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16 mars 2020 1 16 /03 /mars /2020 06:42
ALBASSER

Longtemps j'ai pensé que ce nom s'écrivait Albacer, qu'il fallait chercher du côté de l'Espagne, y voir un mot d'origine arabe, avec l'article défini Al, un nom de lieu comme Albacete ou Albarracin.

Or, si j'en crois Geneanet, l'origine de ce nom est à chercher en Alsace, à Ebermunster, Ebersheim, Richwiller, etc. Ce patronyme proviendrait de l'agglutination des mots ald buessen qui signifient « celui qui répare les vieux trous, le rétameur ». Ce nom précise le métier ancestral, et aussi, serais-je tenté d'ajouter, moi qui connais un peu l'artiste, l'artiste singulier qu'il est, son activité principale maintenant qu'il est en retraite. Cette façon bien à lui de récupérer tout ce qui peut servir de support, carton déplié, emballage de chocolat (Lindt), de lui redonner vie, une autre vie. De suivre les pointillés pour mieux déborder. De passer et repasser sur la ligne jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Et avec elle la frontière. Entre dedans et dehors. Entre le même et l’autre. Quand il ne l'efface pas, il la déplace. Pierre Albasser vous fabrique comme personne un horizon. Aujourd'hui, il est bleu. Qui peut dire ce qu'il sera demain ?

Avec lui, c'est toujours un peu la fête des binômes.

Je ne parle pas du couple qu'il forme avec celle qu'il appelle l'archiviste. Qui l'est, et qui est plus que cela. Gudrun met en scène les œuvres de Pierre, elle les photographie, mais elle crée aussi, sous le nom de GEHA, et ses photos, ses gravures font une oeuvre. Ses enveloppes aussi. Certaines provenant de papiers déchirés qu'elle recompose. Sans se demander si c'est du mail art ou de l'art postal, de l'art posté ou de l'art timbré.

Je pense à un autre duo. Au flâneur et au chiffonnier, comme les voit Walter Benjamin. Le flâneur regarde vers les étoiles, le chiffonnier les haillons. Le flâneur est désordonné, impulsif, ambigu. Le chiffonnier méthodique, dans sa collecte des guenilles. Réfléchi, implacable. Il veut mettre de l'ordre dans sa hotte, donner un nouvel usage aux rebuts de la société. Tout les oppose, et tout les rapproche. Le flâneur et le chiffonnier, ici, sont des jumeaux. De vrais faux jumeaux.

Les occasions, Pierre Albasser ne va pas les chercher dans les marchés aux puces. Il ne fait pas les brocantes, ni les vide-greniers. S'il chine, c'est chez lui.

D'aucuns prétendent qu'il confère une utilité nouvelle à tout ce qui ne sert plus. Voyez comme il ramasse vos rêves brisés, disent-ils, comme il raccommode la porcelaine. Comme il ravaude votre ferblanterie, quelle poésie il y met. Voyez comment il collectionne. Selon un ordre qui subvertit le fétichisme de la valeur d'échange.

Je leur réponds qu'il ne recycle que des emballages de leur consommation personnelle, produits alimentaires ou boîtes de médicaments: Pierre Albasser n'est pas Gaston Chaissac!

Il y a aussi de l'elfe dans ce nom, alp en vieux haut-allemand. Alp ou alb désigne traditionnellement un incube, un démon nocturne provoquant le cauchemar (qui se dit Alptraum ou Albtraum: « rêve d'elfe »). Le nom allemand Alberich vient de là, « le roi des Elfes », d'où les prénoms et noms français Albéric, Aubry, Auberon.

Vous connaissez mieux Pierre Albasser, maintenant. Vous savez, par son œuvre quand il la partage, un peu chaque jour, quel homme facétieux il est. Vous pouvez donc remballer vos faitouts, vos bassines, vos brocs, vos poêles, vos casseroles, vos chaudrons de cuivre pour les confitures. Vos cuillères et vos fourchettes. N'attendez pas du rétameur des miracles. Qu'il fasse disparaître vos taches de rouille. Vos vieux trous. Les trous, si vous regardez bien, sont présents dans son oeuvre.

Je dirais même qu'elle en est pleine.

 

 

ALBASSER
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3 février 2020 1 03 /02 /février /2020 10:15
GRUAUD LAROSE

Il me fallait un rosier. De toute urgence. Un rosier qui fasse des roses pâles, très anciennes et très odorantes. Vous avez ça ? Genre Pierre de Ronsard, vous voyez, ma voisine en a un en pot, elle en est très contente. C'est un rosier grimpant, m'explique le pépiniériste. C'est ce que vous voulez ? Le mettre en pot, oui, dans un grand pot, un très grand pot, une très belle poterie, très romaine vous voyez. Mais je ne le veux pas grimpant. C'est pour ma terrasse. J'ai ce qu'il vous faut, me répond-il, et il me tend un Gruaud Larose.

Moi, j'avoue, je ne suis pas emballé. Je n'aime pas ce nom. Un nom dont je dirais si j'osais qu'il ne sent pas bon. Mais je n'ose pas, et plutôt que de lui dire que j'aurais du mal à vivre à côté d'un Gruaud Larose, à partager mon intimité avec un nom comme ça, qui évoque la bouillie qu'on voulait me faire avaler dans mon enfance, d'où mon aversion pour les flocons d'avoine au petit déjeuner, même en Écosse où un scottish breakfast pourtant ne me fait pas peur, avec sa tranche de haggis, d'où mon refus de manger ces préparations à base de blé ou d'orge perlé que parfois on me sert, j'accueille sans enthousiasme le Rosier à grandes fleurs qu'il me tend.

D'abord je devrais préciser que je compte l'installer sur la terrasse mais à côté de ma chambre, au pied de mon lit, mais ce serait rentrer dans les détails et lui raconter ma vie. Parfaitement indécent. Il me faudrait ajouter qu'un mur seulement me séparerait de lui, un mur de parpaings, ce qui est peu. Que si je l'installe là, c'est pour profiter du spectacle qu'il m'offre chaque matin quand j'ouvre la porte-fenêtre, les volets, pour que son parfum délicat me caresse au réveil, me mette de bonne humeur. Mon rêve n'est pas de me retrouver nez à nez avec un Gruaud Larose. De vivre dans une telle promiscuité. Est-ce qu'il comprendrait ça, mon pépiniériste ? Est-ce qu'il m'accorderait un tout petit peu de son précieux temps? Est-ce qu'il me prêterait une oreille attentive, une seule ? Il a autre chose à faire un samedi après-midi. D'autres clients à renseigner. D'autres demandes incongrues à satisfaire. Il n'a pas le temps de m'écouter. Ou il n'en a rien à foutre. Un rosier à 14,80 euros, on ne va quand même pas y passer la journée. Je préfère me taire et payer. Par carte. Un Gruaud Larose et un sac de terreau (universel), ça fait 23,60 EUR, ce n'est quand même pas la mer à boire.

Certes, j'aurais préféré une Cuisse-de-Nymphe, mais il ne m'en a pas proposé. Ou je n'ai pas été assez clair dans ma demande. Je l'aurais précisée, je n'aurais peut-être pas été mieux entendu. Que peut-on espérer de quelqu'un qui n'a pas lu Colette, qui n'a rien de mieux à me proposer, pour mon jardin, qu'un Gruaud Larose ?

Un Gruaud Larose que j'ai installé, bien obligé, dans son pot. Un pot bleu, sur la terrasse orangée, avec une Cuisse-de-Nymphe, ça aurait une autre gueule. On penserait au Jardin Majorelle, au Maroc où a voyagé Colette. On voyagerait avec. Et avec mon jardin où il y a déjà des lavandes, un cyprès, un palmier, un olivier, un figuier, un buddléia. Où il y a désormais, qui fait tache dans le tableau, dans ce tableau que je voulais provençal, un Gruaud Larose !

La cohabitation sera certainement difficile, au début, mais nous nous ferons l'un à l'autre. Nous apprendrons à nous connaître. Nous nous apprivoiserons. Quand il embaumera comme je l'espère, je le regarderai autrement. Comme un ami de longue date. Comme le coq que je prenais plaisir à saluer, dans mon jardin en Tunisie. Ce rosier à grandes fleurs me rappellera Aïn Draham. Il me fera voyager. Retrouver mon unité perdue.

Car ce nom, quoi que je dise, ne m'est pas complètement étranger. Je crois l'avoir déjà lu. Sur un bouchon. Ramassé sur une plage de l'île de Ré. La plage de l'Aile du Peu. Les Portes-en-Ré, c'est le bout de l'île. L'endroit le plus cher. La preuve, ce bouchon. Ce Château Gruaud Larose. Je m'étais fait cette remarque idiote. Qu'un pique-nique, chez les riches, c'était ça : une bouteille de Château Gruaud Larose. Que l'on cuvait tranquillement à l'ombre, dans le joli bois de Trousse-Chemise.

C'est une autre chanson. Cela change tout. Mon Gruaud Larose n'est pas en boutons que déjà un parfum envahit ma chambre. Celui des mimosas que j'étais allé voir ce jour-là (il y a quinze jours), respirer devrais-je dire. J'en avais marre de la pluie, et c'était un beau dimanche de janvier. Un dimanche à mimosas. Et à bouchons sur la plage. Sur la plage de l'Aile du Peu.

Mon jardin a tout de suite une autre allure. Avec son rosier qui buissonne à grandes fleurs, ses grandes fleurs doubles très charnues, d'un coloris blanc crème au cœur rosé et dégageant un parfum puissant.

GRUAUD LAROSE
GRUAUD LAROSE
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2 février 2020 7 02 /02 /février /2020 11:33

Peut-on sortir ses plantes d'intérieur ? Doit-on leur parler ? Leur parler pour les rassurer ? Leur chanter quelque chose ? Quelque chose de doux ? Quelque chose qui leur rappelle l'éponge que j'ai l'habitude de passer sur les deux faces des feuilles de mon ficus. Sans les détremper. Les plantes à feuilles larges apprécient : philodendron, caoutchouc, croton. Miss Iceton appréciera. Les chansons douces, les paroles caressantes, pensez-vous que cela rendra la transition moins brutale ? Qu'elles reconnaîtront ma voix ? Qu'elles me reconnaîtront à ma voix ? Que puisque je leur dis bonjour à chacune quand je rentre dans la pièce -j'allais dire dans leur chambre-, je me dois de glisser à chacune un petit mot quand je les sors ? Sinon elles ne comprendraient pas. Le doute s'insinuerait en elle. La crainte. On ne sait pas ce que la crainte peut faire chez une plante. Sur elle. Il y a des effets inattendus que je préfère ne pas voir. Ni évoquer. Les évoquer, ce serait les provoquer. On ne m'enlèvera pas cette idée de la tête. Je ne garderai donc que le positif. Je trouverai bien une comptine pour les rassurer. Pour atténuer le choc. Pas le choc thermique, je choisirai une journée sereine, ni trop froide ni trop chaude, une température qui ne les dépayse pas. Je veux qu'elles se sentent aussi chez elles dans ma cour ou sur mon balcon. Sur ma terrasse si j'ai la chance d'en avoir une. Je veux partager cette chance avec elles. Qu'elles goûtent mon bonheur. Un bonheur qu'elles n'ont pas moins mérité que moi, tant elles contribuent, par leur silence, par leur simple présence à mon succès. Si je suis équanime, si c'est cela que l'on récompense par des primes, des promotions, c'est d'abord parce que mes plantes sont d'humeur égale. Elles seraient versatiles, mes collègues se plaindraient à mon chef et ils auraient raison, on sanctionnerait comme il faut mes brusques sautes d'humeur. On me pousserait plus ou moins gentiment vers la sortie. Là, si je leur fais prendre l'air, c'est pour les remercier. Pour qu'elles savourent une victoire qui est d'abord la leur. Comment leur exprimer ma gratitude ? En quelle langue puis-je les remercier ? Quelle musique faut-il choisir ? Existe-t-il des types de musiques, des airs qu'un pot affectionne et l'autre pas ? Fussent-ils de la même espèce. Faut-il tenir compte du moment? Du lieu ? Si je l'expose sur mon balcon, sur ma terrasse si j'ai la chance d'en avoir une, ou dans la cour. En quelle langue puis-je m'adresser au yucca ? Dois-je lui parler en yucca ? Et si je ne le connais pas ?! Dois-je rassurer l'orchidée quand je lui donne son bain hebdomadaire ? Et elles, que nous disent-elles, les plantes ? S'il est vrai qu'elles parlent. Quel idiome emploient-elles ? Est-ce que cela dépend, là aussi, de la personne à qui elles s'adressent ? Du lieu, du moment? De leur humeur ? Se peut-il qu'elles en changent, qu'en changeant de séjour elles changent d'humeur ? Qu'une soudaine exposition au soleil, sans préparation, explique cette humeur sombre ? Ou que cela vienne de moi, de la culpabilité qui est la mienne quand je songe à ce que je leur impose en les déplaçant? Sont-elles capables d'empathie ? Sont-elles comme on dit des éponges ? Absorbent-elles mes angoisses ? Mon horreur du changement ? Sont-elles devenues à mon contact casanières ? Est-ce que je leur communique mon stress ? Et elles, qu'est-ce qu'elles me transmettent ? Faut-il que je leur montre que je ne suis pas sourd ? Sourd comme un pot ! Faut-il que je les écoute mieux ? Que je sois dans l'écoute ? Dans l'écoute flottante. Faut-il que je les laisse venir ? Que je leur laisse le temps, la liberté de dire ce qui les chagrine et risque, si je n'entends pas leurs demandes, ou si je les sollicite trop, de devenir oppressant ? D'augmenter leur souffrance ? Car elles souffrent, c'est évident. Mais de quoi souffrent-elles ? Peut-on parler d'un syndrome d'abandon ? En parler avec elles ? Comment leur expliquer que si je les sors c'est pour leur bien, et non pour me débarrasser d'elles ? Pour qu'elles prennent un peu l'air, et la pluie qui ce matin est un doux crachin, qui leur fera l'effet d'un brumisateur. Ma phalaenopsis devrait aimer ça. J'ai lu que les orchidées vivaient le plus souvent en haut des arbres. Accrochées en haut des arbres, j'ai du mal à me les représenter, les pauvres. Je les vois mieux sur les flancs des rochers. Où on n'est pas non plus à l'abri du vertige. Mais je ne veux pas leur donner mon vertige. Si elles se sentent bien en hauteur dans les arbres, sur les flancs des rochers, c'est le principal. Les racines de l’orchidée étant conçues pour brasser l’humidité de l’air, le temps qu'il fait aujourd'hui, ce doux crachin devrait leur plaire. Qu'en pensez-vous ? Et elles, qu'en pensent-elles ? En parlent-elles entre elles ? Dès que j'ai le dos tourné. Ont-elles ce pouvoir qu'on prête de plus en plus aux arbres ? Est-ce que ça discute sur mon balcon, dans ma cour autant qu'en forêt ? Ressentent-elles la douleur de celle à qui une main malhabile, pas vraiment verte, a infligé cette coupe ? Peut-on imaginer une taille plus sévère ? L'humiliation de celle qui ne sait plus où se mettre ? Qui raserait les murs, si elle pouvait marcher. Et elle pouvait marcher. Elle marchait, avant. Ma forêt qu'il a transformée, l'abruti, en têtard, en bonsaï. Le voisin maladroit ou plutôt malveillant. Elle crierait sa colère, ma pauvre forêt, si elle avait la force. Mais elle l'a peut-être. Peut-être est-ce moi qui ne l'entend pas. Occupé que je suis, trop occupé de moi. M'en veut-elle, alors que je n'y suis pour rien ? Que c'est le résultat d'une initiative intempestive ? Dois-je me reprocher d'avoir confié mes plantes une semaine au voisin ? D'avoir pris une semaine de vacances. La semaine de congé que j'avais posée. Dois-je avouer ma faute ? Leur expliquer que je n'avais pas le choix ? Ni de la date, ni de la poser. Je devais partir. Laisser mes plantes. Cette perspective m'étant insupportable, j'avais opté pour un court séjour. Le plus court possible. Le moins loin. Afin d'être là, dans les meilleurs délais. En cas d'urgence. Et, pour partir tranquille, quoique légèrement inquiet, pour que cette légère inquiétude ne se transforme pas très vite en crises d'angoisse, en attaques de panique, pour que la mauvaise conscience, les remords ne m'étouffent pas, j'avais demandé à un voisin. Pas au premier venu, pas à n'importe qui, mais à celui qui me paraissait le plus fiable. Bien que je le connaisse très peu, que nous nous soyons seulement salués en quittant l'immeuble, c'était arrivé deux ou trois fois, je lui avais demandé de jeter un coup d'œil à mes plantes, en mon absence, et si nécessaire de les arroser. J'avais bien précisé si nécessaire. Et que mes orchidées avaient pris leur bain hebdomadaire. Que les autres plantes n'avaient besoin de rien. Que d'éviter une exposition au soleil. Dans la cour de l'immeuble où je les avais installées, le plus confortablement possible, elles ne risquaient rien. Le soleil ne ferait que les effleurer. Les caresser de ses rayons. Je ne lui avais en aucun cas demandé de couper les branches mortes, ce qu'il a pourtant fait. Avec le triste résultat qu'on sait. Et des plantes qui me font la gueule, visiblement, elles n'ont pas du tout apprécié. Elles ne sont pas disposées à me pardonner. Que dois-je faire pour regagner leur confiance ? Dois-je leur dire la vérité ? Même si elle fait mal ? Même si c'est ajouter à leurs blessures? Dois-je leur raconter les messages alarmistes que laissait sur mon portable le voisin ? Cette question à laquelle je n'ai pas répondu : Votre yucca ressemble à un saule pleureur. Que dois-je faire ? Aurais-je dû répondre ? Aurais-je pu arrêter la mécanique infernale ? L'empêcher ? Et comment rattraper mon erreur ? Je suis prêt à faire amende honorable, le premier pas, mais est-ce sans risque ? Ne vont-elles pas m'en vouloir davantage, penser qu'en m'excusant ainsi je m'accuse ? Me regarder comme un coupable ? Comme l'unique coupable ?

 

 

Quelques questions que je me pose
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1 février 2020 6 01 /02 /février /2020 08:27

La communication non verbale, il s'y intéressait, bien obligé. Non pas pour se motiver, pour suivre les conseils du coach, mais dans un autre cadre que l'entreprise. Qui avait aussi ses contraintes.

Celle que venait de préciser l'intervenant -un écrivain qui s'était fait un nom dans les ateliers d'écriture- consistait à choisir une « expression du visage, posture ou attitude gestuelle » et à la lire. Au propre, à la fin et à haute voix, devant les autres, comme c'est la règle. Et au figuré, en écrivant son texte, en lisant la posture ou le geste : en tâchant de l'interpréter. De préférence une, poursuivait l'intervenant, qui ne se laisse pas facilement décoder. Une qui pose problème, « suffisamment ambiguë pour nourrir votre texte ».

L'expression était elle-même ambiguë, mais ce n'est pas ce qui l'a arrêté. Celui qui m'a raconté sa séance. Ce n'est pas non plus ce qui lui a donné l'idée du texte qu'il m'a confié et que je vais reproduire. Non, ce qui l'a inspiré, lui qui cherchait en vain dans ses souvenirs une posture ou un geste, c'est l'intervenant lui-même. Quand, la consigne donnée, et assez précisée, il se crut autorisé à quitter son bureau -celui du professeur dont il occupait la place- pour se dégourdir les jambes et marcher un peu. Pendant que les participants cherchaient leur inspiration dans leurs souvenirs ou en regardant l'écrivain marcher. Les mains dans le dos.

Les mains derrière le dos. C'est le titre qu'il avait donné à son texte, la posture ou le geste qu'il avait traité. Celui qui m'a raconté sa séance. Qui m'a fait lire son texte. Le texte que voici.

« Les mains dans le dos, comme un prisonnier. Ou comme un maître d'école pendant la dictée. Il faudrait savoir. Pouvoir lire les gestes, les attitudes. Les lire sans se tromper. Ne pas les interpréter selon ses propres codes, suivant le moment, ne pas projeter sur cet homme qui ne m'a rien demandé mes angoisses ou ma mauvaise humeur. Je n'aime pas les bras derrière le dos, c'est entendu, mais je serais bien en peine de dire pourquoi. Il faudrait d'abord que je sache ce qu'ils proclament. S'il se sent supérieur à moi, celui qui se promène ainsi tandis que j'écris, ou s'il me signifie qu'il est mon esclave. Il faudrait le lui demander. Mais dans une salle de classe, ce n'est pas l'élève qui interroge. Il s'interroge, et il écrit. Suivant la consigne. Je me sentais plutôt bien à l'école, écrit-il, je ne l'ai jamais vue comme une prison. Je n'ai jamais eu à souffrir de mes instituteurs, même pendant les dictées quotidiennes. Je ne les redoutais pas, je ne craignais pas un zéro, les coups de règle sur les doigts, les oreilles tirées, ou les petits cheveux autour. J'étais un élève docile, qui ne posait pas de problème et qui ne se faisait pas remarquer. Ce n'était jamais moi qu'il visait, le maître, avec la craie ou un porte-plume. Jamais moi qu'il mettait à genou devant la classe, les bras en croix, un dictionnaire dans chaque main. Jamais moi qu'il obligeait à faire l'âne, à braire « Je suis un âne donnez-moi du foin ! ». Jusqu'à ce qu'il lui dise Stop ! Jamais moi qu'il poursuivait entre les tables, à quatre pattes, qu'il rattrapait par le col. Moi j'étais bon en orthographe, et je savais mes leçons. Mes récitations. Je les disais les mains derrière le dos. Et fixant le bout de mes chaussures. »

Les mains derrière le dos
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31 janvier 2020 5 31 /01 /janvier /2020 06:48

On chercherait bien quelques insultes désuètes pour injurier avec élégance, mais on n'a pas le dictionnaire. On ne l'a plus. Quelqu'un l'aura peut-être ramassé dans la boîte à livres où je l'ai déposé. Il y aura trouvé son bonheur. Celui d'agonir, comme ils le méritent et avec les mots idoines, c'est-à-dire suffisamment rares et précieux, les édiles grâce à qui il est convoqué aujourd'hui par le délégué du procureur de la République. Ce dernier lui a proposé une journée de stage de citoyenneté dont il devra supporter le coût, 150 euros. Cela, pour avoir «dégradé et détérioré volontairement un bien destiné à l’utilité ou à la décoration publique, en l’espèce un rond-point […] en causant un dommage grave».

C'était l'époque où Brigitte Macron voulait mettre un potager à Versailles. Bonne idée, poursuit le Gilet Jaune, j'ai donc installé le mien sur ce gazon qui attendait désespérément les fleurs promises par le maire. Un carré de salades. Un carré rond, comme le rond-point. Un rond dans un rond-point, au centre de la cible. On ne pouvait pas le rater. Surtout avec les Gilets Jaunes qui se relayaient. C'était le but recherché : rendre visibles les invisibles. Leur redonner une place dans la cité. En face du Casino. C'était aussi pour accompagner les grillades et les discussions, plaisante notre jardinier, en regardant les copains venus le soutenir. Ceux qui tenaient ce rond-point, et d'autres arrivés en renfort.

Ce Gilet Jaune avait-il la main verte ? On ne le saura jamais. La municipalité ne lui a pas laissé le temps de répondre. Le lendemain, des salades, des tomates il ne restait rien. Qu’une plainte déposée en gendarmerie pour «dégradation de bien public».

Notre ami aurait eu la main jaune, il aurait eu plus de chance. Son œuvre serait restée. Elle se retrouverait dans Le Point. Dans les dix ronds-points les plus moches de France. Elle pourrait même, qui sait, concourir pour le titre de rond-point le plus WTF du monde.

 

Putain c’est quoi  ?!
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30 janvier 2020 4 30 /01 /janvier /2020 06:56
Trois jours de rang

Il a plu trois jours de rang. Trois jours de rang, c'est ainsi que je l'entends. Et j'ai bien entendu. Il a dit « trois jours de rang » et non « trois jours durant », comme on devrait.

Mais on vient au jardin pour oublier ses devoirs, s'affranchir du règlement, fût-il affiché partout dans ces jardins qu'on ne dit plus ouvriers mais familiaux. Où, si l'on vient chercher un peu de liberté, boire un coup avec les copains car la terre est collante, impossible à travailler, on est sans cesse rappelé à l'ordre -et à la tempérance.

Il n'empêche. Ayant raté la Sainte Catherine où il pleuvait trop pour que je les sème, je crois venu le moment de retourner au jardin, de le retourner. D'ajouter un rang de fèves, comme on me l'a gentiment proposé. Si toutefois le temps le permet, s'il ne mouille pas « trois jours de rang ».

Je ne sais pas d'où vient l'expression, s'il faut y voir une étymologie populaire, une remotivation comme disent les linguistes, si on a là la preuve. La Preuve par l'étymologie. Ce que le lait d'ânon est au laudanum.

Durant, quand il est arrivé chez nous, dans nos jardins, on ne savait pas trop comment le recevoir, dans quel camp le situer. C'est toujours comme ça avec les nouveaux, et je ne parle pas seulement des mots. Celui qu'on voit pour la première fois, qui ne sait même pas ouvrir la porte alors qu'on lui a remis sa clé, on ne sait pas de quel côté il tombera. Chez ceux qui savent les usages, qui ne refusent pas le rosé ni le pastis, ou chez les autres. En attendant, on l'observe. On ne sait pas ce qu'il va choisir. Où il va basculer. Coincé qu'il est entre la Marocaine et le Géorgien, on se doute un peu. Et déjà on l'évite. Ou alors on le guide. On le prend par la main. On lui montre dans quel sens tourner la clé. On lui offre, en cadeau de bienvenue, une botte d'oignons. On verra bien. À l'usage. Les étrangers, même les plus taiseux, finissent par causer. Causer comme nous. Leurs mots, quand nous ne les comprenons pas, nous les mettons à notre sauce. Et eux, s'ils ne sont pas fermés, pas bouchés, ils apprennent à notre contact. Ils sèment leur rang de fèves. Trois fèves par trou. Ils font comme on leur dit. En Angleterre et dans les comptines on va jusqu'à quatre. Ici on s'arrête à trois. Trois par trou, et trois rangs, c'est comme ça et pas autrement.

C'est ce qui s'est passé avec durant quand il a débarqué. On a ramené l'inconnu au connu. À nos rangs de fèves. Celles qu'on sème normalement à la Sainte Catherine. Quand il ne mouille pas trop. Comme ce fut le cas cette année.

Trois jours de rang. L'expression fait image, transporte (c'est une métaphore), transpose. Du temps dans l'espace. Du temps qui dure (à force de regarder tomber la pluie, de ne pouvoir rien faire d'autre) au jardin où il faut que je me rende, car février approche. Février n'est pas le mois des fèves, contrairement à ce qu'on pourrait croire, et bien que ce soit aussi le mois où les semer. Quand on a manqué le rendez-vous : la Sainte Catherine.

Semées à la Sainte Catherine, les fèves arrivent en mai. Semées en février également, mais noires de pucerons. Ce qui ne me gêne pas, je ne consomme pas la gousse. Je ne vois pas ce qui m'interdirait de les manger. Crues, avec du beurre. Personne « nous deffendant les febves ». Aucun Pythagore à l'horizon. J'en apercevrais un, j'irais de ce pas chercher mon Rabelais, je brandirais son Livre V, j'afficherais ceci à l'entrée de mon jardin :

« emancipez de l'antique folie, effacez-moi presentement de vos pancartes le symbole du viel philosophe à la cuysse dorée, par lequel il vous interdisoit l'usage et mangeaille des febves »

Je dirais encore aux «  rappetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins tous moisis et incertains, que nostre langue vulgaire n'est tant vile, tant inepte, tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment. »

À mes amis jardiniers, « beuveurs » ou non, que les meilleures fèves ne se trouvent point ici ni au marché mais « par les « officines des libraires ». Faites-en bonne provision, dès que vous en voyez, « et non seulement les egoussez, mais devorez comme opiatte cordialle, et les incorporez en vous mesmes : lors cognoistrez quel bien est d'iceux preparé à tous gentils egousseurs de febves. Presentement je vous en offre une bonne et belle pannerée, cueillie on propre jardin que les autres precedentes, vous suppliant au nom de Reverence qu'ayez le present en gré, attendant mieux à la prochaine venue des arondelles. »

 

Fin du prologue.

 

 

Celui qui employait cette locution adverbiale se posait-il la question ? L'avait-il entendue dans ses Deux-Sèvres natales, comme je l'ai d'abord supposé, sans doute à tort, ou sur les stades qu'il fréquente, maintenant qu'il est en retraite ? Est-il passionné de rugby, va-t-il au match, quand le Stade joue à domicile? Ou se contente-t-il de la pétanque ? Du Jeu Provençal, corrigerait-il, s'il m'écoutait. « Le Qualificatif Triplette se jouera mardi », me lança-t-il un jour, en quittant les jardins. Pressé et, maintenant que j'y songe, triomphant. Ses « trois jours de rang » viennent-ils de là ? De la victoire que j'aurais dû entendre, si je n'avais pas été obnubilé par le poitevin-saintongeais, des trois victoires d'affilée qu'il était certain de remporter ? Cela ne lui ressemblait tellement pas, cette hâblerie toute méridionale, que j'ai préféré inventer. Confondant une fois de plus jardinage et archéologie et trouvant, dans la terre que j'allais remuer, les traces du patois perdu. Quand c'est dans le sport qu'il fallait chercher !

Cela m'apprendra. L'heure venue, je fermerai mes écoutilles et je me concentrerai sur les outils à chercher dans la cabane, sur les gestes à faire, les distances à respecter si je veux que mes trois rangs de fèves ressemblent à quelque chose. Le jardinage n'a rien à voir avec l'archéologie, mais il ressemble à l'écriture. Aux premières pages qu'on fait, quand on commence à tracer des lettres, des lignes, et qu'on évite de déborder. Des lignes et des lignes de fèves, voilà ce que j'aimerais. Si le temps le permet. Si je trouve ce qu'il faut, dans la cabane dont il m'a confié la clé, à commencer par les graines. De fèves de Séville, celles qui font une longue cosse. S'il y a bien, comme on le demande, arrosoir avec pomme, binette, bêche griffe, râteau, cordeau. Je voudrais écrire au cordeau.

 

 

 


 

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17 janvier 2020 5 17 /01 /janvier /2020 09:17

Le porc à l'alentejana, ou porc aux palourdes, est un classique de la cuisine portugaise. Le mien a mijoté dans une cataplana en cuivre, m'explique Pedro, le chef de La Porte royale, et les palourdes sont des palourdes rouges, des vernis si vous préférez.

Des vernis comme là-bas. Il sait à qui il parle, à quel curieux d'autres cultures et gourmand des cuisines du monde, mais aussi à quel néandertalien. Les néandertaliens, lui dis-je, du moins ceux qui vivaient il y a 90000 ans en Italie, sur le littoral du Latium, ne se contentaient pas des pierres ponces qu'ils ramassaient sur la plage et dont ils appréciaient comme nous les propriétés abrasives, sinon exfoliantes. Ces pierres provenant des éruptions volcaniques de la zone napolitaine comme les Champs Phlégrééns arrivaient sur les plages du Latium, et on en a retrouvé récemment dans une grotte, la Grotta dei Moscerini, près de Gaeta. Entre Sperlonga et Gaeta.

Où il y avait également des coquilles. De Callista chione, un mollusque bivalve que nous connaissons sous le nom vernaculaire de vernis. La preuve que les Néandertaliens étaient subacquei : « plongeurs ». Si immergevano per raccogliere conchiglie : « ils plongeaient pour ramasser des coquillages. » Des palourdes. Des palourdes rouges. Oui, ils étaient aussi capables de descendre en apnée. Jusqu'à 2 voire 4 mètres de profondeur. Tout cela pour des fasolari, comme les appellent ceux qui vous les servent aujourd'hui avec des spaghettis, ou en risotto. Eux, c'était pour les utiliser comme outils. Des outils fins et tranchants. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne les mangeaient pas avant. La tomate n'était pas inventée, mais ils connaissaient le feu. Les pierres encore brûlantes. Les palourdes cuites dans leur coquille, dans leur jus. Un plaisir dont nos néandertaliens auraient eu tort de se priver. Cela changeait du mammouth qu'ils étaient fatigués, surtout les plus âgés, de mâcher.

Subacquei
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14 janvier 2020 2 14 /01 /janvier /2020 07:01
Le 14 janvier

En ces temps troublés où les barbares déboulent de partout, forcent le limes et font vaciller l'Empire, le doute s'installe. On se demande ce qui le fonde, ce qu'il faut en sauver s'il est destiné comme on croit à périr. L'avenir n'étant plus certain, les poètes, même les plus en vue, surtout eux, songent à se convertir, se dépêchent car il se murmure que la fin du monde est proche, qu'elle arrivera 365 ans après la Crucifixion, soit en 398.

S'ils ont bien compté, nos druides pythagoriciens devenus grammairiens, rhéteurs, poètes. Des poètes qui seront quand il le faudra, et il le faut, c'est même urgent, prêtres puis évêques. Les notables aquitains n'ont pas de temps à perdre, il faut, pour que leur vie ressemble enfin à une vie, vendre fissa leurs biens. Mais c'est compliqué. Le risque est grand de voir, comme l'écrit Ausone (à Paulin), « ses royaumes démembrés aux mains de cent maîtres ». Qui pourrait s'offrir ces somptueuses villas, se les offrir toutes ? Qui serait capable de régner sur d'aussi vastes domaines ? Sur ces innombrables coloni qui bossent pour vous et qui n'ont pas le droit, eux, de changer de maître, qui ne doivent pas savoir où il va quand il se rend en Campanie, en Espagne, et encore en Campanie, pourquoi il fait tout ça. Ils le sauront bien assez tôt, quand la fin du monde arrivera, en l'an 398, ils ont bien compté. Ce sont des gens qui comptent. Les notables de Bordeaux, Meropius Pontius Paulinus en tête, le futur Paulin de Nole ou saint Paulin, ils savent depuis longtemps. Ils sont prêts à sauver leur âme. En épousant une riche héritière, comme on fait chez les notables, mais en la choisissant chrétienne, ce qui est nouveau. Et très bon pour leur salut.

Paulin épousera donc Therasia. Et sa religion. Il sera prêtre à Barcelone, évêque à Nole et pour finir saint. Pour commencer. Pour entrer dans les premiers dans la vie éternelle. Avec ce Félix qui a ouvert la voie et qu'il ne remerciera jamais assez.

Il renonce au luxe dans lequel il vivait, se dépouille sans regrets de ses biens et renonce aux séductions du monde. Cela, c'est la légende dorée. La réalité est autre. Ils savent compter, nos poètes. Et pas seulement les pieds de leurs vers. Paulin continue, de Nole, à gérer sa fortune qui reste immense. Il ne la dilapide pas. Il sait maintenant à quoi elle va servir. Comment l'utiliser pour édifier un monastère, faire construire une splendide basilique sur la tombe de saint Félix, agrandir, embellir, entretenir le complexe félicien.

Tantôt, il finance la réparation d'un aqueduc. Apporter l'eau, un peu de confort aux indigents, c'est comme donner un banquet monstre à ceux qui rêvaient d'un repas aux tombes, une excellente publicité. Un placement des plus rentables.

Tantôt, il offre des mosaïques : il fait venir des artisans d'Afrique, de Carthage où ils ont réalisé des merveilles. Ce que les paysans ne peuvent pas lire, ils l'apprendront par l'image. La beauté des images convertira les plus rétifs.

Il faut aussi accueillir les pèlerins, les plus prestigieux comme les plus obscurs. Certains pourraient faire étape à Nole, des évêques comme Alypius, une Monique se rendant à Milan. L'amitié chrétienne reste de l'amitié, Et l'hospitalité ne choisit pas ses hôtes. Il y aura parmi eux, forcément, des pointures. Qui réclament, comme les petits pieds, quelques égards pour être bien chaussées.

Il ne rompt pas davantage avec la poésie dans laquelle il a appris à écrire, écrit et continue d'écrire, bien après sa conversion. Et jusqu'aux Carmina natalicia, quatorze poèmes composés chaque année (depuis son arrivée à Nole jusqu’en 408) et récités pour la fête de saint Félix de Nole, le 14 janvier. Même s'il prétend avoir renié les Muses. Il n'a jamais cessé de les cultiver. Ils ne rejettent pas les Camènes, ils ne sont pas fermés à Apollon, les cœurs voués au Christ. Surtout quand ils écrivent à Ausone, et qu'ils tentent de répondre à son inquiétude, à ses critiques. Je ne suis pas le Bellérophon que tu dis, personne ne m'impose le silence, et je ne suis pas contraint d'errer dans des lieux inhospitaliers. Ma femme est une Lucrèce, non une Tanaquil. Tout cela en vers. Avec ce qu'il faut de rimes internes, paronomases, allitérations pour bien montrer la vanité de tout ça. Et qu'il ne manque pas, comme certains le lui reprochent, à tous ses devoirs. Cette poésie savante plaît à l'élite cultivée. Les autres l'écouteront sans trop comprendre, mais avec le recueillement nécessaire. Chaque 14 janvier.

Le fait que la série soit close du vivant même de Paulin (qui meurt en 431) et qu’elle soit transmise indépendamment des autres carmina, va dans ce sens. Dans le sens d'un monument, dressé de son vivant, et qui survivra à la destruction de Rome. Plus durable que l'airain et qui lui garantira, mieux que ces œuvres païennes qu'il a tant aimées, un peu de l'éternité promise. Les exemples ne manquent pas, de temples transformés en églises et qui doivent leur salut -au sens propre, matériel du terme- à leur conversion. C'est le cas de la Porta nigra à Trèves. Ou du Panthéon à Rome. Qui nous sont parvenus quasi intacts.

Ce n'est pas tout à fait l'immortalité, mais c'est l'assurance de traverser les siècles. Avec les pieds de ses vers. Comme l'écrit, deux générations plus loin, celui qui se proclame, et il n'est pas le dernier, « le dernier des Romains ». Ce qui veut dire, pour ces aristocrates qui sont prêts à sacrifier leur chevelure pour garder leurs privilèges, « le premier ».

Et l'oeuvre de Paulin, mieux encore que celle de son maître, est arrivée sans grand dommage jusqu'à nous. C'est une lettre, avant la lettre, à la postérité. Une lettre à nous adressée. Même si nous avons du mal à endosser le rôle, et que nous le trouvons un peu grand pour nous.


 

Le 14 janvier
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19 décembre 2019 4 19 /12 /décembre /2019 08:46

C'est la fortune quand elle tourne,

quand les avaries conduisent au naufrage

et que les pains de cocaïne échouent.

Brillante,

Diamante,

c'est écrit sur les paquets que la tempête dépose sur les plages,

voilà pourquoi elles sont interdites.

Pour que le malheur des uns ne fasse pas le bonheur des autres.

Et vice versa.

 

Mais le destin s'accomplit,

quoi qu'on fasse,

inutile de chercher

où exercer,

sur quoi,

son droit.

Ce droit de bris

qu'on dit aussi d'épave

ou de lagan.

Ou encore de varech.

Il donne la propriété des nouvelles du monde

à celui qui,

comme chaque matin,

comme un vulgaire retraité,

feuillette son journal.

 

Un journal en appelant,

en rappelant un autre,

celui de Fromentin,

si je n'ai pas rêvé,

offre pareille aubaine

avec toutes ces oranges flottant au large

de l'île de Ré.

Un navire avait perdu sa cargaison

et cela ne faisait pas seulement le bonheur des enfants,

le peintre aussi se régalait.

 

Fromentin se régalait.

 

Quel tableau c'était !

Quel tableau ce serait si le peintre

voulait bien se remettre à peindre,

si sa main n'était pas ce jour-là

occupée à écrire ses

Notes sur l'île de Ré,

un livre que j'ai acheté puis perdu,

comme le bateau sa cargaison,

mais je n'ai pas oublié les oranges,

la preuve ce poème.

 

Et ne me demandez pas d'où elles viennent,

de quelle Algérie,

si c'est un rêve,

le rêve du peintre qu'il est aussi,

Fromentin,

si le désir qu'il note

n'est pas déjà nostalgie

de l'Orient

ou du Sahara,

peu importe,

ce qui compte ici,

c'est qu'elles flottent,

c'est le tableau qu'elles font,

ces oranges,

qu'elles feraient

s'il voulait bien

s'arrêter d'écrire.

 

Cette cargaison d'oranges

flottant au large,

il y aurait

de quoi l'inspirer.

 

De quoi faire provision d'exotisme,

si des paysages de l'Aunis,

de l'absence de paysage

il était las.

 

S'il éprouvait tout à coup

le besoin de chercher derrière

« le tapis fauve des vignobles »,

de regarder au-delà.

 

S'il fallait ajouter au « ciel égyptien »,

à « la surface métallique et comme solide de la mer,

irisée de rose »

une autre couleur.

 

Si la grande étendue d'un noir violet,

les parties de sable jaunâtre ne suffisaient plus,

s'il fallait prendre

de nouveaux poissons aux écluses.

 

Elles auraient leur place,

ces oranges,

il les rangerait dans les choses vues.

 

Il trouverait de quoi

peindre une marine,

même si du navire

il n'y a plus trace,

que cette cargaison perdue,

pas perdue pour tout le monde.

 

Que ces oranges dont il s'est délesté

pour continuer sa route

le cœur plus léger,

surtout s'il songe au cadeau

que ce sera

pour les enfants

et pour leurs parents,

ils auront là de quoi garnir,

à peu de frais,

les petits souliers

au pied de la cheminée.

 

Chez moi,

dans mes images d'Épinal,

c'est saint Nicolas,

c'est lui qui apporte des oranges

aux enfants sages.

Les autres reçoivent un martinet.

 

Chez lui,

en Aunis

et dans ses îles,

c'est la lumière.

 

Sahara ou Sahel,

c'est la même.

C'est l'autre,

pour une fois sans la brume.

 

Pour la saisir,

il faudrait qu'il cesse d'écrire,

de se demander

s'il est un voyageur qui peint

ou un peintre qui voyage.

Qu'il peigne.

 

Il faudrait que j'oublie

de me demander

si c'est la trace d'un rêve,

de quel rêve,

ou persistance rétinienne.

 

Amas de coraux

qu'il prendrait d'abord pour des oranges,

s'il voyageait en Égypte,

si ce n'était pas d'abord une île

où poser sa plume,

peindre sur le motif,

une île qui n'a pas à subir l'arrivée massive

d'algues vertes malodorantes

et potentiellement toxiques en été,

pas encore.

 

Il n'y a que le sart

comme on dit

le varech,

il échoue régulièrement

et on le récolte,

et Fromentin aussi, il note

comment dans cette île

on va au sart,

comment on s'en sert

pour fumer les vignes.

 

Il y a des oranges,

mais ça n'arrive qu'une fois

et il faut être là.

 

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18 décembre 2019 3 18 /12 /décembre /2019 10:36

 

Dans la lettre à Armand du Mesnil qui ouvre Un été dans le Sahara, Eugène Fromentin explique comment, au moment de partir pour le désert, il s'est rappelé Les Trois Arbres de Rembrandt :

« Ce sont trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage ; à gauche, une plaine à perte de vue ; un grand ciel, où descend une immense nuée d'orage, et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs qui cheminent en hâte et fuient, le dos au vent. Il y a là toutes les transes de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique, qui m'a toujours fortement préoccupé. Parfois même, il m'est arrivé d'y voir comme une signification qui me serait personnelle : c'est à la pluie que j'ai dû de connaître, une première fois, il y a cinq ans, le pays du perpétuel été ; c'est en fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume. »

Fromentin se rappelle, au moment de partir pour le désert, cette gravure à l'eau-forte et pointe-sèche réalisée en 1643, le plus grand paysage gravé par Rembrandt.

Un paysage familier, paisible, où l'on reconnaît d'abord, quand on s'appelle Fromentin, l'Aunis et ses plaines. L'Aunis et sa lumière. Mais les ciels sont changeants. Les nuages s'accumulent, l'orage monte. Ce qui apparaissait, au premier plan, comme une douce colline, se révèle très vite un Golgotha. Avec les trois arbres, leur masse sombre, leur disposition qui rappelle les trois croix de la Crucifixion.

L'orage est là. Dans le « grand ciel, où descend une immense nuée d'orage ». Ce que les « deux imperceptibles voyageurs qui cheminent en hâte » fuient, c'est la pluie. La pluie est un calvaire, et c'est ce que retient du paysage de Rembrandt celui qui a le désir -la nostalgie- du « pays du perpétuel été », qui a « rencontré le soleil sans brume ».

Je ne peux m'empêcher ici de descendre « sur Hudimesnil ». Je ne peux pas ne pas retrouver les « trois arbres » qu'évoque Proust dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs :

« Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents. Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray, où une allée s’ouvrit ainsi. Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance. N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu n’avait paru tout superficiel, comme Balbec? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu. »

Rembrandt, Les Trois Arbres, 1643, Rijksmuseum, Amsterdam.
 

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