifier totalement sa terrible réputation, ressemble un peu aux enfers d'où il semble remonter, et jaillir, pour le seul plaisir de vous décevoir. Ce n'est pas le visage attendu, dont cette sueur découle. Ni la conséquence espérée. Car c'est une eau claire dans quoi l'on trempe ses pieds. Malgré le nom qu'on lui donne ici (de Mavronéri, « eau noire »), et bien que jamais elle ne rebondisse de roche en roche en bouillonnant comme le ferait, comme devrait le faire une vraie cascade.

Il faut se méfier des petits ruisseaux. Voyez Creusegoutte, Parfongoutte, Ils se révèlent profonds, pour ceux qui tombent dedans. Ou qu'on y jette. Pour le gamin qui ne voulait pas finir sa soupe, qui s'empressait de quitter la table quand le téléphone sonnait. Quand la voix résonnait, avant même qu'on ait décroché. Pour lui c'est une Peute Goutte : vilaine, mauvaise. Comme est méchant le Peut Homme dont on le menaçait. Le Peut Homme vous emporte dans sa hotte, ou dans sa gotte, si vous n'obéissez pas assez.

Plus étonnants, La Goutte Derrière, L'envergoutte (que l'on rencontre dans le vallon de la Goulle), La Goutte de l'Envers. Une des gouttes alimentant le ruisseau des Charbonniers. Au pied du col des Charbonniers. Qui fut pendant des siècles le seul lieu de passage pour les charbonniers vosgiens de la vallée du même nom qui transportaient leur charbon de bois vers les forges d’Oberbruck et de Masevaux en Alsace.

Plus surprenant encore, L'Envers des Gouttes. Qu'on signale dans la vallée du Bouchot et que j'ai rencontré pour ma part sur les hauts de La Bresse et de Cornimont, vers le col de Menufosse, pas très loin de l'abri.

C'est écrit en toutes lettres. En toutes lettres énormes, même si certaines avec le temps vacillent. Menacent de tomber. C'est quand même lisible. Parfaitement lisible. Un nain facétieux n'est pas passé par là. Il ne joue pas avec les pancartes. Il ne prend pas plaisir à nous égarer. Nous sommes dans la bonne direction. Sur la bonne route. Chemin de L'Envers des Gouttes.

De l'autre côté, mais de quoi ? Et où ? On a beau regarder dessous, autour, on ne voit goutte. Il n'y a rien devant, ni a fortiori derrière. Pas d'arrière-pays. C'est ce qu'on se dit, ce qu'il faut se dire pour circuler. Il ne faut pas s'arrêter au premier toponyme, se demander ce qu'il veut dire. Ce qu'il cherche à nous dire. Il ne faut pas chercher. C'est à cette condition qu'il apparaît. Ce beau cèpe de Bordeaux (Boletus edulis) dans les myrtilliers. Ce gros pied, ce tonton, ce polonais comme on l'appelait dans mon enfance. Comme on ne l'appelle plus. Il n'a pas besoin de notre magie pour apparaître. Pour garnir à lui seul notre panier en osier. Un panier que nous n'avons pas, et c'est heureux. Il ne serait pas rentré dedans. Il est tellement gros. Et tellement beau. Trop beau pour être vrai. Pourtant il est là. Intact. Pas attaqué par les limaces. Pas du tout véreux. Quand on le débarrasse de son foin, il ne bleuit pas au toucher. Ce n'est pas un faux. Ni un vieux tonton. Sa chair est ferme, d'un blanc immaculé. Son odeur est celle, équanime, de la farine fraîchement moulue. Et du cerfeuil. Un miracle. Pour lequel nous n'aurons pas de mots ni de récipients assez grands.

Voilà L'Envers des Gouttes. Ce qui surgit quand on ne s'y attend pas. Où l'on s' y attend le moins. Ce qui apparaît derrière les brimbelliers, dessous. Des brimbelliers redevenus myrtilliers, depuis qu'on ne cueille plus. Non parce que la terre est basse, et qu'on a du mal à se baisser, mais à cause de l'échinococcose.

Chemin de L'Envers des Gouttes
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9 novembre 2023 4 09 /11 /novembre /2023 11:10

 

Cas d'animaux amoureux d'humains

 

Il y a des chiens chez Élien, il y en a beaucoup. Dans son Histoire variée comme dans La Personnalité des animaux. Car ses animaux en ont une. Ce ne sont pas des machines. On les voit raisonneurs, usant du syllogisme. Et dans les Cas d'animaux amoureux d'humains.

« J'apprends qu'un chien fut amoureux de Glauké, la citharède. Certains prétendent qu'il s'agissait d'un bélier et non d'un chien ; d'autres parlent d'une oie. Un chien encore, à Soles, en Cilicie, fut amoureux d'un adolescent du nom de Xénophôn. À Sparte, c'est un choucas qu'un autre jeune homme, au printemps de sa vie, rendit malade d'amour par sa beauté. »

Élien, La Personnalité des animaux, Livre I, [6], Les Belles Lettres, 2019.

 

Les chiens indiens

 

Les chiens d'Inde, dont Aristote dit (selon Élien) qu'ils sont le produit « à la troisième génération » du tigre et d'une chienne, ont une très grande force, un caractère très fougueux, et sont les plus grands chiens du monde. Ils dédaignent tous les animaux sauf les lions avec qui on les voit -on les fait- combattre.

Dans ces combats, le chien a presque toujours le dessous. Mais il arrive qu'il ait le dessus, « tant est grande la ténacité avec laquelle le chien s'accroche à lui quand il le mord. Et si l'on s'approche du chien et qu'on lui coupe une patte avec un couteau, celui-ci, malgré la douleur, ne desserre pas un instant son étreinte et, malgré sa patte coupée, c'est seulement lorsqu'il est sans vie qu'il desserre les dents et tombe inerte, contraint par la mort à lâcher prise. »

Élien, La Personnalité des animaux, Livre IV 19, Vigueur du chien indien, Les Belles Lettres, 2019.

 

Valeur des hybrides de chienne et de tigre

 

Même morts, certains ne lâchent pas prise. On a beau leur couper la queue, les pattes, les quatre, l'une après l'autre, détacher de leur tête le reste de leur corps, leurs dents qui restent accrochées là où ils les avaient plantées offrent le spectacle d'un grand courage. D'une formidable ténacité. 

Photo Catherine Raybaut

Photo Catherine Raybaut

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8 novembre 2023 3 08 /11 /novembre /2023 09:07

 

Des fourmis presque aussi grosses que les chiens et un peu plus que les renards

 

 

C'est vrai puisqu'il le dit. Dans son Histoire vraie. Il y avait bien dans cette formidable armée qu'il passait en revue des fourmis. Des fourmis qui n'avaient rien à envier aux Myrmidons d'Homère, aux chevaux de l'Iliade. Des fourmis presque aussi grosses que les chiens et un peu plus que les renards. Des bêtes soi-disant chétives et en réalité énormes, et ailées, et volant au combat. Des montures combattant aussi bien que leur cavalier, spécialement avec leurs antennes.

À ceux qui crient au grossissement épique, Lucien (de Samosate) répond que ce n'est pas une fable, qu'il n'a rien inventé, que ces Hippomyrmèques existent. Hérodote l'a dit: cette « fourmi-cheval » vit dans le désert et dans le sable. Hérodote d'Halicarnasse, le père de l'histoire. Il y a pire comme mytho.

 

 

 

Gland-chien

 

 

On trouve aussi, chez Lucien et dans le même défilé, cinq mille Cynobalanes (littéralement « gland-chien ») envoyés par les habitants de Sirius. « C'étaient, nous dit l'Histoire vraie, des hommes à face de chien qui combattaient sur des glands ailés. »

 

Cela pour répondre à celui qui s'inquiète au premier coup de vent, qui me bombarde de questions dès que l'automne arrive :

Les glands sont-ils toxiques pour mon chien ?

Quels sont les symptômes d’une intoxication par des glands chez le chien ?

Comment prévenir l’intoxication par les glands ?

Quel traitement en cas d’intoxication par des glands ?

 

 

 

Des monstres à tête de chien

 

 

Il y a des ânes cornus, des monstres à tête de chien, d'autres sans tête et ayant les yeux à la poitrine.

Si vous ne me croyez pas, demandez à Hérodote. Il vous les montrera.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Histoire vraie
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