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10 mai 2024 5 10 /05 /mai /2024 07:25
Des livres muets

 On trouve dans le commerce, en ligne, des livres muets. Libri Muti car ils sont fabriqués en Italie, à Florence exactement, dans un atelier de typographie. Selon des techniques d'impression traditionnelles (pour les tranches colorées) et une technique de reliure toute particulière (le dos cousu est apparent). Ce qui donne une note de fraîcheur à ce qui pourrait apparaître comme un truc de vieux.

Ainsi peut-on se procurer, pour la modique somme de 29 euros, LA DIVINA COMMEDIA ou Homer, ODYSSEY, n'importe quel livre blanc peut être utilisé comme livre d'or, carnet de voyage, ou livre d'inspiration.

Ces Libri Muti ou Mute Books réinterprètent en effet, et presque toujours en anglais (marché oblige) des classiques de la littérature. Vous pouvez écrire dessus. Ou plutôt dedans. Glisser votre prose dans LA RECHERCHE ou MOBY DICK. Et ranger ça dans votre bibliothèque. Parmi vos faux livres.

Je note que le prix dépend, non pas du prestige de l'auteur dont vous squattez l'oeuvre, ni de la qualité de l'objet (on est à Florence, quand même, et dans un atelier de typographie), mais de la taille que vous souhaitez pour votre livre d'inspiration. Si vous vous sentez beaucoup d'inspiration, si vous en voulez un gros, c'est forcément plus cher. Tout dépend du nombre de page que vous estimez nécessaire pour écrire ce que vous avez à écrire, et que la compagnie d'un grand auteur ne paralyse pas. Il peut regarder par-dessus votre épaule, il ne vous empêchera pas d'écrire. C'est même assez flatteur d'être observé par ces grands morts, sans être jugé bien sûr, ce sont d'abord des présences bienveillantes. Des tuteurs. Sur qui s'appuyer pour grandir.

Il y en a sans doute qui ne se voient pas écrire à l'ombre d'un grand nom. Des vaniteux à qui cela ferait de l'ombre, justement, et que cela bloquerait définitivement. Ce n'est pas à ce genre de clients que les Libri Muti s'adressent. Ils visent plutôt ceux qui ne se prennent pas au sérieux, qui prennent ça pour un jeu, qui se prennent au jeu. C'est un cadeau rigolo, ils trouvent même ça stimulant.

Il ne s'agit pas de se comparer à eux, on ne se prend pas pour des génies, et l'idée ne nous effleure pas de nous mesurer à eux. De leur voler la vedette. C'est une marque de respect, au contraire, et un petit coup de jeune que nous leur offrons. C'est win-win, tout le monde y trouve son compte. Pour nous, c'est l'opportunité d'avoir enfin notre livre, même s'il paraît sous un autre nom, un nom prestigieux, et de pouvoir le ranger dans notre bibliothèque. Pour eux, c'est l'occasion de retrouver des couleurs, une nouvelle jeunesse, d'échapper au Musée Grévin qu'on appelle aujourd'hui Médiathèque. Enfin ils peuvent sortir, sans attendre le prochain désherbage. Dieu les préserve de ces déstockages, heureusement, ou plutôt leur renommée.

Beaucoup de noms défilent, beaucoup de titres. Mais le seul qui trouverait grâce à mes yeux, c'est celui qui a pour titre JOURNAL DE BORD. Qui est sans titre et en quête d'auteur. Qui n'attend que moi, mais j'ai mieux à faire.

Si je devais tenir un journal, je choisirais un autre support, moins noble mais où je pourrais coucher mes pensées à l'abri des regards. À commencer par les miens. Sur un banc par exemple, sur le premier banc venu. Mais il faut le trouver, le banc capable d'accueillir tout ce que j'ai à dire. Il en faudrait plusieurs. Il en faudrait beaucoup. Et de très fréquentés. Des bancs où l'on aille s'asseoir dès les premiers beaux jours. Des bancs que l'on ait envie de lire.

J'en connais de beaux sur la plage de la Concurrence. Des grands, en béton, des classiques que j'interprèterais moi-même si j'étais un paria, où j'écrirais, où je crierais, tout cela gratuitement.

Et tant pis si l'on me traite de bernard-l'ermite, de coucou, de punk, au moins je n'aurai pas souffert en silence.

L'écriture a besoin de public, d'autant plus qu'elle est solitaire. Celui-là est tout trouvé. Où il n'y aura pas que des têtes blanches. Des grands-parents trop heureux de sortir les gamins qu'on leur a confiés pour les vacances, de les laisser jouer en toute sécurité dans le sable. Ils peuvent les quitter des yeux, regarder ailleurs, la mer qui danse comme dans la chanson, ou, quand ils se lèvent pour se dégourdir les jambes, ce qu'il y avait d'écrit derrière eux, et qu'ils n'avaient pas vu en s'asseyant, à la place où ils s'assoient toujours, la troisième à gauche des escaliers. Ou ce qu'on a écrit dans leur dos, tandis qu'ils somnolaient.

Dans le public, il y a aussi de jeunes parents, des célibataires venus chercher le soleil, ou des touristes car les vacances viennent de commencer à Paris, et ils sont nombreux malgré le temps incertain.

Voilà donc un public captif qu'il faut maintenant captiver. Pour que mon livre ne soit pas, pour qu'il ne soit jamais un livre muet.

 

Le poète Martial me l'a dit, dans une épigramme et en latin :

« Il n'écrit pas, celui dont personne ne lit les livres. »

 

Et Nietzsche « tu à mort », parce que sans lecteurs et ignoré des critiques. 

 

 

 

Des livres muets
Des livres muets
Photos Catherine Raybaut

Photos Catherine Raybaut

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9 mai 2024 4 09 /05 /mai /2024 07:15
Où l'on voit que le marché du livre décoratif est en pleine expansion

J'ai pensé, en lisant ce portrait, à ces beaux livres que mon père se voyait offrir par les représentants quand il travaillait chez Iung frères (Quai des Bons Enfants à Épinal), à ces cadeaux qu'il recevait alors et qui venaient garnir sa bibliothèque.

Ces beaux livres étaient des faux livres : des vrais qui avaient été creusés pour abriter la bouteille carrée, ou des faux spécialement conçus pour l'habiller. Ces livres n'étaient pas des livres à lire mais à boire. Pas besoin d'attendre les derniers chapitres pour découvrir l'oracle de la bouteille. Ces livres vous disaient, à peine ouverts, « Trinch ! »

 

Ces faux livres contenaient le plus souvent du Cognac ou de l'Armagnac, plus rarement du whisky ou de la vodka. Plus rarement encore du poison. Je vois mal Frigéco ou Ducretet-Thomson offrir ce genre de breuvage à celui qui se dévouait tant pour vendre des frigos ou des postes à modulation de fréquence.

 

Il se murmure que ces livres cachaient d'autres choses, une deuxième clé, un mot secret ou même de l'argent. Mais là-dessus motus. Motus et bouche cousue.

 

Cette façon de cacher quelque chose, si ingénieuse fût-elle, me paraissait d'un autre âge.

Jusqu'à ce que je découvre, à mon grand étonnement, que le marché du livre décoratif est en pleine expansion.

Il y a des influenceuses, sur TikTok ou ailleurs, qui font la promotion de faux livres en carton pour « décorer tables, dressings ou bibliothèques ». Elles vous expliquent que « les livres officiels avec les pages comme ça, ça coûte assez cher en boutique ». Pour elles, ces faux livres, qui s’apparentent à des boîtes vides, ne coûtent « que » 19,99 euros. « Mais pour deux achetés deux offerts », se réjouissent-elles. 

 

Le plus drôle est que ces vendeuses de faux livres, de boîtes vides, sont appelées « créatrices de contenus ».

 

Comment fabriquer un livre creux ?

On peut faire l'économie des 13 étapes et répondre d'emblée :

en ne le lisant pas.

 

 

 

 

 

Où l'on voit que le marché du livre décoratif est en pleine expansion
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5 mai 2024 7 05 /05 /mai /2024 07:00
MON PREMIER LAROUSSE en couleurs

«  Sais-tu trouver les devinettes de ton journal illustré ? Moi, je ne trouve pas toujours la réponse. »

« Tiens ! Voici une devinette. »

 

Ainsi parlait MON PREMIER LAROUSSE en couleurs. Et c'est forcément à moi qu'il parlait.

 

Il parlait avec des mots, et au moyen d'images. Des images qui en préciseraient le sens, si nécessaire, qui l'éclaireraient.

 

Je me vois enfant, voyageant dans les mots du dictionnaire, m'arrêtant à chaque image, rêvant devant elle. Devant ce rébus qui était, quoi qu'en pense Walter Benjamin, quoi qu'en dise l'étymologie, un rêve avant d'être une chose. Et quel rêve !

 

Un rêve qui dit la vérité. Comme toujours le rêve. Encore faut-il le faire parler. Ici, c'est chose facile. Il suffit d'écouter les images. La traduction vient toute seule. Les mots arrivent sans qu'on ait à les chercher.

 

Je l'ai maintes fois parcouru. De la première à la dernière lettre de l'alphabet. Du premier mot de ce dictionnaire au dernier. Du premier qui était a au dernier qui était zoo. Grand-père ne nous a pas conduits au zoo (il n'a pas de voiture, il ne possède qu'un vieux vélo), les animaux sauvages, je les vois seulement en images, dans les images que je collectionne ou dans l'album qu'on m'a offert à ma naissance. Cadeau d'un imagier de ma ville. De la « Cité des images » comme dit mon père dans ses articles. Où il relate les matches du SAS (du Stade Athlétique Spinalien).

 

MON PREMIER LAROUSSE en couleurs a raison, j'ai un album d'images ; c'est un livre que j'aime à regarder. Assis dans l'herbe, comme sur la couverture. En bas du pré. En haut, on aperçoit notre maison, une ferme vosgienne en moins trapu, en plus petit, dans un paysage de montagne, de moyenne montagne où je suis parfaitement installé. Plongé dans mon album d'images d'Épinal. Je mange une tartine de confiture. De gelée de groseille ou de framboise dont le petit chien, à mes pieds et au premier plan, lèche le pot, l'oeil gourmand.

 

Il a raison quand il dit :

« Dans mon dictionnaire, j'apprends ce que les mots veulent dire. » Ce qu'ils veulent bien me dire, corrigerais-je aujourd'hui. Et je ferais parler les images. Du moins j'écouterais ce qu'elles ont à me raconter.

Il a à moitié raison.

 

Comme MON PREMIER LAROUSSE en couleurs quand il évoque mon oncle Émile et ma tante Marie.

J'ai bien un oncle Émile, un oncle Émile qui a un chien (nommé Fous-le-camp, et qu'il s'amuse à appeler, « Fous-le camp viens là ! » « Viens ici Fous-le-camp ! », ça ne fait rire que lui). Mais mon oncle Émile n'est pas le frère de Maman.

Ma tante se prénomme bien Marie, mais elle n'a jamais acheté de boîte de gâteaux : elle les fait elle-même. Comme elle fait son kéfir, ses klösse (qui accompagneront le civet de lapin), son jardin (où il y a du muguet rose et du lilas double, mais aussi des glaïeuls, des zinnias pour fleurir la tombe), les moissons. Comme une vraie paysanne bavaroise (qu'elle est).

 

Les images disent la vérité, mais une fois sur deux. S'il leur arrive de mentir, c'est pour la bonne cause. Un beau mensonge qui ne nous apprend pas moins à lire. À cueillir.

 

La cueillette, je la pratiquais alors dans nos bois. Où nous allions avec mon grand-père. « Tous les deux comme trois frères ». Dans ces grandes forêts, il y avait tant à cueillir. Des premières anémones sorties violacées de l'hiver aux derniers champignons qui étaient des souchettes.

 

Et je la retrouvais ici, dans ce dictionnaire. Dans ces mots qui fascinaient Michaux car ils n'appartenaient pas à des phrases. Ils offraient d'autres liens, d'autres familles que celle qu'on vous impose.

 

Je retrouvais dans MON PREMIER LAROUSSE en couleurs le plaisir de la cueillette. Je découvrais aussi, en même temps, celui de lire. D'écrire.

 

Je lis toujours comme cela. Comme on feuillette le dictionnaire. Je vais cueillant des mots, je m'arrête à chaque page. Fatiguée de m'attendre, l'histoire continue sans moi. C'est toujours ainsi que j'écris.

 

L'événement, s'il doit advenir, ce ne sera pas en ma présence. Je suis trop occupé ailleurs pour m'intéresser au roman qui s'écrit.

MON PREMIER LAROUSSE en couleurs
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9 avril 2024 2 09 /04 /avril /2024 08:01

« Les petits bancs en béton face à la mer ont vieilli, mais ils ont toujours autant de succès », pouvait-on lire il y a quatre ans dans Sud-Ouest. Dans un article sur les différentes ambiances de la plage de La Concurrence : « un endroit à la fois chic et populaire ». Et sous la photo de parents et de grands-parents prenant le soleil. Juste en dessous de chez Coutanceau -de La Yole de Chris et de son restaurant désormais double étoilé Michelin. Pendant que les enfants jouent sur la plage.

Quelqu'un a visiblement entendu le message et décidé de leur donner un coup de jeune, en écrivant sur les bancs en béton. Plus exactement au dos. Utiliser le dossier comme support d'écriture, et en faire des pages, personne n'y avait songé.

Cela demande un effort au lecteur, car c'est écrit petit, malgré les capitales qui s'efforcent par moments de crier, ou d'insister sur des noms propres difficiles à prononcer, car tirés des univers médiévaux fantastiques et de langues fictives. Il faut aussi et d'abord choisir : entre s'asseoir et lire. On ne peut pas, même en se dévissant la tête, faire les deux à la fois.

Celui qui signe parfois SOLA a manifestement besoin de lecteurs. Il le dit lui-même : «Les parias sont plus nombreux que vous le pensez mais ils souffrent en silence peu osent écrire dans des lieux publics.» Nous donner à lire, à nous qui venons nous réchauffer au pâle soleil d'avril, en regardant nos petits-enfants jouer sur la plage, en nous levant de temps en temps pour admirer leur château de sable, des pages entières de leur journal.

Par exemple le 29 mars: une page que je prends le temps de lire avant de me rasseoir. Nous sommes à 3 jours de sa convocation. « J'ai écrit en centre toute ma vie j'ai rêvé de reconnaissance. A posteriori cela finira par payer. Plus que simples graffitis il s'agit de littérature murale. » Et il estime important de préciser qu'il ne croit en aucun dieu hormis Mhounnu. Avant de conclure (pour aujourd'hui) que le monde est beau mais que nous ne sommes que poussière face à l'univers vous croyez que vous êtes la race suprême alors que sans la planète vous seriez pas en état de faire des photos de famille et des dîners entre amis. »

 

Lui il est de la famille des laissés pour compte, c'est pourquoi il signe SOLA. S'il signe aussi RACHON Rot 97, c'est qu'il a découvert les univers médiévaux fantastiques, leurs cosmogonies. Avec des langues fictives une faune. « Je reparlerai de l'öffolchom », nous prévient-il, avant que nous changions de place. Que nous nous installions quelques pages plus loin. Car c'est un journal qui fait bien 20 mètres de long, qui se lit de gauche à droite, comme un vrai livre.

 

Il en reparle peut-être plus loin, mais le vent s'est levé, nous aussi, nous ne connaîtrons pas la suite s'il y en a une, et il y en a forcément une, il n'y a pas de point final, on ne peut pas s'arrêter d'écrire quand on a commencé.

 

J'ai fait une petite recherche sur RACHON Rot 97 et je n'ai rien trouvé. Qu'une vidéo débile intitulée « Il lâche ses plus beaux rots en public ». Ce qui nous éloigne semble-t-il de ses univers médiévaux fantastiques et plus encore de notre livre muet.

 

Signé SOLA
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1 avril 2024 1 01 /04 /avril /2024 13:52

Des yeux conjurant le mauvais œil, on en voyait beaucoup. Peints sur la proue des anciens navires de guerre grecs, et la tradition s'est maintenue. D'avoir de grands yeux sur la coque. De grands yeux effrayants. Y compris sur la coque de son iPhone. Qu'ils ne protègent pas seulement de l'eau, de la poussière, des impacts, mais aussi de toutes les influences négatives qui vous entourent.

On peut regarder ces yeux comme un simple décor, psychédélique, et halluciner. Il n'empêche qu'au départ, ils avaient une fonction apotropaïque : ils éloignaient le danger.

Pour conjurer le mauvais sort, il y avait aussi le nom. Certes, ce pouvait être le surnom d'un ancêtre, d'un héros chasseur de bêtes sauvages ou tueur de loups et dont on portait, en même temps que le nom, les qualités extraordinaires. Mais c'était aussi une façon de prévoir le pire, de le prévenir, d'empêcher le retour des bêtes sauvages, des loups, d'éviter qu'ils ne vous tuent. Une fonction apotropaïque.

Apotropaïque se dit d'un objet, d'une formule servant à détourner vers quelqu'un d'autre les influences maléfiques.

Peut-il se dire d'un nom ? Du nom que l'on porte. Que l'on porte sur soi, comme une amulette, par superstition et pour préserver des dangers. Une amulette a des vertus de protection et porte chance. Mais un nom ?

Les amulettes varient selon les lieux, les époques, les religions. Aujourd'hui, on n'a que l'embarras du choix.

Un nom propre, c'est différent, on le reçoit et on doit faire avec. Sauf s'il est ridicule, stigmatisant, s'il fait de vous un handicapé du patronyme, si vous devez le traîner comme un boulet, le porter comme une marque d'infamie, on n'a pas le droit d'en changer.

Sauf si vous êtes écrivain et que vous estimez qu'il pourrait vous nuire. Dire de vous et de ce que vous écrivez « qualité inférieure ». C'est ce que Michaux entendait dans son nom. La raison pour laquelle il écrivait contre son nom.

D'autres écrivains ont pris un pseudonyme. Ils ont commencé par là. Par en essayer plusieurs, dans l'espoir de trouver le bon. Mais comment le trouver ? C'est difficile, surtout si l'oeuvre dont on se sent porteur est diverse. Des hétéronymes ? C'est une solution, que certains, et non des moindres, ont adoptée. Mais il y avait un risque. Celui de mettre la charrue avant les bœufs. Toute son énergie à chercher sous quel nom écrire, avant même d'avoir commencé sa carrière. D'avoir écrit un mot. Et de s'arrêter là.

De la plupart des patronymes, heureusement, on ignore le sens. On ne cherche pas à le connaître. On n'a peut-être pas envie de savoir qu'il joue contre nous. De passer sa vie à tenter d'échapper à cette malédiction. Ou au contraire à s'efforcer de lui ressembler si l'on a reçu ce cadeau à la naissance, un beau nom qu'il faut maintenant mériter, dont il faut se montrer digne. Fût-il celui d'un enfant trouvé : d'un trovatello.

Des noms apotropaïques, il en existe pourtant. Des noms qui chassent les bêtes sauvages ou éloignent de nous les loups. C'est ce qu'ils disent, si nous voulons bien les écouter. Mais nous n'en avons pas forcément le temps, ni l'envie. Ni les moyens. Nous n'avons pas tous fait du latin. Nous n'avons pas tous du goût pour les langues.

Peu importe. Ces noms apotropaïques nous protègent à notre insu. Ce sont nos anges gardiens. Ils le seront toute notre vie, et même dans la mort. Ils garderont notre tombeau et empêcheront le retour des fantômes.

De ces noms on peut dire qu'ils assurent notre protection. Mais vers qui détournent-ils les influences maléfiques ?

Je me rappelle ce rituel qu'on m'a raconté, en Tunisie. Comment on choisit un chemin dans la forêt, pas très passant, mais suffisamment emprunté pour qu'on tente l'expérience. De dresser, à l'abri des regards, une petite pyramide en assemblant tout ce qu'on trouve dans la forêt ou dans ses poches, de branches, écorces, feuilles, menue monnaie, et d'attendre, bien caché. Que quelqu'un passe et bouleverse en marchant, sans s'en rendre compte, votre petit édifice. Et vous délivre ainsi du mal. En l'emportant avec lui, loin, très loin de vous.

Quand on n'a pas de forêt sous la main, ni de chemin à offrir aux aventuriers du dimanche, c'est chose difficile.

Reste à attendre. Devant son écran. Le lecteur qui passera par là. Qui poussera jusque là. Jusqu'à lire cette page.

Apotropaïque
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20 janvier 2024 6 20 /01 /janvier /2024 07:54

Je ne parle pas des prochaines élections américaines, du match Trump-Biden qu'on nous annonce et dont dépend l'avenir du monde, mais de l'église Saint-Symphorien-de-Broue.

Dans ma tentative de dévoilement de la façade, je n'avais pas songé, en regardant les trente-deux personnages, qu'ils pouvaient représenter les Vieillards de l'Apocalypse.

D'abord je ne les voyais pas assis. Je ne voyais pas de trône dans le ciel. Ni les vingt-quatre trônes autour, ni les Vieillards ou Anciens censés les occuper. Ni les quatre Vivants.

Des ménestrels ou ménétriers menaient la danse, des anges musiciens mais ils ne jouaient pas de la harpe.

De cet instrument de musique à cordes, tenu par le manche, la caisse effilée de résonance appuyée sur l'épaule, je n'aurais pu dire si c'était une vièle plutôt qu’un rebec. Ne parvenant pas à choisir, j'ai opté pour le psaltérion. Obnubilé que j'étais par mes griffons-chérubins qui n'étaient peut-être rien d'autre que des volatiles. De vulgaires volatiles. Des leurres, comme ces canards flottants rencontrés en chemin, et qui sont là pour la chasse. Comme ces faux canards qui dansaient en rond, ces oiseaux accolés par le poitrail m'ont induit en erreur. Je me suis laissé prendre. Je n'y ai vu que des anges. Des trônes ou des chérubins.

Or, il faut le savoir (je ne l'ai su qu'après), les Trônes dont la mission consiste, on s'en souvient, à transporter au paradis le trône de Dieu, ou les Chérubins dont le rôle est, on se le rappelle aussi, de gardien du trône de Dieu et de protecteur, ne sont jamais représentés assis sur des trônes, ni couronnés.

De ces Vieillards n'apparaissaient ni les trônes ni les couronnes. Ni la barbe, si on leur en a fait une. De loin, je les trouvais bien hiératiques pour des danseurs. J'en concluais que le sculpteur nous entraînait dans une danse immobile, mais c'était ma propre fascination que je traduisais en mots.

Je m'étais arrêté sur l'instrument : sans grand succès. Peu importe au demeurant car cet instrument stylisé, tenu d’une manière inadéquate pour qu’on puisse en jouer, représentait avant tout un attribut des Vieillards, tout comme la coupe, s'il y en a une. La vièle renvoie aux harpes et la coupe à celles que tiennent les vingt-quatre Vieillards dans le récit de l’Apocalypse de Jean, au moment de l’apparition de l’Agneau. Les harpes sont destinées à chanter les louanges de Dieu, les coupes à parfums contiennent les prières des saints. Voilà ce que j'aurais dû voir et que je ne voyais pas.

L’ Agneau vient « prendre le livre dans la main droite de Celui qui siège sur le trône. Quand il l’eut pris, les quatre Vivants et les vingt-quatre Vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints ; ils chantaient un cantique nouveau… » (Apocalypse, 5-7, 8, 9).

J'aurais reconnu les Vieillards sous leurs couronnes d'or et dans leurs vêtements blancs, je me serais interrogé sur le nombre. En effet, les personnages de la dernière voussure (délimitée par une élégante archivolte de rinceaux ) étaient trente-deux, et non vingt-quatre.

À cette époque, me serais-je dit, on ne prend pas de libertés avec le texte, fût-il d'un Jean qui n'est pas celui de Patmos (mais qui est qui?), d'un genre pour le moins déroutant, ni avec les chiffres qui sont une vérité tout aussi intangible. Si le texte dit 24 Vieillards, il n'y a aucune raison d'en montrer 32.

Pourtant, ils sont bien 32. Là où L'Apocalypse de Jean en compte 24. Et 4 Vivants. Des Vivants dont l'Apocalypse nous dit (IV, 2-7) : « Le premier Vivant est comme un lion ; le deuxième Vivant est comme un jeune taureau ; le troisième Vivant a comme un visage d'homme ; le quatrième Vivant est comme un aigle en plein vol. » Ils symboliseraient les quatre évangélistes.

Ces 24 Vieillards ne sont pas des anges, c'est entendu, ni des Trônes ni des Chérubins.

Ce seraient donc des hommes. Mais lesquels ? L'identification de ces personnages est très discutée parmi les exégètes. Certains y voient des hommes rachetés, et plus spécialement des saints de l'Ancien Testament, les ancêtres des chrétiens dans la foi. D'autres qui ont une meilleure vue croient reconnaître les 12 tribus d'Israël et les 12 apôtres. Cela nous donne bien 24 Vieillards ou Anciens. Plus 4 Vivants. Même en ajoutant Celui qui a aussi son trône, et devant qui ils se prosternent, on n'arrive pas à 32.

Cela dit, il faut composer avec l'espace. S'il est restreint, le sculpteur réduira les personnages. S'il a trop de place, il en augmentera le nombre.

Est-ce la nécessité de meubler qui nous fait passer ici de 24 Vieillards à 32 ? Certainement. On a voulu suivre le nombre de claveaux.

Ici, il y en avait 32 à décorer. Et, je ne l'ignore pas, les bâtisseurs, sculpteurs et peintres médiévaux savent s'adapter. Ils se montrent, quand il le faut, très libres. Volontiers facétieux. Ils n'hésitent pas à jouer avec les codes.

Si l'arc a besoin de 32 pièces pour tenir, on rajoutera quelques pierres, quelques Vieillards et une Epona qui traînait par là. Sur elle on aurait pu bâtir cette église (comme on a fait à Thaims) : on a préféré l'installer en haut, avec son cheval. Et avec une autre pierre de même époque, de même facture. Plus grossière que les autres sculptures, mais le temps a fait son œuvre. Et il fallait les faire entrer dans la danse. Où elles ont tout de suite trouvé leur place. Près du sommet, légèrement à droite. De là, Epona continue à régner sur les eaux puisque la mer est à ses pieds, aujourd'hui le marais. Et le message ne s'en trouve pas modifié.

Qui s'adresse d'abord à ceux qui sont arrivés sur le parvis, et qui trouvent porte close. C'est une petite foule qui a tout son temps, qui n'est pas pressée de rentrer, cela tombe bien. Ils pourront lire ce que la façade de manière un peu confuse nous révèle. Et que je tente, non moins confusément, de déchiffrer.

 

Pour en savoir plus, on lira le livre de Jean-Paul Renoux et Sophie Goillot, L'EGLISE ROMANE DE LA GRIPPERIE SAINT-SYMPHORIEN (Le Passage des heures).

 

LES VIEILLARDS DE L'APOCALYPSE
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12 janvier 2024 5 12 /01 /janvier /2024 06:35

 

Oublions les vestiges sur lesquels elle est possiblement bâtie, le bas-relief dionysiaque au pressoir et la déesse Epona que l'on trouverait (comme à Thaims) si l'on regardait de plus près la façade et dans le blocage d'un mur, oublions les vignes qu'il y avait en bordure de l'ancien golfe des Santons, le sel qui en provenait, les voyageurs qui empruntaient la voie romaine et les cavaliers qui la gardaient, et regardons l'évaille.

 

L'égail c'est, avec son l mouillé, la rosée. Celle qu'on raballe, qu'on ramasse avec ses chaussures, ses bas de pantalon, quand on marche dans l'herbe le matin. Quand on se lève tôt, ou, plus fréquemment, qu'on ne sait où dormir.

On hésite un peu entre aigue et ève -entre oc et oïl-, puis on choisit. On opte pour l'évaille.

L'évaille, c'est le marais a bian, « à blanc », à nouveau sous les eaux, la crue tant redoutée. La mer retrouve ses anciens rivages.

 

C'est cela que regarde l'église, avec sa façade. Percée d'un large portail à trois voussures en plein cintre, surmonté d'une grande fenêtre que nous découvrirons à la fin. Juste avant le clocher, et de quitter La Gripperie-Saint-Symphorien. Où commence et s'achève notre randonnée. Où elle est censée s'achever.

 

 

La deuxième voussure est garnie de griffons accolés par le poitrail. De grypes, comme on les appelle aussi. Qui justifient par anticipation (c'est ce que je me dis a posteriori) le gentilé que recevront les habitants de Saint-Symphorien avec l'adjonction, en 1922, du hameau de La Gripperie : les Griphoriens et les Griphoriennes. Je pense, en comptant les griphons (il y en a exactement vingt-six), qu'ils goûtent l'ironie de la situation. Moi aussi, depuis le banc de pierre où j'ai posé mes fesses.

La Gripperie est situé au sommet d'une colline : nous y grimperons plutôt que de nous arrêter. Nous ne sommes pas arrivés, et c'est tant mieux.

En attendant, je me dis que la réforme des collectivités territoriales en a produit et en produira d'autres, des monstres. Ils n'auront rien à envier à cet hybride qui décore la deuxième voussure. Qui a le corps d'un aigle (tête, ailes, serres) et l'arrière d'un lion (abdomen, pattes, queue). Et des oreilles de cheval.

Cet animal fantastique se voit souvent associé à des héros ou à des dieux. Il accompagne Dionysos, tirant son char ou lui servant de monture. Ce qu'il fait aussi bien pour Apollon dont il garde les trésors.

Les griffons seront plus tard des Chérubins, les deuxièmes dans la hiérarchie des anges que la tradition de l’Église a établie dès les premiers siècles. D'où la deuxième voussure où on les voit maintenant. Après les Séraphins, et avant les Trônes. À partir des Trônes, les êtres célestes n’ont que deux ailes. Les neuf choeurs angéliques se divisent en trois groupes : Séraphins, Chérubins, Trônes; Dominations, Vertus, Puissances; Principauté, Archanges, Anges. Les Trônes ont pour mission de transporter au paradis le trône de Dieu.

Ici le griffon-Chérubin joue son rôle : de gardien du trône de Dieu et de protecteur. Quand l'homme n'est plus le gérant du paradis, ce sont les Chérubins que Dieu met à l'orient du jardin d'Éden, ils agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie. (Genèse 3, 24).

 

On verra près de la Fontaine miraculeuse un olivier. Dans un petit jardin où poussent la violette, fleur dont Hildegarde de Bingen (du XIIe siècle, comme l'église Saint-Symphorien) aimait la discrétion, la douceur, les vertus, et d'autres plantes de la même couleur.

 

Ajoutons que le griffon-Chérubin attaque des adversaires maléfiques comme les boucs, les dragons et les sirènes.

Si Mélusine, la fée bâtisseuse, a eu la méchante idée de construire tout près son château, trop près, elle risque fort de le retrouver détruit. Comme celui de Saint-Jean d'Angle, comme on le raconte aux enfants.

 

La grande archivolte du portail présente, sous un cordon circulaire, trente-deux personnages. Que l'on imagine (car on ne les voit jamais que d'en bas, et de loin, même en zoomant) debout, la plupart les bras levés, ils nous font face. Sauf les musiciens qui jouent d'un instrument ressemblant au violon : ils animent la scène.

Un mouvement se dessine, de gauche à droite, mais c'est à une drôle de danse que nos violoneux invitent. Si c'est bien un violon qu'ils tiennent, un archet que l'on voit.

La baguette est un peu grosse, et on n'est pas dans le Poitou au siècle dernier. Ce n'est pas du boudin qu'ils nous servent: les boudins de leur grand-mère. Ces boudins fricassés ne nous feront pas danser, ni la cornemuse. Le petit biniou, à un seul bourdon, dans quoi souffle un autre musicien, vers la droite, mais la pierre est tellement usée par le temps, rongée par les embruns, que ce n'est peut-être rien d'autre qu'une trompette ou un chalumeau.

S'agit-il de ménestrels ou ménétriers ? Qui avec les jongleurs nous entraîneraient dans une danse effrénée, quasi corybantique et nous conduiraient en enfer ? C'est peu probable. Les danseuses, si ce sont des femmes, ne ressemblent pas à des bacchantes. Il n'y a pas de Myriam, de Salomé parmi elles. Il n'y a que des orantes. Des femmes en prières. Mais ce sont aussi bien des hommes. Des orants qui nous regardent. Qui nous verraient passer, par ce portail, si nous pouvions entrer.

Or la porte est close. La voûte est en très mauvais état, et la commune n'a pas les moyens de rénover l'édifice. Jean-Michel Bénier a donc décidé d'y réaliser une fresque afin de susciter les dons. Une fresque représentant les habitants du village. Les griphoriens et les griphoriennes se reconnaîtront.

Car ce sont de véritables portraits, non des images symboliques comme celles qui décorent la façade.

S'agit-il de défunts ? De défunts représentés en orants, dans le paradis ou dans un état intermédiaire, dans l'attente de la béatitude et priant pour leur salut. Des âmes du Purgatoire, sollicitant nos suffrages, mais je crois qu'il n'est pas inventé. Qu'il nous faut attendre. Sur ce parvis dont je me rappelle, sur mon banc de pierre, qu'il n'est pas si éloigné qu'il y paraît du paradis. On pouvait même les confondre. Quand on se retrouvait sur cette «  place située devant la façade de l'église »,  devant ceux qui se rappellent la Passion du Seigneur en priant debout les bras levés, les paumes ouvertes vers l'extérieur, afin de recevoir Dieu. Croire que l'on était arrivé.

Or ce n'est pas le cas. La porte est par bonheur fermée, et nous ne sommes pas des paralytiques, même si nous nous dirigeons vers la Fontaine. Qui chaque 22 août (autrement dit à la saint Symphorien) se mettait à bouillonner à minuit, selon la légende. Nous ne sommes pas des pèlerins, nous ne cherchons pas miracle. Nous faisons seulement marcher nos jambes. C'est ainsi que nous guéririons nos rhumatismes, si nous en avions.

Les treize kilomètres en bordure de l'ancien golfe des Santons ne nous ont pas épuisés. Nous étions, comme la cigogne ou la Cistude d'Europe (la fancharde, comme on appelle ici cette espèce de tortue), dans notre élément. Et nous voyions loin, bien au-delà des marais de Brouage. Les dunes de la Côte Sauvage et la forêt de la Coubre. Le phare était trop à gauche, mais le clocher de Marennes faisait un amer, pour ceux qui craignaient un naufrage en pleine terre. Et la tour de Broue vers laquelle nous progressions depuis Saint-Jean d'Angle.

Nos jambes nous porteront encore. Elles nous conduiront bien au Peu, situé juste au-dessus, puis à L'Ornut par où nous reviendrons. Deux ou trois kilomètres de plus, qu'est-ce que cela peut faire ? Nous ne sommes pas pressés de rentrer. De rejoindre la foule des défunts. Ou la petite troupe des bienheureux.

Même si les ménétriers qui sont plutôt des anges musiciens nous appellent, avec leur psaltérion. Même si c'est déjà musique céleste, qu'ils nous jouent.

Du psaltérion, je ne saurais dire la forme qu'il a ici. Ce devait être, à l'époque où l'on a bâti cette église et sculpté ce portail, « une caisse plate, percée de une à quatre ouïes en rosace, et formant comme un trapèze, dont les côtés ne montaient pas obliquement en droite ligne, mais étaient plus ou moins cintrés. Le musicien tenait l'instrument plaqué contre sa poitrine et en jouait en pinçant les cordes avec le doigt ou un plectre. Souvent, ce plectre était tout simplement la tige centrale d'une plume. » (Dulcibric-à- brac, CANALBLOG, 18 décembre 2018)

Quel son rendait-il ? À cette question j'aurais tendance à répondre, parce que je viens des Vosges, et que j'ai encore celui de l'épinette dans la tête, un son grêle. Mais moins pinchard : moins haut perché et moins pleurnichard. Autrement dit plus léger, plus délicat. Éthéré. Car c'est musique céleste, comme celle que nous joueront les anges quand nous les aurons rejoints au paradis.

Mais avant, il nous faudra psalmodier des psaumes, beaucoup de psaumes, et c'est à cela que sert le psaltérion ; à cela qu'il nous invite, depuis la façade.

Si les musiciens animent la scène avec cet instrument, la musique qu'ils produisent parle à l'âme et non plus au corps. Elle éloigne le diable qui nous induit en tentation, qui voudrait nous soumettre. Le malin plaisir, c'est lui qui le prend, avec son violon. Le psaltérion nous délivrera de la chère, de la chair, de tous nos péchés. L'esprit saint désormais nous parle. Il nous dit, comme à ceux que l'on voit rassemblés sur la façade : « Fils d’Homme, tiens-toi debout sur tes pieds, je vais te parler.» C'est la voix de Dieu qu'entend le prophète Ezéchiel. « À cette parole, l’Esprit vint en moi et me fit tenir debout » (Ez 2, 3). L'orant est mis debout, littéralement «ressuscité» par la prière qui le fait se tendre vers le ciel. Il prie les mains levées. Mais sans ostentation. Car, ainsi que le suggère Tertullien dans son manuel de prière (De oratione), «il convient d’élever les mains, mais modérément et avec humilité.»

 

 

Cela ne nous dit pas ce que sont ces trente-deux personnages.

Bienheureux intercédant pour les vivants ?

Symboles de l'âme jouissant du salut ou figure de la prière en général, voire même de l'église ?

Rappelons au passage (ce portail est un passage, même s'il est fermé) que le mot église vient du grec ekklêsia, qui signifie « assemblée ».

La nôtre aujourd'hui se compose de dix personnes. Qui ont bien marché, et qui n'ont nulle envie d'arrêter.

Il reste des arabesques. Et tant de choses à lire.

À commencer par la notice que l'on trouve dans la base Mérimée et dont voici la fin:   

« La haute fenêtre du premier étage comprend deux voussures très fouillées. L'une reproduit le motif des Vertus et des Vices.

Le clocher est de forme circulaire, cas unique en Charente-Maritime. Sur l'ancienne souche carrée a été édifiée une tour ronde coiffée d'une toiture conique. Huit demi-colonnes terminées en pointe garnissent son pourtour, percé de quatre fenêtres cintrées sans ornements. »

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5 janvier 2024 5 05 /01 /janvier /2024 13:30

 

Un nom de lieu, fût-il des Cinque Terre, ne fait pas habiter. Il ne condamne pas non plus à l'errance. Vernazza avait ses chantiers à La Rochelle où il était venu chercher le soleil, après Rouen. Quand il était arrivé, il avait dit : « Là on est bien. » L'aventure rochelaise, commencée entre les deux guerres, avec les périssoires qu'il construisait, et poursuivie de monotype en monotype, s'arrêta en 1961. Des chantiers qui occupaient l'actuel parking Saint-Jean d'Acre, il n'y a plus de traces. Que des noms rencontrés, comme celui de Vernazza, dans mes navigations (sur Internet). Ce sont mes îles.

 

Je n'ai pas connu l'odeur du coaltar. Ni a fortiori celle des coques rivetées. Des chalutiers à vapeur. Je verrais le trèfle à quatre feuilles rouge peint sur la cheminée, je ne saurais dire de quel armement il était l'emblème.

 

Heureusement, il se trouvera toujours des natifs pour m'apprendre que l'armateur s'appelait Oscar Dahl, que ce Norvégien arrivé sans un sou à La Rochelle en 1895 y épousa la fille du directeur de la Banque de France, acheta après son mariage deux cargos, fonda en 1904 les Pêcheries de l'Atlantique, et se retrouva, avec ses 15 chalutiers qui tous portaient le nom d'un phare, avec sa flotte de camions, ses magasins, ses usines, à la tête d'un petit empire industriel où toutes les activités étaient intégrées, depuis la production jusqu’à la distribution.

Oscar Dahl a inspiré à Georges Simenon le personnage d’Oscar Donadieu, l’armateur, dans son roman Le Testament Donadieu (1937). C’est l’histoire d’une réussite qui a fortement marqué la pêche rochelaise entre les deux guerres. Celle aussi, très détaillée, de la désagrégation d'une famille après la mort du chef. La Rochelle que Simenon découvre en 1927 y est très présente :

« La ville ce matin-là, ressemblait au La Rochelle de certaines gravures anciennes de Mme Brun. La marée était basse, le bassin presque vide de son eau. Les barques de pêche s’étaient peu à peu couchées dans la vase qu’on voyait, épaisse, sillonnée de minces ruisseaux…

[…] Dans le port, l’eau sentait plus fort, les bateaux se soulevaient davantage au rythme de la marée, les poulies grinçaient et tous les petits bistrots d’alentour étaient saturés de l’odeur du rhum chaud et de la laine mouillée. » 

D'aucuns s'interrogent sur l'origine de sa fortune, se demandent si Oscar Dahl la doit uniquement à ses qualités, ou si sa belle famille l'a aidé. Peu m'importe. De cette success story je ne veux retenir que cela : cette Thérèse Billotte qu'il épousa était aussi la petite-fille du peintre et écrivain Eugène Fromentin.

Et ses chalutiers s'appelaient Antioche, Chanchardon, Chassiron, Groin-du-Cou, Hourtin, La Banche, La Coubre, Lavardin, Les Baleines, Les Barges, Les Îlates, Pen Fret, Pen Men, Rochebonne, Shamrock.

 

Je suis arrivé à La Rochelle quinze ans après Le Bateau d'Émile (également connu sous le titre Le Homard flambé), le film de Denys de La Patellière adapté de la nouvelle de Georges Simenon et sorti en 1962. Annie Girardot et Lino Ventura ne nous ont pas vraiment quittés : ils nous regardent à l'entrée du Dragon. Qui chaque année depuis 1973, au début du mois de juillet et pendant dix jours, accueille, comme La Coursive avec ses trois salles de projection, le Festival La Rochelle Cinéma.

 

J'ai débarqué une vingtaine d'années avant que la pêche ne quitte le Bassin des Chalutiers pour Chef-de-Baie. L'âge d'or était derrière nous. Mitraillette vendait ses dernières sardines sur le port. Des « sans sel ». Avec cette chanson, pour attirer le chaland : « Fricasse...Fricassée...Le beau sans sel là mesdames...» Elle sera à jamais derrière son étal. Place des Petits-Bancs, au pied de la Grosse Horloge. Devant le Monument élevé à E. Fromentin Peintre et écrivain distingué de l'Algérie. Une colonne surmontée d'un buste en bronze représentant le peintre orientaliste salué par une fantasia, un cheval dressé et ruant avec son cavalier coiffé d'un turban et armé d'un fusil aujourd'hui brisé. Le tout en bronze, comme les lauriers et les livres qui rappelleraient, s'ils n'étaient pas cachés par les vélos, que Fromentin fut aussi écrivain.

 

Extrait de Ma Rochelle, livre à paraître en mars 2024 aux éditions du Ruisseau.

E la nave va
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3 janvier 2024 3 03 /01 /janvier /2024 10:15

 

Jusqu'à ce matin, je ne m'étais jamais interrogé sur l'orthographe du mot, ni sur son sens. Je me réveillais dans le coltard. C'est ainsi que j'aurais écrit, si j'avais eu à le décrire, cet état quasi comateux qu'on connaît tous les lendemains de fêtes, cette difficulté à retrouver ses esprits et surtout à reprendre. Son travail ou simplement le cours de sa vie. Surtout quand l'actualité ne nous y aide pas, avec ses guerres, ses catastrophes. L'envie est grande de se rendormir, mais la mauvaise conscience nous en empêche. Alors on somnole sous une autre forme, on feuillette machinalement son smartphone, on consulte sa page, on retrouve son groupe, des rues photographiées au petit matin, sans un chat, pour montrer ce qu'est devenu ce port de pêche, comment il a été vidé de sa substance par un maire écolo qui a déclaré la guerre aux bagnoles et livré sa ville aux touristes. Pour le plus grand malheur des natifs. Qui multiplient les photos d'avant. De la belle époque des chalutiers et des cinq-mâts à vapeur. Des chantiers de construction de la marine là où il y a maintenant un parking. Des horodateurs. Ils se souviennent. L'une «des marins qui réparaient leurs filets plombés de grosses boules de verre que les rayons du soleil faisaient briller », « des Bretonnes vêtues de noir et blanc avec des coiffes magnifiques qui étaient assises sur des petits sièges et réalisaient des trésors de napperons. » Un autre « de l'odeur du coaltar ».

C'est sur cette odeur que je me suis réveillé. Ce mot qui m'a réveillé. Un mot que je n'aurais jamais écrit comme ça. Et dont je continuerais à ignorer le sens -le sens premier-, si je ne l'avais pas découvert ce matin. Je n'aurais pas hésité. Entre plusieurs orthographes, ni entre des synonymes. J'aurais tout de suite écarté le brouillard, et les vapes, trop aériens. J'avais la tête bien trop lourde, et un peu mal aux cheveux. Le cirage est aussi une matière noire, mais peut-être pas assez visqueuse. Et son odeur est loin d'être désagréable. Qui est à peu près celle de la cire et respire la propreté. Alors que la vaisselle s'entasse dans l'évier, et qu'un grand ménage s'impose. Or on a la flemme. Et le moral dans les chaussettes. Bref, on est dans le coaltar. Un mot que j'aurais écrit coltard sans me demander. Que j'aurais enfilé comme un costard si mon travail l'exigeait. Que j'aurais pu écrire colletard, si le réveillon avait mal tourné, si j'avais dû me colleter avec des amis éméchés ou des collègues au bureau, ou simplement à la difficulté de vivre. Je n'aurais pas songé un instant à ce « goudron de houille » qui servait à colmater les bateaux. Et dont l'odeur, rencontrée par hasard ce matin, ne lève aucun souvenir.

 

 

Les Couleurs des Charentes en 1916 -1920  , Les Éditions du Ruisseau, octobre 2023.  Chantiers de construction de la marine -A24779 , La Rochelle, 1920, autochrome de Fernand Cuville. © Crédit photo : Fernand Cuville/Musée Albert Kahn

Les Couleurs des Charentes en 1916 -1920 , Les Éditions du Ruisseau, octobre 2023. Chantiers de construction de la marine -A24779 , La Rochelle, 1920, autochrome de Fernand Cuville. © Crédit photo : Fernand Cuville/Musée Albert Kahn

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27 novembre 2023 1 27 /11 /novembre /2023 10:19
Lanternons un peu

C'est cela qui accrochait mon regard. À quoi je me raccrochais. Les palmiers devant les maisons. Ils berçaient doucement leur palme et me délivraient de ma prison. De cette prison sans barreaux, sans murs que je transportais dans ma tête.

 

Et aussi la pierre blanche dont on fait ici les longères. Et surtout la tuile, la tuile canal ou tige de botte. Celle qui avait déserté nos toits en Lorraine, dans cette Lorraine qu'elle faisait un peu italienne et où elle avait disparu. Remplacée par de la tuile mécanique, par cette sinistre gaufre, bien trop rouge au milieu des mirabelliers. Qui ne seraient jamais des oliviers. Jamais plus.

 

L'Italie, je n'avais pas besoin de gratter la terre pour la retrouver. Les tuiles n'étaient pas au fond du jardin, rangées comme des livres sur les rayons d'une bibliothèque, mais sur les toits.

 

Elle était aussi dans ces arcades qui sont partout à La Rochelle, et particulièrement rue du Minage. Où je me croyais et me crois plus que jamais à Vicenza. Dont je garde le souvenir. Celui de son magnifique Teatro Olimpico. Et cette question : habiterais-je un rêve ? La Rochelle serait-elle un décor de théatre ? Ma ville -cette île du désert- un mirage ?

 

Pour le dépaysement, il y a encore la Médiathèque. Des heures à jouir du spectacle. Des deux tours qui sont trois, avec la Tour de la Lanterne. À imaginer dans sa tour le Désarmeur des nefs, ou à se prendre pour lui. En regardant, bien calé dans son fauteuil, les bateaux qui rentrent au port, ou en sortent.

 

Ou en lisant Élien, son Histoire Variée, en s'arrêtant à la page 62:

« 25. Thrasyllos du dème d'Aixoné fut atteint d'une folie bizarre et nouvelle. Ayant quitté la ville, il descendit au Pirée et y élut domicile ; il considérait que tous les bateaux qui venaient y aborder lui appartenaient. Il les enregistrait, les renvoyait et se réjouissait à l'extrême lorsqu'ils entraient dans le port sains et saufs. Il vécut longtemps avec cette maladie. Revenu de Sicile, son frère lui procura un médecin pour le soigner, et ce fut ainsi que sa maladie cessa. Il se souvenait néanmoins souvent de sa vie de fou et disait qu'il n'avait jamais été aussi heureux que lorsque les bateaux rentraient sains et saufs. Pourtant, ils ne lui appartenaient pas. » (1)

 

La folie de Thrasyllos fut la mienne, je l'avoue, mais je n'ai pas vécu longtemps avec cette maladie. Et je n'ai pas consulté un médecin. Néanmoins, je me souviens moi aussi de ma vie de fou, souvent, chaque fois que je m'installe dans un fauteuil de la Médiathèque, je me dis (ce que tout le monde se dit devant un tel spectacle) que je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque les bateaux rentraient sains et saufs.

 

Je les voyais rentrer au port. J'arrivais avec eux. À la fin du Moyen Âge où, pour qu'elle soit visible de loin, une flèche gothique est construite sur la tour d’origine : la tour devient alors un amer, un point de repère pour les bateaux. Une lanterne de pierre est ajoutée, et la voilà transformée en phare. C'est ainsi qu'elle se retrouve à l'entrée du port de Lanternois. Dans le Cinquième livre (1564).

La Tour de la Lanterne est un phare, connu de Rabelais et reconnu par Pantagruel:

« Sus l'instant entrasmes au port de Lanternois. La sus une haute tour recongnut Pantagruel la lanterne de la Rochelle, laquelle nous fist bonne clarté. Vismes aussi la lanterne de Pharos, de Nauplion, et d' Acropolis en Athenes sacree à Pallas. Pres le port, est un petit village, habité par les Lychnobiens: qui sont peuples vivans de lanternes, comme en nos païs les freres briffaux vivent de Nonnains, gens de bien et studieux. Demosthenes y avoit jadis lanterné. » (2)

 

Son capitaine contrôle et désarme les navires qui entrent dans le port. Il est appelé le Désarmeur des nefs. Lui seul a le droit d'y vivre.

Puis la Marine Royale transforme la Tour de la Lanterne en prison pour les corsaires.

Au XIXème siècle, elle devient une prison militaire. Voilà pourquoi les graffitis sont si nombreux. Ils sont plus de 600, gravés dans les murs et sur les sols par les détenus.

 

Tout cela est connu. Mais les Lychnobiens qui habitent près du port, qui sont-ils ? Et où se trouve leur petit village ? Est-ce un village réel, ou une utopie, comme l'Abbaye de Thélème ?

Ne perdons pas notre temps à le chercher sur une carte. Et ne faisons surtout pas lanterner notre lecteur. Ne le perdons pas, en semant les difficultés, en multipliant les énigmes.

Ce village serait en réalité le petit cénacle d'intellectuels poitevins que fréquenta Rabelais lors de ses années de moinage dans le Poitou, à Fontenay-le-Comte et à Fontaine-le-Comte. Quant au nom, il l'emprunte à Érasme qui, dans un adage (« Lychnobii », IV, IV, 51), désigne ceux qui vivent à la lueur des lampes.

Voilà qui éclairera, j'espère, notre lanterne. Et nous guidera, dans notre visite de la ville. Et de cette tour, à l'entrée du port, plus que jamais phare et amer.

Rabelais procède par allusions. Nous découvrons avec lui la singularité de la relation épistolaire qui est, surtout à cette époque, dialogue avec l'absent. Ou, pour parler comme Érasme, « une conversation silencieuse entre amis éloignés ».

À l’heure où Rabelais n’était encore qu’un humble « Lychnobien », l'ami à qui il écrivait s'appelait Lamy. Et « c'est bien la Lanterne de Lamy qui fit sortir de l’ombre le jeune moine. » (3)

En mars 1522, Rabelais entre au port de Lanternois, c'est-à-dire dans la République des Lettres : il devient à son tour l’un des correspondants, triés sur le volet, du grand Budé. De même que Lamy a profité de la lumière budéenne, de même son ami sort de l’ombre avec l'étiquette franciscaine.

Au-delà de l'affinité élective, ce qui frappe dans cette correspondance entre lettrés, c'est l’insistance sur les vertus de l’étude solitaire, du retrait et de l’éloignement, la volonté de réduire cette distance, et surtout l'illusion d'une présence.

 

 

  1. Élien, Histoire variée, Les Belles Lettres, coll. La Roue à Livres, 1991.

  2. François Rabelais, Le Cinquième livre, (1564), Chap. XXXII, Comment nous descendismes au port des Lichnobiens, et entrasmes en Lanternois.

  3. Romain Menini, Lettre d’un homme obscur. Rabelais à la lumière de la correspondance de Guillaume Budé. Arts et Savoirs.

 

 

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