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3 décembre 2021 5 03 /12 /décembre /2021 14:03

C'est un phénomène inquiétant que le mème. Le mème Internet.

Inquiétant par le nombre, parce qu'il se multiplie (c'est son principe, sa vocation de se reproduire à l'identique). Je parle de ces idées ou concepts qui envahissent le Web, l'encombrent, représentent un risque (de collision), un danger pour la circulation des vraies nouvelles.

Inquiétant aussi par ce qu'il véhicule, et qui prolifère en ce moment.

Car il se répand (c'est dans sa nature de faire des vues, d'augmenter le nombre de vos abonnés sur Instagram ou Tik Tok), comme les vidéos virales, comme ces images, de celebs (pas de pinsons, hélas, mais de « célébrités ») ou autres, qui voyagent seules ou accompagnées d'un message, ce qu'on appelle chez les mémeurs et même les mémologues (ils auront bientôt leur chaire de mémétique à l'université) witty message ou catchphrase.

Ces macros d'images constituent, comme la multiplication des débris qui jonchent l'orbite terrestre, une pollution de l'espace. Comme ces épaves dont la désagrégation pourrait générer encore plus de détritus, et provoquer de graves réactions en chaîne. Et même l'élection, à la tête d'un pays, de l'Agent orange ou de Q -pas celui qui porte une Swatch très spéciale dans le dernier James Bond, mais le non moins mystérieux Q, à l'origine du mouvement complotiste QAnon. Qu'on dit sorti de nulle part, ou du Dark Web, et qui vient de là, de ces idées ou concepts simples, repris et déclinés en masse, qui voyagent à travers le Web et envahissent l'espace. Polluent l'espace. Et empêchent de penser.

Ces mèmes, quelque forme qu'ils prennent, sont propagés par le biais des réseaux sociaux, par exemple via les hashtags sur Twitter, ou les neurchis sur Facebook. Des chineurs (en verlan) qui cherchent toujours un peu la perle rare, dans cette vaste brocante qu'est le Web, mais fatigués de nos façons un peu old de chiner, ils chassent maintenant en meutes, comme de vulgaires trolls (qu'ils sont également, dans d'autres vies et sous d'autres pseudos) : c'est le cas de Neurchi de Zemmour, sur quoi tout de suite vous tombez, quand vous-même vous chinez sur la Toile. Vous découvrez très vite qu'un neurchi l'est toujours de quelque chose ou de quelqu'un, que les neurchis partagent la culture du mème, et la même culture, qu'ils forment un groupe, une communauté, et que la neurchisphère se confond de plus en plus avec la complosphère et la fachosphère.

Si les mèmes imitent les gènes (comme eux ils sont réplicateurs -capables de se reproduire à l'identique- et responsables de l'évolution de certains comportements), la mimésis dont ils procèdent ne produit que de pauvres phénomènes : des succédanés d'idées, de concepts qui voyagent à travers le Web, avec ou sans images, qui deviennent en peu de temps populaires. Et cette propension à se propager, surtout chez les jeunes, avec leurs images détournées, décalées, leurs messages simples et leur humour 2.0, souvent potache, parfois limite, leur liberté de ton qui s'affranchit volontiers du politiquement correct, de la bien-pensance, tout cela intéresse les influenceurs d'extrême droite. Qui observent le phénomène avec bienveillance, le regardent comme une formidable opportunité.

Mais ce n'est pas le rôle de KNOW YOUR MEME. De s'alarmer et d'alerter. Apparemment, ce site Internet ne s'inquiète pas, il ne voit là aucun danger pour la démocratie, aucun doigt d'honneur à la pensée, il se contente de documenter « les variétés de mèmes Internet et autres phénomènes en ligne, comme les vidéos virales, images, slogans, célébrités sur Internet, et autres. »

Pourtant, ce site qui référence les mèmes et leur associe des « labels » selon leur popularité et leur contexte général d'utilisation, fonctionne un peu (si j'ai bien compris) comme Wikipédia. Avec des administrateurs pouvant décider quel mème est confirmé ou rejeté. Signalant certaines images, les faisant supprimer.

Ceux qui les partagent, quand elles propagent la haine, risquent-ils, comme sur Facebook, de se faire zucker : bannir. Comme NdZ de Twitter ou d'Instagram,

S'agit-il d'un bannissement temporaire ou définitif ?

La réponse importe peu, en tout cas elle ne me concerne pas.

Neurchi de Zemmour, « groupe de la memosphère française dédié au personnage d'Eric Zemmour », ne m'était visiblement pas destiné. Je n'étais pas une cible.

Pas encore.

 

Dans la maison/atelier de Florence Marie, à Honfleur.

Dans la maison/atelier de Florence Marie, à Honfleur.

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30 novembre 2021 2 30 /11 /novembre /2021 08:48

Je suis à Grand, un village aujourd'hui dans le département des Vosges (à la limite de la Haute-Marne et de la Meuse).

Dans la foule des pèlerins qui marchent vers le sanctuaire, « le plus beau du monde », ou qui sont arrivés, à la source c'est-à-dire à la résurgence, ils ont fait le tour de la mare, tourné autour de leurs dieux, plongé dans le sommeil dont ils attendent un ordre, mais la réponse tarde à venir, Apollon se tait, ou on n'entend rien à son latin, ou on ne le comprend que trop, ce cadeau enfoui depuis des siècles et que j'ai tant de mal à déballer, dans le noir où je suis plongé, c'est un cadeau empoisonné, hautement toxique, laissé aux générations futures et que j'ouvre par erreur.

Le papier résiste mais il se laisse lire, je vois le mot SONNOCINGOS écrit avec soin, beaucoup de soin, en lettres capitales, je le vois aussi comme une résurgence, du Calendrier de Coligny que j'ai consulté la veille -nous approchons de Noël, nous cherchons des idées de cadeaux-, et il ne faut pas être un druide, un prêtre dans le temple d'Apollon Grannos chez les Leuques pour l'interpréter.

Ce message posté à Bure, une petite commune de la Meuse située un peu plus haut, au coeur d'un projet consistant à enfouir, à 500 mètres sous terre, des déchets radioactifs particulièrement dangereux, ce message qui ne m'était pas destiné, je le lis quand même, avec une extrême précaution mais sans aucun problème, c'est la « marche du soleil » (l'année?). Là-dessus je me réveille.

Le soleil, quand j'ouvre les yeux, a depuis longtemps entamé sa course.

 

 

La marche du soleil
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28 novembre 2021 7 28 /11 /novembre /2021 08:02

Le texte que j'écrivais, qui s'écrivait pendant que je dormais, tournait autour d'une idée confuse et néanmoins lancinante: mes rêves ne sont pas modernes ! C'est là-dessus que je me suis réveillé. Sur ce constat. Et c'est sûrement ce qui m'a réveillé. Ce regret. Ce désir aussi, sans doute lié à l'âge, de changer le décor.

De réduire nos déchets ? Notre empreinte carbone ? Oui.

D'alléger également la charge de travail. Pour ceux qui devront vider la maison. Les vieilles choses, ça n'intéresse plus. On trouve même ça sinistre. Les meubles, les livres, quand il y en a trop. On préfère les murs nus, les monochromes. Carré blanc sur fond blanc. Ou gris, très tendance.

Dans ce rêve dont je voyais la fin, dont je lisais la fin en même temps que je l'écrivais, je rêvais d'abstraction géométrique, de quitter les maisons encombrées et inhabitables de l'art brut, où je me suis un peu perdu ces derniers temps, pour un art que j'appellerai construit, comme on dit maintenant, comme il faut dire si l'on veut entrer dans l'Histoire de la Peinture, et y rester.

Formulée, et aussi clairement, l'idée aurait dû céder la place à d'autres, me laisser dormir encore un peu, or elle revenait. Et le texte continuait de s'écrire. On me réclamait des précisions, me demandait des comptes. Qu'est-ce que j'avais contre IKEA ? Contre leboncoin. Je n'avais pas envie de courir les vide-greniers, d'accord. Mais pourquoi en dégoûter les autres ?

Ce n'était pas l'idée, je ne crois pas, répondrais-je à celles qui attendaient. Si elles voulaient bien m'écouter. Me permettre de développer. Hélas, elles montraient des signes d'impatience. Elles commençaient à se bousculer. 

Je ne pourrais donc pas m'expliquer, montrer que si mes scrupules étaient d'ordre esthétique, ils m'honoraient quand même.

En effet, c'est parce que j'aime mes enfants et que je connais leurs goûts (qui sont de leur âge, de leur époque), que je veux changer la déco de mes rêves. Passer du joyeux bric-à-brac dans lequel ils s'étiolent à une formule plus minimaliste, plus contrainte où ils s'épanouiraient. Où ils évolueraient en toute liberté.

Je ne m'appesantirai pas sur ce paradoxe, les idées qui se pressent à la porte de ma conscience ne m'en laissent pas le loisir.

Je suis levé depuis une heure, et à mon bureau pour tenter d'y voir un peu mieux. Dans cette idée de changer le décor de mes rêves. Est-ce dans le but de changer le rêve lui-même ? D'en changer magiquement le contenu ? D'agir sur les choses, d'infléchir le cours des événements? Il y avait un peu tout ça, dans cette idée. Et de la naïveté.

Celle qui me pousse à lire, chaque soir avant de m'endormir, afin de m'endormir, une revue d'archéologie ou un dictionnaire de la langue gauloise.

Comme s'il suffisait d'installer le divan dans sa galerie d'antiques pour remonter loin dans le passé !

Comme si l'on pouvait agir à la source.

Là, quand j'émerge, le rêve touche à sa fin. C'est un rêve sans images, ou j'ai pris le film en route. Commencé par le making-of. Le moment où l'on découvre l'envers du décor. Où je réalise combien il est obsolète.

Ai-je vu, en ouvrant les yeux, la tapisserie de ma chambre ? Les tableaux, les livres qui l'encombrent ? Les meubles qui m'empêchent de passer ? Ai-je oublié d'éteindre le radiateur ? Machinalement fermé la porte ? Est-ce que j'étouffais ?

Ces questions me taraudent agréablement. M'offrent un bref répit, la cafetière ayant été détartrée la veille. Elle s'est déclenchée toute seule. Comme par enchantement. Je l'avais programmée à 7h, et il n'est que 5h. Me croyant réveillé, elle s'est mise en marche d'elle-même. Elle s'est dit que cela m'aiderait. Que la musique douce et acidulée du café stimulerait ma réflexion. Que je comprendrais enfin comment on peut changer un rêve en changeant le décor. Un rêve qui a presque fini de passer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la maison/atelier de Florence Marie, à Honfleur.

Dans la maison/atelier de Florence Marie, à Honfleur.

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26 novembre 2021 5 26 /11 /novembre /2021 08:41

THE OLD WAYS est un livre de Robert Macfarlane. Conseil de lecture, puis cadeau de Della. Qui m'entraînera très vite sur ces chemins.

Nous marcherons ensemble du côté de Glenelg. Un joli palindrome que nous avons élu, en face de l'île de Skye. Un paradis où il y a toujours un serpent. Ce sont les midges. De tout petits moustiques qui font des nuages, qui viennent systématiquement gâcher l'idylle. Ces midges, aucun spray ne les repousse, aucune bombe, ce sont eux qui nous chassent, nous lancent sur de nouveaux chemins forcément très anciens.

Parfois nous montons avec nos chemins dans le brouillard, ou c'est le brouillard qui descend, qui les efface progressivement. Sauf pour Della qui avance comme si de rien n'était. Ces chemins, elle les connaît comme sa poche. Elle irait les yeux fermés. Comme dirait mon grand-père. Comme il disait de moi. De moi dans le bois.

Les forêts que nous traversons avec Della ressemblent aux Vosges. Il y a des bises vertes -des russules verdoyantes- que nous ne cueillons pas. Il y a mieux en bas.

En bas c'est la mer. Un barbecue improvisé sur la plage. L'île est déserte et le bleu lagon.

Quand les midges débarquent, nous sommes loin. Dans des tourbières peuplées d'animaux qui sont (selon Della) des outres.

Il y aura des navigations, sur la mer des Hébrides. Eigg comme sorti de l'oeuf. Comme Muck de la brume quand nous arrivons, pour un tour de l'île, la plus petite des Small Isles. Mull aussi mais pour son cheddar, et sans quitter Édimbourg.

Nous passerons quelques belles journées chez Nessie. Dans une forêt surplombant le Loch où Della a planté son chalet. Un chalet d'architecte. Sur un terrain qui ne lui appartient pas. Une autre vie, un autre livre. Où nous marchons encore. Dans les sphaignes, d'abord, puis sous des arbres mangés de mousses. Ployant sous le lichen. Nous oublions Macbeth, ses sorcières pour suivre un cerf, et c'est Aaron. Arrêté au carrefour. Il nous interroge du regard. Ne sait quelle direction prendre.

Les anciens chemins nous conduiront en Ariège, à Camp Grand où ils ne s'arrêtent pas. Malgré les tremblants nombreux dans le pré que nous traversons pour apercevoir, avant qu'elle ne disparaisse, la chaîne des Pyrénées. Et en revenant, un peu déçus du spectacle ou bien impatients. De retrouver Walden dans ses bois. René Blanc dans son jardin.

 

THE OLD WAYS
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25 novembre 2021 4 25 /11 /novembre /2021 06:53

Ce n'est pas, bien qu'elle ait le vrai pour objet, disons comme objectif, une science exacte. Il lui faut errer longtemps, forger, pour atteindre son but, toutes sortes de fables.

Prenons le verbe aller. Le plus irrégulier des verbes. Il a trois formes. Les trois viennent du latin. Même celles en all- et aill-. Elles ont suivi la voie romaine. D'ambulare à aller, la route est tracée. Elle file droit.

Cette étymologie est commode (« Tout est prêt. Allons-y ! »), mais elle n'est pas convaincante phonétiquement.

Je préfère aller çà et là, sans but précis, errer avec les « errants » qu'on rencontre quand on s'aventure, comme moi, dans le gaulois.

Il y a par exemple un alano, « qui va », un alauno, « errant », une alant, « errante ». Ils offrent des pistes intéressantes, ouvrent de nouveaux chemins. Nouveaux parce que très anciens. Je pourrais accompagner ces errants, mettre mes pas dans leurs pas, mes mots. Devenir, l'espace d'un texte, un de ces promeneurs. Inventer en marchant, ou avec les pieds de mes vers, l'école buissonnière. Et oublier au plus vite, en prenant mon temps, la voix par défaut de Waze.

 

 

La voix par défaut de Waze
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24 novembre 2021 3 24 /11 /novembre /2021 08:27

Aujourd'hui je me suis levé de bonne heure. Une phrase m'a tiré du lit. C'est tout un texte qui venait, que je devais impérativement coucher sur le papier. Avant qu'il ne disparaisse. Ce que j'ai fait :

« On ne la parlait pas encore, on ne la lisait même pas, pourtant elle court sous ses mots, comme la Vivonne sous le Pont-Vieux... »

Cette phrase qui m'a réveillé à 4h, je la vois comme une résurgence. Mais de quoi ?

Du texte que j'ai écrit hier matin, sur Vivonne, qui m'a conduit de la Vienne à Illiers-Combray ? Sans doute.

Comme je me sentais bien, du côté de Guermantes, j'ai voulu faire durer le plaisir en regardant, sur mon ordinateur et sur Arte.tv, Le Temps retrouvé, le film de Raúl Ruiz.

Mais ce n'est pas suffisant. Ni très logique. Si une langue travaille celle de Proust, c'est le français, pas le gaulois. Qu'on ne parlait pas encore. Qu'on ne lisait même pas. C'est le français de Saint-Simon, de Madame de Sévigné, on ne saurait remonter au-delà.

Non, ce qui travaille ici, me travaille au point de me tirer du lit, c'est le dictionnaire que je lis le soir avant de m'endormir. Afin de m'endormir. On a les rituels d'endormissement qu'on peut. Moi, c'est quelques pages de ce dictionnaire, quelques thèmes nominaux du gaulois. Dont la connaissance progresse, je vous assure. Grâce aux archéologues. On ne compte pas les comptes de potiers, les tablettes d'exécration qu'ils inventent. Les tuiles qui viennent grossir la Vivonne.

Hier soir, je me suis arrêté à la page 369 : elle est cornée. À cette phrase (la dernière de la page):

« Thème absent du reste du corpus et il est probable qu'il s'agit d'une forme archaïque régionale du vieux-celtique (nord de l'Italie) où il est fossilisé dans l'onomastique. »

L'expression « fossilisé dans l'onomastique » résonnait agréablement. Et réveillait l'image, non moins agréable, d'une abeille prise dans l'ambre. Et dans quelle épigramme. Ou cabinet de curiosités.

C'est sur cette abeille d'environ 100 millions d'années, piégée dans un morceau d'ambre, que je me suis endormi.

Discoscapa apicula  © George Poinar Jr., OSU College of Science

Discoscapa apicula © George Poinar Jr., OSU College of Science

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22 novembre 2021 1 22 /11 /novembre /2021 11:35

 

Vivonne est une commune de la Vienne qui tire son nom, semble-t-il, de la Vonne. Une des quatre rivières qui la baignent (les trois autres étant le Clain, le Palais et la Clouère), et la plus connue. Pour de mauvaises raisons, car on la confond fréquemment avec la rivière qui coule chez Proust, du côté de Guermantes, et qu'à Illiers on appelle le Loir.

Vivonne (qu'on prononce dans la Vienne et même à la télévision Vivaune) viendrait de vicus, « village ». Ce serait le « village sur la Vonne ». Un latin où l'on entendrait, si l'on voulait bien écouter, un peu de la vieille langue gauloise. Ici, et ce n'est pas pour nous surprendre, « l'eau ». Une udna devenue, à force de couler, onna. Que l'on retrouve, comme suffixe, dans de nombreuses rivières. Dont la Garonne, la Boutonne. Et la Thironne qui rencontre à Illiers le Loir. Qui le laisse dormir.

Faut-il l'appeler Vivonne, pour qu'il se réveille?

Et pourquoi ce nom qui est celui d'un village dans la Vienne? Du « village sur la Vonne ».

Pour qu'elle chante une dernière fois, cette langue qu'il ne parle pas, qu'il ne lit pas, et qui vient le hanter?

Parce qu'il y entend « eau vive »? Parce qu'il y a du bleu dans l'o, et de la reviviscence dans l'air?

Les berges de la Vivonne seront-elles plus accueillantes que celles du Loir? Le sentier de halage, avec son pêcheur qui a pris racine, fera-t-il un plus beau tableau? Proust retrouvera-t-il, sous son chapeau de paille, le petit Marcel qu'il fut? Le verra-t-il enfin sourire, dans le noisetier?

 

 

VIVONNE
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20 novembre 2021 6 20 /11 /novembre /2021 07:08

 

What's in a name?, se demandait Shakespeare. Ou plutôt Juliette. Che cosa c'è in un nome? « Qu'y a-t-il dans un nom ? »

Dans celui de Shakespeare : des lances qu'on secoue, qui s'entrechoquent, des duels, des batailles, et des forêts qui marchent. Voilà ce que j'entends dans Shakespeare.

Et dans Zanzotto ? Des zanzare, des moustiques, ils arrivent sournoisement, sans faire de bruit, quand vous les entendez zézayer sur vos têtes il est déjà trop tard. À Glenelg, un palindrome où nous sommes installés en face de l'île de Skye, ils font dire à Della qui replie la nappe, remballe les tasses ou les verres, always a snake in paradise : des midges pour gâcher l'idylle.

Des attaques qui ne sont plus de midges, ce printemps 1984 où il commence ses haïkus, mais de panique. Des crises d'anxiété, l'insomnie chronique. La dépression. Dont il essaie de prévenir les assauts en écrivant ces petits poèmes d'aspect japonais. Pour la tenir à distance. D'autres ont fait de même, ils ont tenté d'éloigner le danger en regardant vers la Chine, ils pensaient éviter la stérilité avec leur épopée monumentale: ils n'ont pas échappé à l'aphasie. Zanzotto aura-t-il plus de chance que Pound ? Son hermétisme le protégera-t-il ? Ces poèmes minimalistes feront-ils reculer l'ennemi. Le décourageront-ils ? Sans doute le pense-t-il quand il compose Haiku for a season - Haiku per una stagione .

C'est cela que j'entends dans son nom. Un zézaiement, un zozotement, un zanzottement. Un cheveu sur la langue de Dante (de Pétrarque et de L'Arioste). Car il les écrit d'abord en anglais, ses (pseudo) haïkus. Dans une langue qui n'est pas moins riche en monosyllabes, en fricatives dentales (voisées ou sourdes) que le vénitien de Pieve di Soligo. Son vecio parlar, son « vieux parler ». Où l'on trouve, sans gratter son bois, sans avoir à creuser, le digramme th. C'est le haut trévisan. Et, plus haut encore, le petèl : le balbutiement câlin des mères, des nourrices. C'est une langue qui console, qui apaise qu'il cherche dans l'anglais. Un « néo-anglais petèl ». Qu'il traduira ensuite en italien.

Écrits entre avril et juin1984, ces brefs poèmes ne verront le jour qu'en 2012 aux États-Unis, en anglais et en italien, et sous le titre Haiku for a season - Haiku per una stagione (Edited by Anna Secco and Patrick Barron, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2012). Ils paraissent en Italie en 2019, et en France en septembre 2021, aux éditions LA BARQUE. Où ils sont donnés en français (traduits par Philippe Di Meo), puis, sur la même page, dans leur double version originale. C'est le dernier recueil qu'il a pu composer avant de nous quitter en 2011.

Les poèmes qui le constituent ont été écrits en pleine tourmente. Dans un champ de blé où les blés sont couchés, un champ de bataille où ils se dressent, seuls, tels des coquelicots. Stoïques dans la tempête, et frêles, tellement vulnérables dans les répits qu'elle lui laisse.

 

          « Comme d'un cauchemar une sorte d'azur

          dans les lointains - où je sombrai -

          près de moi, de gentils coquelicots applaudissent »

 

Des remparts, si minces soient-ils, ou des amis, s'ils pouvaient seulement « confirmer les sentiers », des compagnons de jeu, au moins, qui soient autre chose que des ombres. Les « ombres de lui-même ». Elles ne révèlent, quand il les écoute, quand il croit les saisir, que son moi fragile.

C'est la pauvre connaissance qu'il en retire. Qu'il remonte des enfers. Où il retournera, non pas comme le scaphandrier rencontré à Glenelg, pour remplir de nouveaux sacs de coquilles Saint-Jacques, mais avec un « rameau ». Comme dans le Chant VI de l'Éneide. Ou le tableau de Turner.

Ce Rameau d'or est un cadeau de la Sibylle. Mais aussi de Frazer. L'anthropologue écossais James George Frazer fut, avec son livre, une source d'inspiration, notamment pour Freud.

Et pour celui qui pratique, avec ses haïkus, une sorte d'auto-analyse.

On peut ainsi lire ce livre comme un recueil de traces. Y voir des symptômes, des fantômes, les images comme autant de passantes. Comme nous y invite Georges Didi-Huberman. Il regarde l'image comme anachronique. Comme une constellation, faite image, de temporalités hétérogènes. Toute image:

 

          « Voici une centaine d'années

          la faucille passa où jouaient les coquelicots -

          maintenant l'odeur de l'herbe demeure timide :

          certes un oubli, mais un vivant oubli

 

          Where poppies played

          the sickle passed a hundred years ago -

          now shy smell of grass remains :

          oblivion, yet living oblivion

 

          Dove giocavano i papaveri

          la falce passò un centinaio di anni fa -

          ora timido resta l'odore dell' l'erba :

          oblio, ma oblio vivente »

 

 

 

Andrea Zanzotto, Haïkus pour une saison, traduction Philippe Di Meo, LA BARQUE, septembre 2021, 21,00 € .

Haïkus pour une saison
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6 novembre 2021 6 06 /11 /novembre /2021 07:49
L'EDEN

L'Eden avait disparu, mais il revenait souvent dans la conversation.

Je parle de ce manège ou carrousel-salon qui animait les foires du Nord de la France, celle d'Épinal notamment, la Fête comme on disait dans mon enfance où son arrivée, synonyme de joie de vivre, était attendue par tous. Par moi qui la guettais depuis mon balcon (du troisième étage du Groupe Ellen), qui la voyais arriver sur le pont Patch, investir petit à petit le Champ de Mars, le Cours comme on l'appelle aujourd'hui. Qui attendais qu'elle dissipe avec ses couleurs, ses lumières les brumes qui s'attardent, qu'elle empêche le brouillard de s'installer. Et pour longtemps.

L'Eden serait revenu à Épinal après la guerre (ma mère interrogera ses copines, l'une plus vieille et d'un autre milieu y allait certainement), je n'aurais pas eu l'âge. Pourtant je le situe parfaitement. Au fond du Cours dont il occupait toute la largeur. Il était au bout de l'allée centrale (celles qui remontaient, l'une l'avenue de Provence, l'autre la Moselle, aboutissaient là aussi). Où Boshouwers installerait ses autos-tamponnantes. Juste avant ou si vous préférez en face.

Boshouwers que j'entendais alors, quand les adultes en parlaient, comme « beaux choux verts ». À cause du Chambeauvert tout proche. Un quartier au sud d'Épinal qui ouvre sur la Moselle d'un côté et sur la forêt de l'autre. Où nous nous aventurions parfois, avec mon grand-père. Quand nos bois ne donnaient pas assez. Ou que nous les avions ratissés. J'en rapportais des champignons qui portaient bien leurs noms (gros pieds, pieds roses, bises vertes, jaunirés), et l'idée que la forêt est notre jardin. Le paradis. Un lieu et un moment, plus ou moins bref, où les mots ressemblent aux choses. D'où l'on est forcément chassé -livré à l'arbitraire du signe !-, et les remotivations à quoi l'on procède, comme « beaux choux verts », n'empêcheront pas la chute.

Si je ne suis pas allé à l'Eden, comment expliquer que j'en garde un tel souvenir, aussi précis ? Avec quoi l'ai-je construit ? Ce qu'en disaient ceux qui l'avaient connu, qui le voyaient comme un palais merveilleux, où les gens comme nous, qui n'avions pas un sou vaillant, ne pouvaient pas entrer? Ces deux cartes postales (de 1906) ? Elles montrent le manège Eden Palace à la fête foraine d'Épinal, sur le Champ de Mars.

On se trouve sur l'une à l'entrée de ce qui était alors l'EDEN PALACE (Manège Salon) LAMBERTY, avec les deux statues monumentales de Jules César et de Vercingétorix maîtrisant un cheval cabré. Cette façade aveugle avec ses panneaux peints (sur l'un, des chevaux déboulent, dégringolent vers nous, sur l'autre, des soldats attaquent ou repoussent un bateau), gardée par des arbres en pots et des petits palmiers, c'est clairement le triomphe de Vercingétorix. Ce qu'il faut retenir, le message. On s'amuse, on est là pour ça, c'est la Fête, c'était, comme on dira quand elle sera passée, quand elle ne sera plus qu'un souvenir, la Belle Époque. Une période où l'on préparait, le triomphe de Vercingétorix nous le rappelle, la revanche. Jules César, autrement dit le Kaiser, n'aura pas la victoire. On lui reprendra l'Alsace et la Lorraine. C'est aussi pour ça qu'on est là. Dans la foule. Avec sa casquette. La casquette au père Bugeaud.

Pour aller au théâtre. Un théâtre ambulant arrivé par train routier, descendant d'une famille d'acrobates et d'un dresseur de chiens nommé Berthier. Ses chiens eurent la rage, on dut les abattre, ce qui rendit ce Berthier fou, le fit mourir. On dirait un mélodrame comme il s'en donne alors, dans les fêtes foraines, comme on en donnera, car l'histoire du théâtre ambulant ne s'arrête pas là, à la mort de Berthier, les enfants reprirent le flambeau, et la route. Si elle s'arrête à Épinal, le temps d'une carte postale, l'histoire du théâtre ambulant continue. Pour le plus grand bonheur des bibis et des chapeaux de paille (le chapeau de latanier ou Panama est fabriqué dans l'usine d'à côté, chez Kampmann où travailla ma grand-mère, née Munsch, quand elle habitait au Champ du Pin où vivaient tous ces Alsaciens qui avaient opté pour la France et qu'on remerciait ainsi, en appelant le quartier la Petite Prusse), et des casquettes au père Bugeaud. Et de mon oncle René (Ritter) qui viendra comme chaque année à la Saint Maurice jouer du clairon.

Ou pour entrer dans ce grand manège qui va de l'avenue de Provence à la Moselle. Dans cet Eden dont tout le monde parle. Où la vie vous appelle. C'est une chance à saisir. Un cheval à attraper. Ou bien un cochon. Si vous avez un sou vaillant, bien sûr. Sinon le joli minois vous passera sous le nez. Et vous en rêverez encore, dans votre tranchée.

Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. Beaucoup d'appelés en effet, sur les cartes postales de la Fête. Dans leur uniforme et avec leur casquette. Épinal n'est pas seulement la Cité des Images, c'est aussi, en 1906, une importante ville de garnison, des casernes nombreuses, des forts partout, jusque dans nos bois où il y a le Decauville. L'arme oubliée (pas par nous) de la Grande Guerre. Le petit train que mon grand-père appelle, avec son accent italien, décoville. Il fait partie du décor. Si je suis les rails, ce n'est pas pour ravitailler la troupe en munitions, rejoindre la poudrière, mais pour remplir mon panier. Mon panier en osier ou mon pot-de-camp. S'il n'y a pas de champignons, ni de fraises des bois le long de la voie, je pourrai toujours cueillir, même si elles voyagent mal, quelques clochettes dans le grès: des campanules. Histoire de ne pas rentrer bredouille. Mais nous n'en sommes pas là. Nous ne sommes qu'en 1906. Devant un manège qui s'appelle encore EDEN PALACE. Dans la foule qui se presse à l'entrée. Ou pour être sur la photo. Des papillons attirés par la lumière. Par cette Électricité qui arrive, qui va changer nos vies. On dirait aussi bien les âmes du Purgatoire. Elles semblent déjà, alors qu'on n'est qu'en 1906, solliciter nos suffrages.

L'EDEN PALACE change de mains et de nom, il devient l'EDEN PALAIS. La nouvelle attraction des frères Caron qui le transforment, en 1927, mais en gardent l'esprit. C'est ainsi qu'il s'appelle encore en 1959. Quand ce chef-d'oeuvre de l'art forain est acheté par des Américains qui le démontent et ne le remontent pas. C'était trop coûteux, trop compliqué, il fallait en reconstituer le plan. On le retrouvera en pièces détachées sous la neige dans le Montana et en 1997 il devient - ce qu'il en reste- la propriété de la famille Sanfilippo qui le restaure et en fait une nouvelle attraction. Avec cavalerie et « ballon ».

Au début du XXème siècle, les carrousels-salons sont les plus grandes attractions foraines. Tout est fait pour impressionner. À commencer par la façade, richement décorée et éclairée à l'électricité. Synonyme de modernité, de révolution industrielle, et associée à la mythologie, elle plonge le visiteur dans une ambiance féérique. C'est la Fée électricité ! Ajoutez-y la taille, la décoration qui mêle baroque et Art Nouveau, et vous comprendrez ce qu'on éprouvait alors en pénétrant dans ces manèges.

C'est ce que l'on voit sur ces deux cartes postales, la foule qui se presse pour admirer le manège, pour tâcher d'y entrer .

Mais il faut avoir l'âge, les sous, chez nous ils ne sont pas bien vaillants. On reste donc à la porte du jardin, comme moi au Point de vue. À contempler depuis mon mur le muguet rose et le lilas double. Ou comme aujourd'hui à mater deux pauvres cartes postales. À tenter (vainement) d'atteindre le comptoir. Le grand comptoir sculpté et peint dans le style Art Nouveau où l'on allait acheter ses confettis et ses boissons.

L'intérieur, je dois l'imaginer. Les miroirs, les pilastres d'esprit baroque. Le ciel du manège, avec ses amours et ses guirlandes de fleurs. Et la cavalerie. La cavalerie surtout. Les douze chevaux, les douze cochons galopant, les deux toupies et les deux grandes gondoles.

Les cochons remplaçaient les maquereaux, mais ils donnaient lieu aux mêmes plaisanteries.
Pourquoi me reviennent-il aujourd'hui ? Parce que ce manège une fois installé n'arrêtait pas de tourner, parce qu'il fallait attraper le cochon quand il passait, le choper si l'on voulait choper ?

C'est la queue du Mickey, mais ce carrousel-salon n'était pas pour les enfants. S'ils y allaient, c'était en matinée, pas pour voir les grands tanguer dans leur carrosse, arroser les filles, les asperger de confettis, certains ont le champagne mauvais.

L'Eden, selon la copine de ma mère, est revenu après la guerre à Épinal, mais pas longtemps. En 46, et il est reparti en 48 ou 49. Définitivement. Mais il reste quelque chose, quelques frissons de l'horreur sacrée des premiers temps. Du moins dans les conversations. Dans le souvenir de ceux qui les « attrapaient ». Comme d'autres le maquereau ou le cochon. Chevauchaient avec elles. Tournaient avec la toupie, et s'installaient malgré eux dans le grand carrosse.

Je n'ai pas pu y aller, pourtant je m'en souviens très bien.

Si c'est une initiation, la mort est douce et la naissance qui suit particulièrement douloureuse, je me retrouve plongé dans la lumière et le bruit, celui de l'orgue au fond mais je ne le vois pas, il n'y a pas de monstre caché, pas d'autre raison d'avoir peur. Que ce manège qui tourne, cette cavalcade. Dans laquelle sont précipités les enfants qui ne devraient pas être là. Qui voient ce qu'ils ne devraient pas voir. Ces courses au champagne, ces batailles de confettis : ces fêtes où l'on s'encanaille. Dans quel cauchemar suis-je entré? Sur quel cheval suis-je monté ? Qui m'emporte dans les airs, dans une chasse sauvage, et à la fin me piétine. Fatalement.

Cela ressemble à une scène primitive. Tout y est, Eros et Thanatos, L'Eden et après avant l'heure. Je n'ai pas l'âge d'être là, pourtant j'y suis. Je balance mes confettis comme les autres. Que je traite, selon leur monture, de « maquereau » ou de « cochon ».

La façade autrefois aveugle a-t-elle ouvert ses ailes pour me laisser passer ? Ses grandes ailes de papillon. Ai-je vu les deux statues monumentales de Jules César et de Vercingétorix maîtrisant un cheval cabré ? Y étaient-elles encore ?

Peu importe, du moment qu'elles encadrent l'entrée de ce carrousel-salon. Dans mon souvenir. C'est la force du souvenir. De se construire avec les matériaux dont on dispose. Avec ce qui tombe sous le regard ou dans l'oreille. 

C'est comme la bataille d'Uxellodunum. Elle s'est déroulée il y a bien longtemps et cependant on a, quand on se promène avec son ami Christian Signol, le romancier de l'école de Brive, sur le supposé champ de bataille, le sentiment d'y avoir été. Quand je m'étonne de lire ça dans ses Carnets de notes, Pierre Bergounioux me dit avec un sourire « J'y étais ! Et toi aussi d'ailleurs. Mais nous n'étions pas dans le même camp. Toi tu combattais avec les Romains... » Plaisanterie qu'il ressortira au professeur Majorano, à Bari où il l'a invité et où il le présente :

« On s'est déjà rencontré, en 51 avant Jésus-Christ, sous les murs d'Uxellodunum. J'avais dressé l'étendard de la révolte avec mes compatriotes cadurques. Il était centurion dans la 10e légion. Il ne manque pas d'humour et veut bien en convenir. » Pierre BERGOUNIOUX, Carnet de notes 2001-2010: Journal 3.

Une scène fondatrice où je ne me reconnais pas. Ma quête des origines ne passe pas par là. Je cherche la vérité ailleurs. Et quand les mots se taisent, qu'ils sonnent comme autant de noms propres, je procède par rapprochements, je ramène l'inconnu au connu. J'invente un sens. Un « beau chou vert » qui calmera ma faim.

Au fond, je mets en oeuvre avec mes étymologies remotivantes le projet de Francis Hallé. Je fais renaître une forêt primaire en Europe de l'Ouest. Une Białowieża, sans les menaces qui pèsent sur elle. Dont la principale est de croire que l’homme la sauvera, en coupant ses arbres.

Le souvenir est un montage. Tous les archéologues vous le diront. Et pour avoir longuement guetté la Fête depuis mon balcon, vu les longs camions arriver sur le pont Patch, passer la Moselle, les forains investir le Cours, installer leur manège, les démonter, je ne les contredirai pas. Mes souvenirs sont des montages où je ne coupe rien.

Je ne fais pas autre chose quand j'évoque l'Eden où je ne suis pas allé. Et dont le souvenir est pourtant si précis. Je compose à partir de vestiges divers, d'époques différentes, un assemblage.

Il se peut que dans le souvenir que je garde de l'Eden où je ne suis pas allé il y ait celui d'un 14 juillet en Bretagne, à Brignogan où nous étions pour la première fois en vacances. Mes parents et moi. Les souliers qui claquent sur le parquet, les gens qui dansent en rond, qui veulent m'entraîner dans cette danse macabre, qui me refilent un flambeau pour que je défile sont pour beaucoup dans la fascination mêlée d'effroi que suscite -ou réveille- le mot Eden.

L'Eden est un lieu où je suis entré sans savoir, sans le vouloir. En suivant les repas. Nous sommes à table: au théâtre. Nous rejouons toujours la même pièce. Le scénario est immuable, notre rôle écrit dans le marbre des tombes. Nous, les enfants, nous sommes les muets. Mais les muets ne sont pas sourds. Nous écoutons les grands parler de gens, de choses que nous ne connaissons pas, avec des mots dont le sens parfois nous échappe. Alors nous l'inventons. Nous cueillons dans la conversation de « beaux choux verts ». Nous franchissons par erreur la porte de l'Eden. Nous nous régalons du spectacle ou nous le regrettons aussitôt. Mais trop tard.

Musée des Arts Forains, Paris, novembre 2021, photos Lucie Montebello.

Musée des Arts Forains, Paris, novembre 2021, photos Lucie Montebello.

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8 octobre 2021 5 08 /10 /octobre /2021 09:07

J'étais sur le chemin du retour. J'avais passé une belle journée, et la nuit était claire. J'aurais pu rouler sans phares. Je voyais parfaitement. L'artiste chez lui, dans cette maison peinte du sol au plafond et qu'il m'avait fait visiter, pièce après pièce. C'est un rêve qu'il habite, je me disais dans le rétroviseur, une enfance qu'il se compose. Et je le revoyais montrant ses tableaux. Et cachant ses collections. Il n'était pas question de photographier ses nounours. Il ne faut pas donner des idées aux voleurs.

Le mot résilience résonnait dans ma tête, mais on était bien au-delà. Comme de l'art brut où l'on fourre tout ce qui gêne, et où vous vous retrouvez vite enfermé. Pour moi le placard ne sera jamais qu' une menace. De me livrer au Peut Homme si je refusais de finir ma panade.

Le chemin me parut soudain très long, la nuit trop noire. Pour me sentir moins seul dans ce placard où il resta des années, pour oublier l'enfant battu, affamé, j'allumai la radio. Laure Adler recevait Matthieu Chedid. Gilles Deleuze parlait de la ritournelle, un petit air, tralala. Quand est-ce que je chantonne, chantonnait-il.

Je chantonne quand je fais le tour de mon territoire, quand je suis chez moi.

Quand je ne suis pas chez moi et que je vais vers mon chez moi.

Quand je dis adieu je pars, quand je sors de chez moi mais pour aller où.

 

Le territoire, chez Deleuze et Guattari, devient tel une fois instauré par la ritournelle. La ritournelle, c'est d'abord ce qui met en ordre le chaos, ouvre un territoire rassurant.

«Un enfant qui chantonne dans la nuit parce qu’il a peur du noir cherche à reprendre le contrôle d’événements qui se déterritorialisent trop vite à son gré et qui se mettent à proliférer du côté du cosmos et de l’imaginaire. »  F. Guattari, L’inconscient machinique, Paris, Recherche, 1979, rééd. 2009, p. 117.

« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. »  G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1990, p. 382.

La ritournelle trace en effet un chez-soi qui n’existait pas avant, et qu’il faut désormais habiter. En lui assignant des fonctions. Le peintre que j'ai quitté il y a trois heures chantonnait. Il chantonne pour recueillir en soi les forces du travail à fournir, Car il travaille. Il n'arrête pas.

C'est la ritournelle : le cercle qu'on retrouve pour y laisser entrer un tiers, ou qu'on quitte. Non pour retourner vers ce chaos dont on se protège avec son petit air, tralala tralala lalère, mais pour « rejoindre le Monde » (MP: 383).

Dans le noir, chez soi, vers le monde.

Ces trois moments ne se succèdent pas, ils sont simultanés. Se mélangent. À eux trois, ils forment la ritournelle. La ritournelle génère le temps.

Je voyage aujourd'hui avec Tralala. Le personnage que compose Mathieu Amalric dans le film des frères Larrieu. Je retourne à la ritournelle. En 1980, Deleuze et Guattari lui consacrent un chapitre entier de Mille Plateaux. Ils empruntent le mot à Lacan qui s'en servait pour désigner un langage stéréotypé, celui de la psychose, la répétition obsessionnelle d'une structure immuable, mais ils en retournent si je puis dire le sens.

Avec la ritournelle, qu'on la prenne au sens strict (musical, celui d'un air à couplets répétés), ou figuré (ce que l'on répète continuellement), on était dans la répétition.

Tout change dès 1965 (Guattari en tord l'usage dans sa pratique clinique) et quand paraît Mille plateaux. Une cassure qui interrompt la répétition, qui ouvre de nouveaux territoires. Qui installe dans le mouvement.

Éternel retour, non des Grecs mais de Nietzsche, non du même mais de la différence, voilà la ritournelle telle que je la retrouve dans Tralala.

 

Tralala
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