"Mon adresse jurassique , lui dis-je dans ma réponse, dans la réponse à son mail d'adieu, ou plutôt d'au revoir, qu'entendez-vous par là?"
Ce que je vois, moi, dans la question de cet ami perdu de vue depuis presque quinze hivers et retrouvé par hasard il y a à peine un mois sur Facebook, dans la demande qu'il m'adresse au moment de quitter Facebook, ce monde virtuel qu'il juge oppressant (un autre ami y voit en ce moment la forme moderne de l'ivrognerie), ce que je vois, c'est l'erreur.
Non sur la personne, c'est bien à moi qu'il envoie son adresse en Italie et ses numéros de téléphones. Et c'est bien mon "adresse jurassique" qu'il me demande, à moi et à personne d'autre qu'il la demande. J'ai beau chercher qui il cherche, si c'est bien moi qu'il vise ou l'autre caché derrière, l'autre qui vit chez moi, qui parle pour moi. L'autre qui répond à mon éditeur quand celui-ci m'interroge. L'autre qui, non seulement parle à ma place, mais aussi s'écoute parler. Se regarde parler dans le grand miroir de la salle à manger. Au point qu'on ne sait plus qui est l'un, qui est l'hôte. Qui est l'amphitryon. Qui est cet amphitryon qui me reçoit chez moi. Me régale de ses bons mots. De ses grands crus. De son Massique et de son Falerne. Qui diable parle par ma bouche. Si c'est le diable qui parle par ma bouche. Le diable, quand il parle, c'est en latin qu'il parle. Le latin est la langue du diable. La langue de l'ultragauche. D'aucuns diront que c'est la même chose, qui veulent diaboliser tout ce qui conteste le système et le gouvernement en place. Pourtant, ce n'est pas pareil. Le diable, quand il parle latin, c'est en le farcissant de mots italiens ou espagnols, pour contrefaire la langue de l'Eglise. Tandis que ceux qui ne se réclament pas de la mouvance libertaire ou autonome, qui en d'autres temps auraient fait d'excellents moines-soldats ou le Petit Séminaire, ceux-là, même quand ils taguent le Baptistère Saint-Jean, c'est dans un latin impeccable. Qu'on en juge.
C'est le latin que parlait Maternus quand il saccageait Poitiers avec sa troupe de paysans ruinés et de déserteurs. Avec ses misérables. Cela, tout le
monde le sait. Tout le monde a lu Hugo ou a vu son nom au générique.
Mon ami italien parle de même. Sans la moindre faute. Et avec un vocabulaire des plus riches. Il parle comme un dictionnaire. Me rappelant (aujourd'hui que je l'évoque) que c'est avec son fameux Gaffiot que le vieux Félix a pu se payer sa cave.
Non, j'ai beau me retourner, je ne vois personne. S'il y a erreur, et il y a manifestement erreur, il faut la chercher ailleurs.
Mon ami ne peut pas confondre le Jura et les Vosges. Il connaît trop bien la France, ses régions, ses terroirs. Son amour du latin, je le répète, n'a d'égal que sa passion du vin.
Même si nous nous sommes un peu éloignés ces derniers temps, il sait que je suis né dans les Vosges, mais que je n'y habite plus depuis des lustres.
Les Helvètes avaient le projet de s'établir dans l'actuelle Saintonge. César qui guettait ce prétexte les en a empêchés et a conquis la Gaule.
Moi j'ai quitté sans problèmes ni trop de regrets les Vosges (et non le Jura) et personne ne m'a barré la route ni interdit de m'installer à La Rochelle. Et puis, cet ami d'Italie ne peut pas l'ignorer, l'Aunis n'est pas la Saintonge.
Ce n'est pas non plus une erreur de traduction. L'ami maîtrise parfaitement les deux langues, l'italien et le français. Sans parler du latin qu'il cause comme personne et auquel j'ai un peu de mal à répondre quand nous bavardons sur Facebook. Je n'ai pas son aisance, je n'ai pas le rythme, le temps que je cherche mes mots, que je vérifie dans le dictionnaire, dans ma grammaire la correction de ma phrase, l'autre à l'autre bout est parti pisser, ou se servir un verre, ou fatigué d'attendre il a mis fin à la conversation.
Non, ce n'est pas davantage une erreur de traduction. Comme celle que nous avons relevée ensemble à Vigevano, dont nous avons ri ensemble, quand cherchant "l'entrée" de l'église nous sommes tombés sur "l'engrais". Une traduction approximative du mot italien ingresso. "Jurassique", cela se dit giurassico en italien. Ou encore jurassico, mais le terme est désuet. Il n'y a pas là de faux amis. Des amis comme ceux qu'on se fait sur Facebook, qu'on retrouve sur Facebook et qui restent, en dépit des affinités affichées sur leur mur, irrémédiablement éloignés. Parfaitement étrangers. Ils croient s'être trouvés, ces deux-là, et ils sont aussi proches que morbido et « morbide ». Dans l'illusion d'une ressemblance. Autrement dit dans l'erreur.
Nous n'en sommes pas là avec cet ami qui me demande mon "adresse jurassique" avant de quitter ce monde virtuel et oppressant.
Nous n'en étions pas là. Car, dans l'obligation où je le mettais en ne lui répondant pas de lire mon silence, de le déchiffrer, il risqua une interprétation, et, comme un qui brise la glace, ou traverse l'écran, comme dans un film de Woody Allen, il fit un geste en direction de celui qu'il craignait de voir disparaître à jamais. Puis, comme je restais muet et immobile, il vint vers moi, me sourit gentiment, et, croyant sans doute que je cherchais un stylo ou que je n'avais plus d'encre, il me prêta son calmar.
Ainsi je pouvais indiquer,
comme il me le demandait, mon "adresse jurassique".
Ma réaction ne fut pas moins aberrante. Voulant comme on dit, comme on disait car l'usage s'est perdu, avec la coutume de régler ainsi ses différends, voulant donc relever le gant, tout
du moins avoir une réaction à la hauteur de sa démarche que j'estimais noble, bien que légèrement anachronique, je répondis à son sourire par un sourire plein de gratitude et d'amour du
prochain.
Ma parade nuptiale terminée, je vomis ce qui m'encombrait l'estomac et me titillait les muqueuses, les balles de gros calibre que j'avais ingurgitées en grand
nombre, les suppositoires et autres capuchons de Bic Cristal, et je regagnai les sédiments où j'habite depuis 180 millions d'années.