Longtemps j'ai pensé que ce nom s'écrivait Albacer, qu'il fallait chercher du côté de l'Espagne, y voir un mot d'origine arabe, avec l'article défini Al, un nom de lieu comme Albacete ou Albarracin.
Or, si j'en crois Geneanet, l'origine de ce nom est à chercher en Alsace, à Ebermunster, Ebersheim, Richwiller, etc. Ce patronyme proviendrait de l'agglutination des mots ald buessen qui signifient « celui qui répare les vieux trous, le rétameur ». Ce nom précise le métier ancestral, et aussi, serais-je tenté d'ajouter, moi qui connais un peu l'artiste, l'artiste singulier qu'il est, son activité principale maintenant qu'il est en retraite. Cette façon bien à lui de récupérer tout ce qui peut servir de support, carton déplié, emballage de chocolat (Lindt), de lui redonner vie, une autre vie. De suivre les pointillés pour mieux déborder. De passer et repasser sur la ligne jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Et avec elle la frontière. Entre dedans et dehors. Entre le même et l’autre. Quand il ne l'efface pas, il la déplace. Pierre Albasser vous fabrique comme personne un horizon. Aujourd'hui, il est bleu. Qui peut dire ce qu'il sera demain ?
Avec lui, c'est toujours un peu la fête des binômes.
Je ne parle pas du couple qu'il forme avec celle qu'il appelle l'archiviste. Qui l'est, et qui est plus que cela. Gudrun met en scène les œuvres de Pierre, elle les photographie, mais elle crée aussi, sous le nom de GEHA, et ses photos, ses gravures font une oeuvre. Ses enveloppes aussi. Certaines provenant de papiers déchirés qu'elle recompose. Sans se demander si c'est du mail art ou de l'art postal, de l'art posté ou de l'art timbré.
Je pense à un autre duo. Au flâneur et au chiffonnier, comme les voit Walter Benjamin. Le flâneur regarde vers les étoiles, le chiffonnier les haillons. Le flâneur est désordonné, impulsif, ambigu. Le chiffonnier méthodique, dans sa collecte des guenilles. Réfléchi, implacable. Il veut mettre de l'ordre dans sa hotte, donner un nouvel usage aux rebuts de la société. Tout les oppose, et tout les rapproche. Le flâneur et le chiffonnier, ici, sont des jumeaux. De vrais faux jumeaux.
Les occasions, Pierre Albasser ne va pas les chercher dans les marchés aux puces. Il ne fait pas les brocantes, ni les vide-greniers. S'il chine, c'est chez lui.
D'aucuns prétendent qu'il confère une utilité nouvelle à tout ce qui ne sert plus. Voyez comme il ramasse vos rêves brisés, disent-ils, comme il raccommode la porcelaine. Comme il ravaude votre ferblanterie, quelle poésie il y met. Voyez comment il collectionne. Selon un ordre qui subvertit le fétichisme de la valeur d'échange.
Je leur réponds qu'il ne recycle que des emballages de leur consommation personnelle, produits alimentaires ou boîtes de médicaments: Pierre Albasser n'est pas Gaston Chaissac!
Il y a aussi de l'elfe dans ce nom, alp en vieux haut-allemand. Alp ou alb désigne traditionnellement un incube, un démon nocturne provoquant le cauchemar (qui se dit Alptraum ou Albtraum: « rêve d'elfe »). Le nom allemand Alberich vient de là, « le roi des Elfes », d'où les prénoms et noms français Albéric, Aubry, Auberon.
Vous connaissez mieux Pierre Albasser, maintenant. Vous savez, par son œuvre quand il la partage, un peu chaque jour, quel homme facétieux il est. Vous pouvez donc remballer vos faitouts, vos bassines, vos brocs, vos poêles, vos casseroles, vos chaudrons de cuivre pour les confitures. Vos cuillères et vos fourchettes. N'attendez pas du rétameur des miracles. Qu'il fasse disparaître vos taches de rouille. Vos vieux trous. Les trous, si vous regardez bien, sont présents dans son oeuvre.
Je dirais même qu'elle en est pleine.