Comme les jours derniers, il n'y a pas foule sur la file. Nous sommes toujours les mêmes à être présents. Les autres ont de bonnes excuses et on leur pardonne, ils nous reviendront sous peu et nous serons contents de les retrouver.
Bonjour à tous, ils diront, je reviens vers vous après une longue absence. Tous, ce sont les « cousins Hugo », les descendants de Johannes Hugo dit Bralleville, « le plus lointain ancêtre connu avec certitude du poète », et celui qui parle s'appelle, se fait appeler Demenge.
Demenge, s'il vous dit qu'un vilain virus lui a grillé son disque dur, vous n'allez pas chercher la petite bête, faire votre Juliette, Juliette si prompte, avec le peu de sympathie qu'on lui connaît pour les tables cancanières, le peu d'affinité avec les esprits, à détecter, à dénoncer les supercheries, Juliette Drouet, même elle, l'admettra. Elle servira à d'autres son ironie, sa fameuse friture du Madon. Pas avare de qualificatifs envers cette rivière, elle en décrira les verts rivages, l'onde limpide, la troupe azurée. L'impressionnant cortège. Elle ne choisira pas entre plusieurs formules, elle ne préférera pas la variation des épithètes à leur répétition, toujours à la fin il y aura le dauphin. Le dauphin secourable, et elle n'a pas lu le poème d'Ausone. Elle l'aurait lu, elle aurait vu passer « l'énorme Silure », elle ne l'aurait pas regardé comme « le Dauphin des rivières ». Elle n'aurait pas considéré que cette douce Baleine était un honneur de plus pour cette petite rivière, elle l'aurait prise et relâchée dans le Madon. Puis elle aurait lancé, à ceux qui pêchent les poissons morts que les Esprits de l'autre monde attachent à leurs lignes, au premier rang desquels on reconnaît son ami Toto :
« Sur ce, je vous cogne mes plus tendres sentiments. »
Barbe, c'est autre chose, elle vient pour vous rappeler ça, que la file est un fil, que la mort l'a coupé. Mme Victor Hugo qui dès le début a décidé de croire ne juge pas nécessaire d'ajouter la moindre nuance à ces paroles tranchantes. C'est la mort, c'est entendu. Elle a interrompu le couarail. Le forum où on était deux ou trois, toujours les mêmes, à venir avec le soir, à la belle saison, à deviser sur le banc de pierre posé sur le tour de volet, devant la façade où le poirier faisait ses poires et un peu de fraîcheur. Où on commentait l'actualité du village en écossant des pois, en dénoyautant les mirabelles, en tricotant ou ravaudant quelque vieille légende. Réparer, repriser, on sait. Vous savez. Et que votre arbre généalogique, s'il doit ressembler à quelque chose, c'est à cet espalier adossé au mur de la façade. Écoutez Barbe. Écoutez-la, elle vous dit. Depuis le temps. Des siècles, qu'elle l'attendait. Ce baptême. Demenge, ça lui aura coûté 300 euros. Elle, c'est grâce aux endimanchés, c'est ainsi qu'elle appelle ces Américains qui l'ont appelée. Barbe, ils l'ont appelée, sans savoir qui portait ça, ce prénom, car c'est un prénom, c'était même un prénom à la mode, mais ils ne peuvent pas savoir si c'est un homme qui répondra ou bien une femme, et de quelle région du ciel. De quel canton. De quelle paroisse et comment prononcer. Hergugney, il se peut qu'ils confondent avec Gugney-aux-Aulx où il y a aussi des Hugo. Je tiens quand même à les féliciter pour leur colossal travail d'archivage, elle ajoute, à les remercier pour leur disponibilité. Grâce à eux, les cousins Hugo ont pu consulter gratuitement les microfilms et retrouver leurs lointains ancêtres, leur offrir ce baptême pour les morts qui n'est pas, n'en déplaise aux sectaires, le baptême des morts. On ne déterre pas les morts pour les baptiser. D'abord ce n'est pas une obligation mais conseillé. Et puis les morts ont leur mot à dire, les morts montés au ciel, quelle que soit la paroisse, quel que soit le cloud où ils se trouvent, où vous les trouvez, ils sont libres d'accepter ou pas ce baptême que les vivants tant d'années après leur offrent. C'est ce qu'on appelle le libre arbitre. Moi j'ai accepté, et je ne le regrette pas. C'est un travail phénoménal qu'ils accomplissent. Nos missionnaires. Avec leur chemise blanche et leur gentille cravate. Nous ne le répéterons jamais assez. Grâce à eux, c'est reparti.
Et ils repartiront. À demain, ils diront, aux gardiens de la file et à ceux qui ne sont pas là mais qui peut-être les liront. Comme ça. C'est comme ça qu'on s'exprime dans les forums et tant pis si demain c'est dans six mois. Tant pis si la file est d'abord un fil, un fil de discussion, l'important est de ne pas le perdre, et que dans six mois il revienne, le Demenge ou la Barbe, qu'ils disent bonjour la file, et merci Marie Anne pour ces renseignements. Et que Marie Anne leur réponde. C'est sympa de partager ma « joie », elle leur répondra, des larmes dans la voix, je vous avoue que ma famille est très peu intéressée par mes travaux de généalogie, qu'on me regarderait presque comme une évaltonnée, alors je suis heureuse de partager mes découvertes. Que Johannes Hugo dit Bralleville a eu une soeur, Barbe, mariée à Claude Haroux, et que je descends de ce couple par ma grand-mère maternelle. Partie des Vosges, elle passera par la Meurthe-et-Moselle et finira dans la Somme.
Bonjour Marie Anne, et bravo pour ton apparenté avec Victor Hugo. C'est Libaire qui parle. Ainsi parle-t-elle, de cette belle découverte en généalogie et bien agréable. Quand on est un passionné en la matière. Je suis un peu comme toi, Marie Anne, mais moi c'est avec Paul Claudel que je suis apparentée, par mes deux grands-parents qui étaient cousins, leur branche commune est liée à celle de l'écrivain. Mais j'ai d'autres cousins célèbres par alliance, et même un cousin martyr dévoré par la Bête du Gévaudan!
Que cette Barbe Hugo née en 1620 et morte en 1693 à Praye, un village-rue comme il y en a des centaines en Lorraine, soit l'humble ancêtre du grand écrivain, cela détruit la légende entretenue par Victor, colportée par lui d'une noble origine, et tellement germanique. On ne descend pas avec elle d'un burg, de ces «formidables barons du Rhin, produits robustes d'une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et les bruyères (...) », on vient d'un trou, et pas du tout crénelé, du Xaintois, d'une famille de laboureurs où il y a aussi un tailleur d'habits
Franchement, vous me voyez, Ego Hugo, prendre la file avec ces maisons basses, l'unique rue qui va égrenant ses portes cochères, ses tas de fumier, monter en procession vers mon clocher?
Et Juliette, qu'est-ce qu'elle dira Juliette? Vous croyez qu'elle n'a rien d'autre à faire qu'attendre les beaux jours, le moment de la journée où sur son banc de pierre elle retrouvera le fil? Que ce commerce avec l'autre monde soit pour lui plaire?
Juliette se faisait une autre idée de son ravissant bien-aimé. Et, quoiqu'elle se trouve très mal de ce régime d'ombre, que cette conversation avec les esprits la fatigue, qui lui vole son doux adoré, qu'elle menace de se joindre à eux pour avoir la chance de le voir quelquefois, laisse-moi m'ennuyer seule, elle lui demande, puisque j'y suis condamnée de toute éternité.
Pourtant, c'est tout Victor, cette Barbe Haroux née Hugo, toute sa volonté de poser au burgrave, la promesse qu'il nous lance, par-delà les siècles, d'être de ces « Barbus Graves », et le premier d'entre eux, Barberousse, l'empereur ressuscité ou rien.
Et cette discussion dont Barbe nous a aidés à retrouver le fil rend visible à la maigre foule qui se presse (lentement), à Marie Anne et à Libaire quand elles veulent bien quitter leur nuage, « cette grande échelle morale de la dégradation des races qui devrait être éternellement l'exemple vivant dressé aux yeux de tous les hommes.» Comme l'écrit dans sa préface notre truchement. Celui qui a rimé en français tant de vers de Virgile (ce qu'il a caché jusqu'à ce jour) et qui sait mieux que personne tout ce qui se perd d'un hexamètre qu'on transvase dans un alexandrin.
L'écolier découvrant les Géorgiques, remplissant de fragments son panier.
« Et creusant, plein d'effroi, d'antiques monumens,
Mesurera des yeux d'immenses Ossemens. »
Plus de vingt ans après, à la fin de la pièce VIII des Rayons et les Ombres, le poète reprend le travail,
« Et, rouvrant des tombeaux pleins de débris humains,
Pâlit de la grandeur des ossements romains! »
Dans une langue que plus personne aujourd'hui, et c'est heureux, ne parle.