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1 mai 2012 2 01 /05 /mai /2012 06:26

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Retour à ma vieille ville natale où j'ai retrouvé des visages, des noms dont me séparaient combien d'hivers, et revu pour la première fois depuis l'enfance, depuis la grande forêt d'enfance, des hannetons.

 

3411835_3a41fcf16b_l.jpgJ'en ai bien compté quinze (sur les trottoirs) jusqu'à La Licorne où j'allais dédicacer Tous les deux comme trois frères. La raison, l'Ours des Vosges -l'apiculteur où j'achète mon miel- me la donne. Les sangliers prolifèrent, de leur groin ils fouillent le sol, toujours en ligne droite, pour déterrer les fameux vers blancs, les larves et ce sont maintenant des hannetons qui s'envolent de la terre labourée vers les arbres, des hannetons qui tombent bêtement, lourdement sur le trottoir où en général on les écrase sans les voir, trois ans de vie immobile, d'obscures mastications et de patientes métamorphoses pour en arriver là.

Le temps est loin où un imprimeur-libraire à Mirecourt, directeur du journal La Ferme, déclarait la guerre aux hannetons, voulait y précipiter toute la jeunesse. Qui ne voyait jusque là dans le gueugueu qu'un jeu, innocent quand on lui attachait à la patte un bout de fil. Un peu moins loin celui des "leçons de choses", où l'instituteur qui ne faisait plus de la chasse aux hannetons un devoir vous récompensait par un bon point. Et cela donnait vite une image.  Mais ce retour du hanneton qui coïncide avec mon retour dans les Vosges, ce que je prends comme un signe (que la nature ici est un peu plus préservée qu'ailleurs), et même pour un heureux présage (tandis que je me dirige vers la librairie où m'attendent mes nombreux lecteurs), je ne suis pas certain, même si les apiculteurs locaux souffrent moins du Cruiser que ceux des plaines à colza, et sont épargnés par le frelon asiatique, qu'on l'accueille plus favorablement qu'en 1868.

Autre phénomène, la chaleur estivale qu'il faisait dans l'Est et la poussée, curieuse en cette saison, des petits-gris (le tricholome terreux ou couleur de terre mais il va, suivant mon souvenir, du gris souris au gris foncé et toujours du côté de La Verrerie) que signalait Vosges Matin et que j'ai pu constater samedi dernier au marché d'Epinal. Où la marchande des quatre-saisons proposait, à côté du muguet du 1er Mai, de ces champignons d'automne dont on racontait chez moi qu'ils avaient été tellement ramassés, pendant la Guerre et à La Verrerie (dont les bois avaient été ratissés), qu'ils avaient quasiment disparu. On parlait des vrais, et non de ces faux petits-gris qui hantaient désormais les sapinières et cherchaient, en vain, à faire oublier les fricots d'antan. On en parlait comme le Maréchal du travail et des travailleurs que je salue au passage, qu'ils défilent ou qu'ils passent la journée en forêt ou en compagnie d'un livre. Je les salue et les invite à cueillir ces survivances: à lire ces symptômes.

 

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13 avril 2012 5 13 /04 /avril /2012 09:04

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Parler d'archéologue du présent, à propos de Luigi Grazioli, ce serait faire un pléonasme. Ce qu'il cueille, de l'avis de celui qui le lit, et qui aujourd'hui traduit ses Correzioni, commenti, rettifiche, cancellature e cancellazioni, ce sont toujours les traces présentes du passé. Des vestiges matériels qu'il reçoit et nous livre comme autant de symptômes, avec cette acribie qui le caractérise et qui est, comme l'image qu'il décrit, comme l'image du rêve mais c'est dans la réalité qu'il la trouve, anachronique.

 

 

Corrections, commentaires, rectifications, ratures et effacements

 

 

 

Chaque lundi, au moment de m'engager dans l'ultime tunnel du TER qui, de porta Garibaldi, débouche via Tazzoli, sous l'Hôtel AC, mon coeur bat un peu plus vite. C'est l'attente. L'incertitude et la curiosité de savoir s'il y aura un nouvel épisode dans la petite saga des graffiti qui me passionne depuis que je suis passé par là pour la première fois, il y a quelques mois. S'il y aura un coup de théâtre, un rebondissement, ou si le dernier effacement sera le bon.


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Je veux parler d'une série d'interventions, corrections, rectifications et effacements de graffiti, qui concerne uniquement un groupe d'inscriptions en grande partie concentrées sur les murs du dernier tronçon du tunnel à la sortie du souterrain, en haut du long escalator, et très raide, et le long des escaliers et de la rampe d'accès pour les fauteuils roulants qui sortent sur la place devant l'hôtel, où stationnent presque toujours des taxis et des autos de grosse cylindrée, et de belles femmes avec sacs à main et valises de grandes marques (déjà debout de si bonne heure?).


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 Les inscriptions sont toutes de la même main et répètent, à une brève distance l'une de l'autre et avec d'infimes variations, un unique message. Dans ses composantes essentielles le message est constitué de ces éléments: déclinaison de l'identité (juste un prénom, qui n'est pas dit, comme nous le verrons plus tard, qui doit correspondre au prénom réel de celui qui écrit: pseudonyme, nom de scène, avatar, avec des implications possibles d'un symbolisme facile, – à moins qu'il ne s'agisse d'un trait d'ironie, un des nombreux –), nationalité, études et profession (réelle ou souhaitée) comprises (Angel Manuel rag. ital. Gigolò); indication des principales caractéristiques (super bien monté, sans plus de détails, mais la taille a été ajoutée, dans une intention polémique, par le correcteur: 8-10 centimètres), et des destinataires (femmes uniquement, on ne prévoit pas d'exceptions), sans spécifier la typologie des prestations offertes (mais faciles à deviner, on présume que celui qui écrit présume), parfois, pour rassurer le client, il précise le lieu de travail (un appartement confortable et discret ), le mode d'accès (Milan, il y aurait pourtant sur ses services publics un tantinet à redire); et enfin des numéros de téléphone (mais généralement le même, plusieurs fois répété, soit pour être clair, soit pour riposter à un effacement des derniers numéros: omissis) avec spécification de la forme de communication et/ou de prise de contact souhaitée (sms). D'autres ajouts, minimes comme les variations expressives, sont imputables seulement au caprice du moment et partant ne sont pas particulièrement significatifs; ou bien ils le sont seulement de cela (je veux dire du caprice du moment), bien qu'ils puissent suggérer tout autre chose, des mondes entiers, à celui qui est disposé à y entrer, par exemple aux fins psychologues de la télévision, ou seulement de petites nuances, mais essentielles, aux différents pathologistes, indices dont un spécialiste, en fonction de sa spécialité, pourrait tirer qui sait combien de déductions et combien intéressantes, sinon même les plus risquées (les plus suffisantes, ou sûres d'elles-mêmes, comme on imagine l'expert), des conclusions définitives. Je les suivrais toutes, si j'en avais le temps et les moyens (pour ne rien dire de la capacité).

 Les inscriptions en elles-mêmes ne sont pas d'une très grande originalité: je dirais même qu'elles suivent aveuglément (mais le cliché doit être lu comme la marque d'un professionnalisme qui ne s'abandonne pas aux mignardises de la subjectivité) une typologie traditionnelle et vénérable qui se développe habituellement dans les toilettes publiques ou dans des lieux où la créativité est plus répandue comme les bâtiments scolaires et pénitentiaires (je laisse le détail du décor et des matériaux utilisés aux critiques d'art et aux anthropologues); et par conséquent, en tant que telles, elles devraient se révéler ennuyeuses, s'il n'y avait là, qui a suscité mon intérêt, une extraordinaire floraison de corrections, ajouts, réécritures, commentaires, suppressions, rectifications, modifications et annulations à l'aide de peinture dont régulièrement elles font toutes l'objet, excepté celles de la rampe d'accès pour les fauteuils roulants et le long des escaliers qui ne connaissent pas de badigeonnage: les premières (tu aurais dit!) par l'habituelle discrimination envers les moins favorisés qui s'étend à leur environnement, les secondes parce que sur le marbre, je pense.

Même cela ne serait pas si intéressant: les murs sont pleins d'inscriptions et de dessins de toute nature, généralement sous forme d'illustrations (en particulier concernant certaines parties de l'anatomie, qui évidemment seraient vite oubliées, s'il n'y avait pas toujours quelqu'un pour estimer utile d'en rappeler les traits), d'exemples de leur propre créativité par la main d'une personne qui au départ n'est pas convaincue de sa valeur et malgré cela insiste peut-être en comptant sur la négligence d'autrui, et d'effusions, célébrations, invectives et déclarations de teneur variée, d'amour de préférence (l'amour, on le sait, a ce défaut, de laisser des traînées, et des plus impensables), et parfois de véritables guerres de communiqués, autrefois aussi politiques, aujourd'hui presque exclusivement sportifs ou racistes (en Italie c'est pareil). La vieille rengaine de l'éphémère et de l'éternel.
Certaines inscriptions donnent envie de répliquer; on pourrait même supposer qu'elles agissent en aimants, comme des aiguillons, qu'elles stimulent les pulsions primitives, qu'elles poussent au jeu ou au venin. Surtout celles qui campent solitaires sur de grandes parois ou des murs d'enceinte, comme celle, gigantesque, que je me trouve dans l'obligation de lire chaque fois que je me gare à proximité de mon bar: « Tu es ma seule et unique pensée », que personne n'a jamais songé à effacer, et à laquelle je n'ai pas la force d'ajouter un codicille, comme « pour ta tête, c'est déjà trop », ou quelque variante encore plus explicite pour faciliter la compréhension (vu les prémisses).
Ce sont des textes qui ont, c'est évident, pour origine l'
horror vacui, qui sont comme des réponses à de vastes zones vierges dont la nudité apparaît insupportable, obscène; mais qui ensuite, à leur tour, suscitent l'horror pleni des amoureux de l'ordre et de la virginité, fût-elle plusieurs fois refaite (de parois, rues, lieux: de chaque volume, qu'il soit animé ou non), qui repeignent à neuf les murs, ou les segments incriminés, avec la même peinture ou une teinte identique ou similaire, ton sur ton, par couches mais couvrant, scellant, annihilant jusqu'à la prochaine provocation qui, inutile de le dire, se matérialise à peine le restaurateur de l'ordre s'est-il éloigné, et seulement là où il avait badigeonné, pas ailleurs, ni à côté ni plus haut ou plus bas, bien qu'il y eût des km carrés à disposition, reproduisant toujours et seulement, parfaitement identique, jusque dans les fioritures, l'inscription effacée, l'unique vérité que celui qui écrit a à transmettre, rien d'autre, parce que d'autre ou d'ailleurs il n'y a pas, dans une succession de coups de main interchangeables, une guerre des nerfs jusqu'à épuisement, qui est généralement remportée par le prophète compulsif, lequel cependant, une fois qu'il l'a gagnée, quitte le champ de bataille et s'en va sans profiter plus que cela de son succès: comme vidé, sans même se soucier de cette vérité pour laquelle il avait si longtemps et opiniâtrement combattu, et qu'il abandonne maintenant à son destin de parole sans destinataire, qui s'efface à cause de son excès d'apparence et connaît ainsi, une fois obtenu l'avantage, pour le pur plaisir de vaincre, « par principe », le sort d'invisibilité que voulait lui réserver son adversaire vaincu.

Ici au contraire il semble que ce soit, pour l'instant, effacer qui l'emporte. Ce qui me fascine, ce n'est pas tant cette victoire par ailleurs prévisible, du moins à long terme, avec son allégeance conformiste à une loi universelle, que les formes que l'effacement revêt. Il s'agit de rectangles, le plus souvent, mais aussi de polygones irréguliers de différentes tailles, de figures au-dessus ou à l'intérieur d'autres figures, avec des couches de couleurs identiques ou équivalentes qui donnent lieu à des glacis, ou des dégradés et des contrastes, dans un jeu optique en relation (dialectiquement!) avec la couleur du mur ou avec celles, diverses, des murs adjacents, et avec les différentes sources de lumière, à commencer par celles, changeantes, qui viennent du dehors (une lueur, de loin), mais aussi avec des effets rythmiques que leur succession irrégulière et les passants qui ne marchent pas tous du même pas créent de l'une à l'autre et sur le mur tout entier, et même d'un mur au suivant ou avec les facteurs les plus variés, quand par exemple se trouvent inclus dans le jeu carrelages, colonnes, plafonds et autres composants graphiques et architecturaux. (Je me perds dans ces conneries... et je n'ai pas d'excuses.)


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À être totalement recouvertes, il n'y a que les inscriptions du fantomatique Angel Manuel (un prénom qui pue tellement le pseudonyme: à moins que ce ne soit ma défiance, pour ne pas dire mon aversion pour l'excès de symbolisme, d'autant plus s'il est involontaire), et d'éventuelles malheureuses seulement à cause de la proximité, comme s'il fallait délimiter une zone de quarantaine pour empêcher la propagation du mal. Et qu'importe si cela interrompt la continuité, si, à la lettre, cela fait une tache et rend visible la ségrégation sur laquelle la continuité repose, en l'occultant complètement, seulement quand elle marche parfaitement, dans le paradis rêvé de l'uniformité. Tous les autres graffiti sont épargnés, comme dans les meilleures traditions démocratiques, ou effacés comme à contrecoeur (semble-t-il) dans des moments de crise générale, quand sont rendues nécessaires des prises de positions fortes et que l'on procède à un badigeonnage général de secteurs entiers du parcours souterrain. Sinon c'est le chaos!

Pourtant, même les mécanismes les plus parfaits laissent derrière eux de petites misères, selon l'enseignement des mystiques tisserands islamiques (des gens qui en savent long), comme le montre la survivance déjà signalée de certaines inscriptions dans la rampe de sortie pour les handicapés et sur une paire d'affiches plastifiées le long des quais du TER, ou dans les coins peu accessibles à la masse des voyageurs, réserves visuelles pour les micro-enclaves de maniaques: fétichistes de toutes sortes, dandys et oisifs, collectionneurs, chercheurs, élites... Omissions qui ont le mérite de renvoyer à une des questions les plus intrigantes: celle sur l'auteur des effacements, et s'il s'agit du même qui effectue les corrections et les ratures partielles.

Avant de risquer des hypothèses à leur sujet, il convient de s'arrêter sur ces dernières et sur leur stratigraphie complexe. Pourquoi c'est d'ici qu'a surgi et que s'est développé mon intérêt. C'est d'ici que sont nées les questions fondamentales. Le reste, c'est-à-dire la quantité de mots utilisés jusque là, cette très longue introduction, épuisante, excessive, ce bouillon, sans elles ce ne sont que sottises, délires secondaires, plus-value, plaisirs ajoutés. Suppléments. Agréables, pour l'amour de Dieu, mais rien de plus. Nous, nous ne sommes pas des poètes alexandrins. Nous allons au fait. La garniture, nous nous l'accordons après, en récompense. Ou consolation. (Nous, je veux dire moi.)

Les ratures et les corrections portent principalement sur le prénom, le sexe, les caractéristiques, la profession, les dimensions et le numéro de portable. C'est-à-dire sur tout. Ils n'épargnent rien. No prisoners. Leur acribie est admirable. J'adore la précision et la ténacité (parce que j'en suis dépourvu). M'enchante (m'abrutit) cet art d'accepter la souffrance, de la supporter (parce que j'en regorge; mais dans une forme inférieure: la patience).

 

04 con codice binario


Le prénom d'Angel Manuel, devient Angela Manuela, puis Angelo Manuele, le genre du masculin passe au féminin, puis à nouveau au masculin, avec une incursion dans les zones intermédiaires (trans), aussi bien que les préférences sexuelles (de gigolo à pédé, ou encore à trans, avec bel agrandissement des possibilités: c'est le minimum, dans la loi actuelle du marché) et par conséquent les bénéficiaires de l'offre (de femmes uniquement au plus large éventail constitué par les différentes caractérisations); les propriétés, ou les principales caractéristiques, subissent des baisses brutales (de super bien monté à 10cm, ou carrément 8, ce qui serait encore un trait quelque peu caractéristique, à sa manière) et les transformations (du pénis du gigolo en clito ou utérus, indifféremment, qui sait pourquoi; par contiguïté, j'imagine: le postmoderne est le royaume de la métonymie); la mention du lieu aussi, on pourrait dire le certificat de provenance, ou l'appellation d'origine contrôlée, passe de la métropole (Milan: ville pour laquelle la dénomination de métropole est très généreuse) à une de ses parties, explicite (vient du Paolo Pini, ce qui pour un Milanais veut dire « de l'hôpital psychiatrique », parfois avec l'explication: il est fou pour les non-Milanais et invitations pressantes à s'occuper de sa santé: soigne-toi le cerveau, comme si l'interlocuteur pouvait se montrer réceptif à cette invitation; personnellement j'en doute: je connais mon monde!) ou implicite (un hôpital ou une Azienda Sanitaria Locale: il est syphilitique).

 

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Reste, enfin, le numéro de portable, qui est l'élément, au sein de chaque graffiti, qui a subi le plus grand nombre d'interventions (suppression ou déformation des trois derniers numéros, des six derniers ou, plus rarement, de toute la séquence) et de reprises (j'en ai compté jusqu'à quatre), à leur tour partiellement effacées ou déformées, mais souvent tranchant dans leur intégralité, jusqu'à la prochaine couche de peinture.

C'est la succession de ces versions qui me passionne, le conflit et le palimpseste infini; l'obstination des adversaires, le lien indissoluble qui les lie: le corps à corps dans lequel on ne sait plus de qui c'est le corps; la prévisibilité des gestes, leur automatisme, qui néanmoins n'interrompt pas et ne freine pas davantage les hostilités, et même les relance toujours plus, avec la réserve de pulsions créatrices cachées dans l'écrin des infimes variations... La singerie infinie!

 

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Ce sont ses mystères, ceux liés à l'interprétation, au rêve dans le rêve dans le rêve qu'elle déchaîne, qui m'entraînent dans leur gouffre, envahissent mon pauvre entendement, le séduisent et l'empoisonnent. Un néant! Un doux poison. Oh, sweet nuthin'!

Qui écrit? Qui efface? Le numéro de portable est-il vraiment le numéro de celui qui l'écrit en se proposant comme maître d'oeuvre (maître d'oeuvre: quelle expression merveilleuse!)? Ou est-ce un ennemi (ou un ami particulièrement farceur) qui s'amuse à écrire et à effacer son numéro de portable? Pourquoi supprime-t-il ou corrige-t-il seulement les derniers chiffres? Et comment inclure d'autres corrections et commentaires dans ce contexte? Est-il possible que celui qui commente et celui qui corrige soient deux personnes différentes, et que les deux soient différents, de l'exécuteur du message d'origine, et des corrections aux corrections ou de l'aventureux rétablissement de la version originale (j'ai failli écrire primitive, mais quand c'est trop c'est trop!). Et encore:

Si l'effaceur et le correcteur (et le commentateur) sont différents du premier écrivant (je ne me sens pas autorisé à l'appeler auteur: j'ai encore une ombre de respect pour certains mots, moi), et parmi eux, qui ils sont, et dans quelles relations réciproques? Ou ils n'en ont pas d'autres que celles créées par la superposition de leurs signes? Parce que l'un ressent le besoin, ou cède au caprice, de commenter et/ou effacer et/ou corriger quelque chose qui ne le regarde pas? Ou il suffit que quelque chose soit écrit pour que quelqu'un croie que cela d'une certaine façon le regarde? De quelle façon, alors?

Ou suffit-il que quelqu'un lise pour que non seulement il se sente concerné, mais qu'aussitôt il corrige ou complète ou commente, et alors autant que quelqu'un (quelqu'un, pas tous: pas moi par exemple, si quelqu'un est prêt à me croire) le fasse pour de vrai, c'est-à-dire en laissant à son tour des traces écrites? Cela suffit-il à déchaîner les hostilités? Pourquoi? Et pourquoi autant, et aussi douloureusement (joueusement mais douloureusement) opiniâtres?

Ou bien s'agit-il dans chaque cas de la même personne? L'écriture semble, mais légèrement, différente. Alors un schizophrène? Un qui change, peu ou prou, d'écriture selon le rôle qu'il joue (de la personnalité qui à ce moment l'emporte)? Ou c'est un qui endosse des personnalités différentes pour donner lieu à un scénario (d'un goût douteux, laissez-moi ajouter)? Mais en faveur de qui, alors, ou contre qui? Un pervers qui fait ça pour plaire à d'autres pervers (pour les attirer), ou des lecteurs passionnés ou des interprètes forcés, comme moi? (comme moi je joue à être maintenant: comme peut-être j'imagine que je suis maintenant, ou que je joue à être: maintenant quand?)

Et qui passe les couches de peintures? Est-ce le même ou change-t-il à chaque fois? Et comment les passe-t-il? La forme et la taille des figures géométriques sont-elles uniquement dictées par la surface qu'occupent les inscriptions, ou faut-il y voir une intention esthétique, si faible soit-elle, ou inconsciente, automatique? Ou s'agit-il de choix passagers, complètement dépourvus de motivation (en admettant qu'il y en ait), instinctifs, ça vient comme ça? Et puis un artiste, d'une valeur encore en instance de jugement, ou un simple employé communal, ou des chemins de fer, ou de quelque entreprise chargée de nettoyer les murs ou de repeindre périodiquement ceci ou cela, en particulier les lieux de passage les plus récents et les plus fréquentés, et avec un zèle particulier ceux des zones les plus riches ou touristiquement et commercialement les plus rentables, et que le reste se débrouille comme il peut, s'il ne salissait pas ce serait mieux, pour salir autant il n'y a qu'eux, toujours les mêmes, nous savons très bien qui? Mais pourquoi faut-il que ce soient toujours ces inscriptions dans les tunnels du TER, et pas d'autres, qui reçoivent ce traitement, et souvent le seul?

Et si c'est un particulier qui efface, de sa propre initiative, qui est-il? Quand il arrive avec peinture et pinceau (avec un long manche aussi, pour atteindre certains points), est-ce possible que personne ne dise rien? Est-ce que c'est un des effaceurs/commentateurs, ou le protoécrivant en personne, qui passe une couche de peinture afin de pouvoir tout réécrire depuis le début avec clarté, sans équivoques?

Et encore: quelqu'un aura-t-il essayé d'appeler ou d'envoyer un sms (comme directement spécifié)? Qu'est-ce qui sera arrivé? La réalité correspond-elle à tout ce qui était brandi (promis) par le texte? Dans quelle mesure (soit dit sans malice)? Dans quelle mesure la mesure compte-t-elle pour le chiamatore (toujours sans malice) éventuel ou réel? Y aura-t-il eu rendez-vous? Si oui, avec ou sans suite? Pour la déception ou pour la plus grande gloire de l'unicum? La suite éventuelle, aura-t-elle été avec une seule personne, ou plus, et aura-t-elle pour effet la fin des inscriptions, et par conséquent de la saga, à la satisfaction de tous? De tous? De moi aussi?

Ou y aura-t-il quand même une suite également à la saga: mais à quelles conditions dans ce cas? En cachette? Dans l'obscurité? Dans l'obscurité est difficile, parce que le partenaire a vu pour appeler, il peut revenir voir après. Sauf s'il y a un changement de lieux où écrire les messages ou l'acquisition de nouveaux numéros de téléphone, ou un changement ultérieur d'écriture (s'il ne s'est pas déjà produit). Mais dans ce cas, à qui ou à quoi l'attribuer? Reviendrait-on alors au niveau d'interprétation de départ ou s'agirait-il d'un autre niveau? Etc. etc. etc. etc. Maudite curiosité! Le désir, la pulsion de connaître, de chercher à comprendre... quoi? L'incompréhensible? Non. C'est-à-dire: aussi; mais pas ici. L'indécidable, quand je m'engage dans le tunnel...La philosophie...la métaphysique. Et à la sortie du tunnel voilà, aujourd'hui par exemple, deux mariées chinoises en robe blanche, très longue, toute plissée, tenant chacune dans une main une corbeille de fleurs (et les fleuristes, où sont-ils? ce sont vraiment leurs épouses, ou, est-ce que je sais, des modèles?)...tandis que les mariés (ou les frères? les témoins?) leur courent après dans leurs habits de cérémonie gris, la veste sombre, à queue de pie, les pantalons plus clairs, se tiennent derrière mais ont du mal, mais parlent, s'agitent, et leur disent peut-être ou leur indiquent quelque chose, que je ne vois ni ne comprends, que je ne cherche pas non plus à comprendre, tant et si bien que je détourne les yeux pour regarder là-haut, toujours plus haut, vers la pointe du tout nouveau gratte-ciel, que diable pouvait-elle signifier pour moi, je l'ignore, et je ne m'en soucie pas non plus (mais elle signifie... bien sûr qu'elle signifie, et beaucoup!), encore avant qu'ils n'entrent, tous les quatre, ou aussi avec quelqu'un d'autre qui attendait là ou qui s'est ajouté sur ces entrefaites, les mariées soulevant avec la main libre la traîne qui, de là, émet des reflets nacrés, dans un palais au fond, sur la droite, ou tournent tous juste après, je ne sais pas, je ne distingue pas, et disparaissent pour toujours de ma vue, sans laisser de traces, comme une question, une série de questions et je ne sais pas, je ne crois pas les avoir formulées un jour, ni les formuler jamais.

 

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PS. On peut aussi sauter

 

(Aujourd'hui j'ai pris le train avec une demi-heure d'avance pour éviter la grève, et puis, comme il était rapide et que je n'avais pas la clé du bureau, je me suis arrêté sur un banc du TER pour finir ce que j'avais commencé dans la voiture, à savoir repeindre ce texte, dont l'avant-dernière version a été écrite hier soir. Puis j'ai emprunté assez content les différents tunnels et je suis sorti dans l'air glacé; à peine avais-je quitté la via Tazzoli pour la via Maroncelli, que j'ai rencontré deux Chinois: un garçon qui portait un gros sac métallisé, comme en ont les photographes de profession, et un homme d'une quarantaine d'années, qui peinait sous le poids d'un grand tableau bien encadré et protégé par un carreau de verre. À l'intérieur il y avait la photo d'une mariée. Une des deux sur qui j'avais écrit. Oui, arrivent les réponses aux questions que tu n'as pas non plus formulées. Elles ne concernent que des bêtises, pourtant.)

 

Photos et texte de Luigi Grazioli. Traduit de l'italien par Denis Montebello

 

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11 mars 2012 7 11 /03 /mars /2012 20:22

 

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De cette confiture, je le crains, on ne connaîtrait guère que le pot. Fût-il un grand bocal, rempli de tout ce qu'on a pu cueillir au jardin ou acheter au marché de fraises, abricots, framboises, cerises, poires, pêches, nectarines, groseilles, reines-claudes, raisins, mirabelles, etc., cela ne suffirait pas à égayer les longues soirées d'hiver. Ou ces dimanches qui, malgré les fruits que l'été a déposés, couche après couche et sous leur poids de sucre, dans l'eau-de-vie, ou à cause d'eux, de cette appellation vieillotte sous laquelle à Noël on les déguste, ressemblent au cimetière de Verrines-sous-Celles où repose celui qui n'est plus Pierre Terrière, mais le « Célibataire ». Trois mois à peine se sont écoulés, et on dirait des siècles. On a beau laisser les fruits pour boire de cette liqueur, comme on veut en poilu et entre deux obus la nommer, vieux garçon nous fait inéluctablement retomber sur cette tombe, revenir à celui dont ce fut l'unique fait d'arme; dont c'était la qualité. Pierre Terrière était le seul à exercer ici et à cette époque la profession de célibataire (c'est tout un métier en effet), et c'est vite devenu un surnom, et qui lui est resté. Aussi le village qui est sa vraie famille continue-t-il à l'appeler ainsi, par-delà la mort. Il dit ADIEU à celui qui est et sera à jamais le « Célibataire ». Même si la pierre s'effrite, parce que gélive ou sous l'action répétée du roundup.

 

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Il ne faut pas tenter le diable avec des fruits qui ne sont pas de saison.

 

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Ou, si l'on s'y risque, c'est à la manière de Nathalie Bâcle. Comme elle la raconte.

Cela a débuté il y a environ dix ans. En feuilletant un livre de recettes, elle a découvert la confiture de vieux garçon. L'idée d'agréger durant huit mois dans un pot en terre (je le verrais plutôt en verre, à cause de Verrines et de son cimetière, mais aussi parce que chez moi, en Lorraine, on ne met pas en pots mais dans des verrines ses confitures, de mirabelles ou de groseilles épépinées à la plume d'oie ) des fruits macérant dans de l'alcool (pour sa part, elle n'a pas choisi l'eau de vie, mais du rhum) et du sucre, avec une dégustation juste avant Noël.

Elle commence généralement son mélange au mois de mai avec les fraises, les cerises. Certains ne veulent, pour leur confiture, que des fruits rouges; elle, elle met des prunes, des pêches, des groseilles, des framboises, et, en fin de saison, pommes, poires et raisins. Au fur et à mesure, elle rajoute du rhum (du Montebello, pourquoi pas, entre 2 et 3 litres) et du sucre, mais pas trop, car elle se déguste le fameux jour, en guise d'apéritif, et généralement il en reste peu.
Autour de cette idée, s'est mis en place une sorte de rituel avec différentes règles qui permettent que l'alchimie opère.

Première règle : le nombre d'invités.

A été invité au départ un nombre restreint de personnes, une douzaine: 4 couples et 4 célibataires. Ne peuvent se rajouter à ce groupe que les nouveaux compagnons ou compagnes des célibataires, qui sont des femmes. Une fois que celles-ci ne le seront plus, la confiture de vieux garçon s'arrêtera. Ce nombre varie selon les fortunes amoureuses des invités. Il y a maintenant 5 couples, 3 célibataires, et un moment dans cette recette qui n'a pas, quoi qu'il dise, échappé au chef.

La participation à cette soirée suscitant quelques convoitises, une amie, qui avait bien intégré le processus, envoya par courriel une proposition de pacs à une des célibataires qui fut un peu déboussolée par la demande : l'expéditrice s'était-elle trompée de destinataire ? Il s'ensuivit un échange, un vrai méli-mélo. Mais son audace a payé, elle assiste maintenant officiellement à la confiture.

Deuxième règle : le lieu.

Une pièce pas trop grande, un salon, pas la salle à manger où tout le monde est installé autour d'une grande table comme pour un repas normal. Dans le salon, tout le monde s'assoit autour d'une grande table basse, coude à coude, sur fauteuils, canapé, chaises.

Troisième règle : la date.

Juste avant la fin de l'année, au début des vacances d'hiver, toutes les tensions se relâchent, cela donne une certaine euphorie.

Quatrième règle : l'invitation.

Nouvelle création, chaque année, envoyée en novembre. La confiture de l'année est dégustée en apéritif, et le repas qui suit se déroule dans une ambiance très chaleureuse. Les filles ne sont pas en reste, elles mènent la danse. Est-ce dû au nom de la confiture ? Nathalie nous laisse interpréter.

Le rituel se perpétuera, tant que célibataire il y aura.

Depuis 2 ans, le nom de la soirée est inscrit en lettres collées sur un mur du salon, et, cette année, chaque invité avait un verre gravé à ses initiales.

Moi, si j'avais été invité, j'aurais levé mon verre. Comme tout le monde. Mon verre gravé à mes initiales. J'aurais mangé de cette confiture. Bu de cette liqueur. À votre santé. Et aux Dieux Mânes.

 

DM

 

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                                                                     Photo Nathalie Bâcle

 

 

Texte à paraître dans L'Actualité n° 96

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11 février 2012 6 11 /02 /février /2012 10:39

C'est à la Pointe Courte, forcément, qu'une traverse Agnès Varda mène aux pêcheurs. Alignés pour la dorade. Qu'une digue Georges Brassens rappelle à celui qui l'aurait oublié qu'il est à Sète. Au bord de l'étang de Thau. Où les petits bateaux attendent, dont beaucoup ont perdu leurs jambes. Mais ils ont toute leur tête. Une tête de mouton, sinon de chameau, en peluche et plantée en haut d'un piquet (une pique? pour bien montrer au visiteur qu'il est ici chez les Pointus?). Une tête de poupon sortant du figuier, à l'entrée du cabanon baptisé Mon chat laid.

Il y a en effet des chats, il y en a partout, roulés dans les filets et dans l'odeur de garum (celui qui vend tout près ses huîtres et ses coquillages s'appelle Murex et c'est écrit en rouge, à la peinture antirouille) ou allongés sur des tapis galeux. Au bout de l'allée, qu'on croirait d'un jardin ouvrier avec son abri tonnelle, ses bidons bleus, azur ou cerise (si on vous demande quel bleu, au lieu de répondre azur, qui fait quand même cliché, dites plutôt bleu cerise, c'est la couleur de ce qui n'existe pas, ou pas encore), une pancarte vous accueille: "Bienvenue à la Pointe du Rat (chez Néné)". Mais surtout (c'est là que je voulais arriver), on rencontre, à côté des brouettes de toutes sortes, des plans de travail et des barbecues improvisés, des poètes en herbe (en lierre, un lierre se donnant des airs, des allures de plante grasse, grimpant avec les géraniums et mieux qu'eux, car son feuillage délicatement crénelé, joliment vernissé ne ramasse pas la poussière, s'il fleurit jaune, jaune pissenlit, il prend la lumière et laisse la poussière aux géraniums). Je passe sur des maximes puissantes du style "Mieux vaut une sardine sur le grill qu'un thon qui nage", et je m'arrête à ceci qui est dans l'esprit des épitaphes latines, même si ce sont ici des vivants qui s'adressent à des vivants, pour leur demander un peu d'argent (une boîte est là, déguisée en tirelire et habillée en Grand Loto, pour appuyer la demande); même si cela évoque surtout la pratique d'un pastis en échange d'un service, pratique stigmatisée aujourd'hui dans ces jardins qu'on n'appelle plus ouvriers mais familiaux:


"Passant qui nous photographie
Un petit geste de sympathie
Pour nos dépenses sans folies
Manger Guérir être en vie MERCI"

 

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27 janvier 2012 5 27 /01 /janvier /2012 16:56

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Bleu brillant, turquoise ou cobalt, je verrais de lui autre chose que le manteau, le dos, je pourrais dire si c'est ou non un martin-pêcheur qui a quitté la berge du canal pour ce vol acrobatique, direct, et une destination inconnue. Si c'est une manoeuvre ordinaire, une technique de chasse, ou bien une parade nuptiale avec ce que cela comporte de bruyantes poursuites aériennes. Mais je n'ai rien entendu. Ni ces cris  distinctifs (je ne les ai sans doute pas distingués de ceux de ma chienne m'invitant à courir après son bâton), ces sifflements aigus qui ne ressemblent à rien, si ce n'est au bleu sous quoi il se cache, à ce bleu métallique. Lequel constitue un excellent camouflage. Lorsqu'il file, comme je l'ai vu, au ras de l'eau. Comme je le revois souvent en ce moment. Au même endroit ou presque. Là où la rive est pourvue d'arbres. Mal taillés, en poteaux: ce sont d'excellents perchoirs.

Je ne sais pas si c'est un mâle, occupé à présenter un site à sa future. S'ils vont ensemble creuser un terrier, y établir leur nid. Si, à défaut de partenaire, il tente de me séduire en m'attirant dans son tunnel. Je ne doute pas des talents du martin-pêcheur, des ressources qu'on peut trouver, à force de creuser, surtout quand il s'agit de perpétuer l'espèce. Mais je ne l'imagine pas occupé à construire son berceau, il n'est pas assez patient. Il ne passerait pas des heures à arranger avec soin son allée de branches et de brindilles; à décorer l'entrée de fragments d'os, de coquillages, de pierres, de morceaux de verre, et de divers objets gris ou blancs; à forcer la perspective en plaçant systématiquement les petits éléments près de l'entrée du berceau, et les gros plus loin, de manière à créer une illusion d'optique.


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Pourtant il est capable d'autres miracles. Comme de transformer les eaux claires, poissonneuses du canal, en eaux noires. De les faire de plus en plus lourdes, immobiles, à mesure que j'avance. Que j'approche du tunnel. Voilà l'oiseau bleu aujourd'hui. Jamais franchement céleste, ce bleu, même quand le ciel est bleu. Que je n'ai pas de raisons d'être triste. De haler ce chagrin. Je ne crois pas à la mélancolie des eaux noires. Et L'oiseau bleu qui me faisait pleurer, enfant, maintenant me fait sourire. Surtout quand c'est Eddie (non Edith!)qui me le chante. Eddie Constantine:

« Dis Monsieur bon Monsieur
Est c'que la terre est ronde

Si c'est vrai l'oiseau bleu

Où est-il dans le monde
Tous les jours je suis là
Et pleure en l'attendant
Pleurais-tu comme moi
Quand tu étais enfant? »


300px-Épinal - L’Oiseau bleu titre


Quand j'étais enfant, j'étais sage comme une image. Comme une image d'Épinal. Comme cette image qui ne figure pas dans l'album qu'un ouvrier de chez Pellerin m'a offert à ma naissance. Pour m'accueillir dans la forêt des contes, m'ouvrir la porte du rêve, et qui n'en finit pas de nourrir mes peurs. Ma peur du voyage, et celle des tunnels. De l'enfermement. Mon frère l'éprouvait à l'approche d'une frontière. Il ne pouvait pas la passer. Ou, s'il y parvenait, l'angoisse ne le lâchait plus. Je l'éprouve au volant de ma voiture, sur l'autoroute. L'impression d'être sur un toboggan. Sur des rails, dans un train lancé et dont je ne pourrais pas sortir. Si l'idée me venait. Et elle me vient. De sauter en marche. D'abandonner le navire. Comme un qui oublierait qu'il a charge d'âmes. Comme celui fatigué d'être soi. Qui s'abîme dans la contemplation de son néant. Et qu'on retrouve, des jours après, flottant tel un chien crevé. L'envie de m'arrêter. Et je m'arrête. En catastrophe. Sur la bande d'arrêt d'urgence. Comme la première fois. Comme je revenais d'Épinal. À l'aller, l'inconscient m'avait joué un autre tour. J'avais pris à gauche au lieu de continuer tout droit. Et me voici roulant vers Reims, Lille, direction l'Angleterre, anywhere pourvu que ce ne soit pas là. Où je ne veux pas aller. Pourvu que je ne voie pas ce que je ne veux pas voir. Et qu'on ne peut pas empêcher, quelque direction qu'on prenne. Quelque geste fou, quelque acte irréparable qu'on commette.

Quand j'étais enfant, il paraît que je pleurais. Quand j'entendais la chanson. Chaque fois que je l'écoutais. C'est ce qu'on me raconte. Et on en rit encore.


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Je ne sais pas ce que j'attendais. Si j'attendais sur mon balcon. Si j'attendais la Fête d'Épinal. La Saint Maurice qui est le patron de la ville. Celui à qui l'on doit tous ces camions qui arrivent sur le pont Patch. Ces lents camions avec leurs longues roulottes. Ils vont mettre un peu de lumière dans le tableau. Redonner à la ville, à la vie ses couleurs. Chasser la grisaille qui s'attarde. Dissiper les brouillards qui planent sur la Moselle. Qui me mangent mes sapins. Refaire pour moi l'Éden. Me refaire Les Trois frangins. Où nous allions mon grand-père et moi. Tous les deux comme trois frères. Comme nous allions dans le bois.
Je ne sais pas si j'étais comme la pauvre Florine dans l'image. Dans l'image qui n'est pas dans l'album. Si j'étais comme elle inconsolable. Privé de visite. Désespéré de ne plus voir mon cher oiseau. Je ne crois pas que je passais mes nuits à pleurer. Mais j'aurais pu me mettre, moi aussi, à ma fenêtre. Et répéter:

« Oiseau bleu, couleur de temps,
Vole à moi promptement ! »
Et il aurait volé. Promptement. Vers moi, au lieu de fuir comme il fait effrayé par ma chienne. Et personne ne m'aurait dit, en se marrant: « Tu vois ça d'ta fenêtre ». Et si Truitonne avait eu cette audace, une fée secourable l'aurait immédiatement changée en truie.


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18 janvier 2012 3 18 /01 /janvier /2012 07:44

 

 

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Si en effet on voyait la femme sortir du magasin, on ne la trouverait pas plus vilaine que l'animal dont le nom prononcé dans la matinée est un fâcheux augure, on dirait même la sorcière aimable, qui singe pour nous les haruspices étrusques et, sous prétexte de lire dans les entrailles du canard ou de l'oie, vérifie que la technique de gavage est respectueuse des besoins physiologiques et éthologiques de l'oiseau.

C'est la raison, j'imagine, de ce rond blanc qui masque son visage et qui, soit dit en passant, ou plutôt en attendant à la caisse, se révèle une technique assez grossière de floutage, et une façon non moins éthique de décourager le candidat. De tuer dans l'oeuf la sympathie que n'importe qui à ma place éprouverait pour une femme capable, si on ne l'arrête pas, de traiter de charlatans et en langue  mandchoue ces alchimistes avec leurs faux herbiers, de répondre à des questions complexes, et dans notre bel idiome, voire de nous expliquer pourquoi le foie, nom masculin, prend un e, quand la foi, plus féminine, n'en a pas.

Pour l'arrêter, je me marre, il faudrait la prendre la main dans le sac où elle vient de fourrer son foie de canard, ou bien d'oie, et dont elle sort maintenant un android pour l'éteindre, ou pour répondre, qu'est-ce que j'en sais moi, et qu'est-ce que j'en ai à faire? Ce que j'en retiens, encore qu'on ne me demande rien, sinon de désapprouver fortement et en silence le geste fou, criminel de celle dont on n'a même pas capturé le prénom, et d'apprécier au passage, à la caisse où j'attends, où m'attend cette putain d'affiche, l'intelligence du boss comme ils l'appellent en rechargeant les rayons, ce que j'en retiens, donc, passé le titre racoleur et ce WANTED qui fait notre Ouest soudain si sauvage, c'est le préjudice de 110 euros.

Cela justifie-t-il, je lui demande un peu, à ce boss qui se cache, parce qu'il n'y a pas de quoi être fier, ou pour mieux imposer sa loi, qui est celle du talion, nous conduire à accepter le lynchage, c'est ça qu'il veut, hein, avec cette affiche qu'on peut voir à la caisse, qu'on doit voir, qu'on participe lâchement au lynchage, en regardant ailleurs, en faisant mine de chercher au fond la petite monnaie, cette menue pièce dont il pourrait quand même nous faire cadeau, s'il était commerçant, le grand chauve avec ses couilles en or, cela justifie-t-il, je répète pour qu'il entende, et ses braves clients, qu'on cloue cette femme au pilori, qu'on l'expose, certes sans visage mais avec ses vêtements, à la vue de tous, qu'on la désigne à la réprobation générale, qu'on la livre à la vindicte des honnêtes gens qui attendent pour payer et qui se sentent comme moi injustement accusés?
C'est pourquoi je dénonce le récit qui nous est fait, en quatre images, de l'abominable larcin. Vous vous croyez dans quel film, les gars? Je m'adresse à la caissière, mais c'est à la cantonade que je parle, assez fort pour que tout le monde en profite, le boss compris. Compris? Et que soient tirés de leur sommeil sans rêve ces gavés de télé, ceux-là, quelques images de plus ne les dérangent pas, tandis que moi, votre Autopsie d'un vol de foie gras et ce WANTED placardés à chaque caisse, sans déconner, ça m'agresse.
Et, pour bien leur montrer à tous qui c'est le cow-boy ici, j'arrache incontinent la fichue affiche où l'on voit la coupable marcher vers le rayon (vert), s'emparer du foie gras (bio), le glisser dans son sac où son téléphone a visiblement sonné, se diriger vers la sortie le portable à l'oreille.
Ce qui fait de moi automatiquement son complice, celui qui l'a appelée et qui l'attendait mal garé sur le boulevard, qui avait laissé tourner son moteur, et avec qui elle partagerait le soir même, dans un dîner aux chandelles et au champagne sans sulfites ajoutés, le prodigieux butin.

J'aurai beau protester de mon innnocence, tenter de  disculper ma soi-disant comparse en avançant l'hypothèse d'un geste militant, de l'intention pédagogique, balbutier que le but de l'opération était de démontrer que le foie gras bio, comme les loups obèses, ça n'existe pas, je serai le seul à rire de ma plaisanterie. Et j'en serai l'unique victime.

Je le constaterai en regardant comme on fait tous dans le miroir à gauche, dans le cadre en PVC et sous le WANTED, en découvrant avec effroi que c'est moi le rechercher (sic) pour meutre (sic) et viol de poule. Un gag idéal quand c'est la tête de mon beau-frère que je rencontre dans le miroir western, sous le WANTED, mais que je ne trouve pas du meilleur goût quand je deviens, sur ces affiches personnalisées dont le boss a couvert sa petite surface, l'auteur du fameux coup de téléphone.

Caton disait que deux haruspices -il parlait des haruspices de village- ne pouvaient pas se rencontrer sans rire. De fait, quand j'aperçois mon visage dans le cadre en PVC, ce couvre-chef à large bord et au sommet pointu qui me fait ressembler à un clown, quand machinalement je m'assure qu'il est bien attaché sous le menton car j'ai lu je ne sais plus où qu'il était de très mauvais augure qu’il tombât durant les cérémonies, je ne peux pas ne pas pouffer.

Et quand je me surprends à parler la langue orale polyglotte (avec ces imbéciles qui n'entendent rien au latin, passent la caisse sans rien dire, en clients dociles et de la télé-réalité que cela ne dérange pas le moins du monde de vivre sous l'oeil de la caméra, à moins d'avoir quelque chose à se reprocher mais là c'est une autre histoire, une autre émission), un mélange de néerlandais médiéval, d'ancien français et de vieux haut-allemand, un langage aussi chimérique que la rue comme elle est dessinée dans ce pseudo herbier, comme elle n'a jamais poussé dans mon jardin car le cyprès sans cesse la recouvre avec ses écailles et ses noix, comme je n'en ai jamais bu, fût-ce sous le nom d'herbe de grâce, ni même vu dans sa bouteille de grappa, là, sans exagérer, j'éclate, j'explose.

 

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                                            Photos Josiane et Bernard Ruhaud

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18 novembre 2011 5 18 /11 /novembre /2011 06:45

 

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On serait en poésie, dans un alexandrin, elles feraient un bel hémistiche.

Dans la boîte où elles sont rangées, l'élégante petite boîte en carton dur où l'on s'attendrait à trouver une montre de luxe, un bijou, c'est un autre cadeau et qui ne régale pas seulement les yeux.

C'est l'enfant Jésus dans sa crèche, dans son lit de papier ou plutôt, Bernard Ricolleau étant d'abord chocolatier-confiseur à Châtellerault, un miracle comme celui des truffes à Noël.

Il ajoute à ce divin tableau une touche de sucre glace, à cette nativité une note païenne, rappelant au passage que la crèche est à l'origine une auge, une mangeoire pour les animaux, et que c'est dans ce berceau que Jésus a été placé.

C'est sur ce berceau qu'elle se penche. La Fée Mélusine. Bernard Ricolleau ou sa femme Nadine. Elle vous propose dans son magasin, dans son écrin, cette spécialité à base d'amandes, de sucre, d'écorce d'orange et de chocolat.

Le caramel transforme tout ce qu'il touche en or. Magie de la cuisine et art du publicitaire vous rhabillant pour l'été, mesdames, de la tête aux pieds, des solaires en acétate aux boots en cuir en passant par le sautoir avec ses perles en bois, la robe en soie, le short en chèvre velours, l'ensemble en dentelle, l'huile divine pailletée, l'illuminateur pour le corps et autres accessoires et objets dans le ton comme les fameux Werther's Original qu'il vous invite, messieurs, si vous aussi vous voulez être tendance et si vous ne craignez pas pour votre bridge, à dévorer sans compter. Avec un plaisir d'autant plus grand, ajoutera-t-il un rien cynique, que vous avez toujours rêvé d'une dent à pivot.

Je ne saurais l'imiter quand il vous invite, messieurs, à regarder les femmes comme des bonbons. D'abord parce que les romanes poitevines ne se laissent pas facilement croquer. Ensuite parce qu'elles ont vite fait de métamorphoser celui qui tâte de cette spécialité, qui tente de la coucher sur le papier, en monstre. En un monstre stylophage.

Ce n'est pas, comme pourrait le croire un lecteur rapide, quelqu'un qu'on voit mâcher des heures son stylo, par ennui ou nervosité, ou les deux, mais un mange-pilier, un bouffe-colonne, un de ces gloutons qu'on rencontre à l'entrée des églises romanes, dans le Poitou, à Saint-Romans-lès-Melle par exemple, où ils tiennent le diable en respect avec leur regard qui tue et leurs petites dents à rayer les vitres, à les faire crisser, douloureusement: ils vous délivrent du mal en le maintenant à l'extérieur. Vous pouvez pénétrer dans l'église, communier l'âme propre.

Mais ils fascinent également, comme la Méduse dont ils sont un avatar, et vous pétrifient.

Disons, pour être exact, que ces romanes poitevines n'éloignent le Malin que pour mieux vous tenter. Vous inciter. À goûter aux plaisirs de la chère. Non à vous vautrer dans la fange, tel un pourceau du troupeau d'Épicure, tel le Cochon de saint Antoine, mais en plantant trois chênes mycorhizés dans votre jardin de Saint-Romans, dont un vert.

Pour ne point ressembler à l'engoulant de Périgné, à la Grand'Goule d' Echillais, à l'un de ces abandonnés, à la gourmandise éternelle condamnés, et qui ne peuvent plus manger!

 

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à paraître dans L'Actualité n° 95.

 


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28 octobre 2011 5 28 /10 /octobre /2011 06:54

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"Toute littérature est assaut contre la frontière."

Cette phrase que l'on prête à Kafka, que l'on cite à tout bout de champ ou plutôt au début, comme prémisse, dispense généralement de conclure son syllogisme et dissuade le curieux d'aller voir. De lire le Journal d'où elle est tirée.

Le problème n'est pas tant le "Kafka a dit", le principe d'autorité qui d'emblée vous clouerait le bec, que l'allure d'évidence d'une phrase par ailleurs mal traduite et sortie de son contexte. Car cela va de soi que la littérature s'accommode, et même se nourrit du non respect des règles, y compris celles qu'elle a édictées; qu'elle joue (c'est sa liberté) à bousculer les genres, qu'elle se joue des codes, que c'est sa nature, sa vocation, son devoir de transgresser. C'est à cela qu'on reconnaît les grandes oeuvres. D'où, encore une fois, le recours à Kafka. Un auteur qui se situe aux limites de l'autobiographie et du récit: à la frontière. D'où, aussi, le conflit qui marqua les dernières rentrées littéraires. Qui opposait des historiens censés être les gardiens vigilants de la frontière entre réel et fiction, et des romanciers qui la franchiraient allègrement, au risque, comme Claude Lanzmann le dit de Yannick Haenel et de son Jan Karski, de tomber dans le révisionnisme. Face à l'histoire qui serait, sinon la borne, du moins notre horizon, il y aurait le roman, toujours tenté par les bords, et passant, non pas comme il croit, de l'autre côté du miroir, mais bien par-dessus bord.

Pour éviter de parler dans le vide, relisons donc le Journal. Arrêtons-nous au début de l'année 1922, au 16 janvier. Kafka revient, pour commencer, sur "l'effondrement" qu'il a connu la semaine précédente:

"Premièrement: effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie. Les pendules ne sont pas d'accord, la pendule intérieure se livre à une poursuite diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent, et ils se séparent ou tout au moins se tiraillent l'un l'autre d'une manière effroyable. Il y a sans doute bien des raisons à ce rythme effréné de la vie intérieure, la plus évidente est l'introspection qui ne laisse parvenir au repos aucune idée, poursuit chaque idée et la fait remonter à la surface pour être chassée à son tour par une nouvelle phase de l'introspection, dès qu'elle est elle-même devenue idée.

Deuxièmement: cette poursuite emprunte une route qui sort de l'humain. La solitude, à laquelle de tout temps j'ai été en grande partie contraint et que j'ai en partie recherchée -mais était-ce encore autre chose que de la contrainte?- cette solitude perd maintenant toute équivoque et va atteindre son point extrême. Où me mènera-t-elle? Elle peut -et c'est l'hypothèse qui s'impose avec le plus de force- me conduire à la folie, on ne peut rien dire de plus là-dessus, la poursuite se fait à travers moi et me déchire. Mais je peux aussi -le puis-je?- je peux aussi ne fût-ce que dans une infime mesure me maintenir, c'est-à-dire me laisser emporter par la poursuite. Et où irai-je? Car le mot "poursuite" n'est qu'une image, je pourrais tout aussi bien dire "assaut contre la dernière frontière terrestre", et assaut mené d'en bas, par les hommes, ce qui n'empêche pas, puisque ceci est encore une image, de la remplacer par l'image de l'assaut mené d'en haut contre moi.

Toute cette littérature est assaut contre les frontières et, si le sionisme n'était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une cabbale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu'une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s'enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser."

Franz Kafka, Journal. Traduit par Marthe Robert. Grasset.

    

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Première constatation: Kafka ne parle pas ici de la littérature en général, mais de "cette" littérature. Diese ganze Literatur ist. "Toute cette littérature est". Et ce n'est pas toute la littérature, ni toute littérature, mais une certaine littérature, à commencer par la sienne -à supposer qu'il y ait un commencement. Disons, si ce n'est pas la sienne, que c'est la littérature qu'il poursuit, ou qui le poursuit, l'emporte à sa poursuite, le traverse et le déchire, lui fait littéralement la peau: détruisant progressivement toutes ses frontères. L'arrachant peu à peu, peau après peau, à la société des hommes. Le lançant sur la route, sur cette "route qui sort de l'humain" et qui n'est pas, comme on a pu le croire, comme on a pu le dire de la Communication à une Académie (un texte qui date d'avril 1917 et que Kafka confia à Martin Buber), "l'individu souverain" de Nietzsche, le "seigneur de la libre volonté" qui a enfin rompu la monotonie de la morale. Même s'il y a, dans la tâche qu'il s'assigne, quelque chose de paradoxal. Même si ce singe savant et qui parle évoque le passage de l'animal à l'homme et à l'au-delà de l'homme. D'abord, ce n'est pas la "tâche paradoxale" que s'assigne la nature. C'est celle que s'impose l'écrivain et qui le fait veiller. L'écrivain, en veillant, exerce sa "faculté d'oubli". Il oublie les hommes pour échapper à l'oubli. Il suit sa route. Il sort, avec cette route, de l'humain. Il fuit le jour. C'est la nuit que se produit l'assaut, s'il doit avoir lieu, contre les frontières. Et c'est un assaut qu'il subit, non un assaut qu'il mène. Comme une lecture hâtive, romantique, nous le présente.

L'assaut contre les frontières est mené d'en bas, quand tout conspire, travail, famille, mariage, à le retenir parmi les hommes. Quand l'ordre lui est intimé par les siens d'oublier. Il aimerait tant se consacrer à la solitude. Veiller, loin des bruits de la maison, des lumières de la ville. Veiller permet de s'affranchir de sa condition primitive, d'échapper à l'animal. L'animal est toujours, chez Kafka, celui qui a oublié de veiller. Un moment de distraction vous métamorphose pour la vie. Pour les siècles que vous traverserez, dès lors, comme le Hollandais Volant. Comme le Chasseur Gracchus sur sa barque. Jusqu'à ce lac italien où on l'attendait comme le Messie. Comme le Père Noël ou Saint Nicolas. Et où il apparaît déguisé en Père Fouettard. Hirsute, telle la forêt où il chassait. Un ours. Voilà ce qui arrive à ceux qui oublient de veiller ou qui s'abandonnent à la bête (ainsi appelait-il la maladie).

L'assaut (Ansturm) n'est donc pas contre la frontière, mais contre les frontières. Celle d'en bas, qui sépare l'homme de l'animal, et que nous franchissons à notre insu dès que nous nous laissons distraire de notre tâche ou happer par le turbin -dès que nous cédons à la tentation du  divertissement-: dès que nous oublions d'oublier. Et il y a l'autre, que je découvre avec "l'assaut d'en haut mené contre moi". Qui rappelle, mais de très loin, le chemin où Hölderlin, retour de Bordeaux, a été foudroyé par Apollon ("comme on le raconte des héros, je peux dire qu'Apollon m'a frappé", écrit-il à Böhlendorff). Quand on y regarde de plus près, on constate que cela n'a rien à voir avec l'enthousiasme du poète, que ce n'est pas le dernier avatar de l'inspiration. Ici, quand le Ciel frappe, ce n'est pas avec sa foudre, mais avec sa vieille savate, ou en le bombardant de pommes, ou en faisant le geste de le "vider comme un poisson". Le Ciel, quand il s'abat sur le fils, c'est qu'il en veut lui aussi à sa peau, et pour détruire die letzte irdische Grenze: la "dernière frontière terrestre".

 

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                                                                         Le Journal de Kafka, par Anne GOROUBEN


 

 

 


    

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11 octobre 2011 2 11 /10 /octobre /2011 13:39
Musée des papillons, rue des papillons, Saint-Romans-lès-Melle, 2010.

Musée des papillons, rue des papillons, Saint-Romans-lès-Melle, 2010.

 

 

 

"Papillon voletant

pris dans une toile d'araignée:

pour elle, une proie inespérée,

pour lui, une mort soudaine."

 

Je ne sais pas si cette "antique et curieuse Inscription" est l'épitaphe du papillon gravé dans le travertin, ou celle d'une Scita enterrée là, entre la via Salaria et la via Nomentana, dans la vigne du Cardinal Valenti.

Si elle a été un jour trouvée dans cette vigne, cette Scita dont le nom est tout ce qui reste d'elle maintenant qu'elle s'est envolée, malgré la mort qui tente de la retenir avec son fil entortillé.

Si elle a été découverte par hasard, ou par celui qui écrivait son Guide, qui parcourait en tous sens le sous-sol de la vigne et les galeries par des confrères explorées, dans l'espoir d'atteindre des régions très importantes où à peu près tout était à découvrir. Celui-là, on imagine que s'il a rencontré dans ses battues ce "papillon voletant", il ne l'a pas vu. Ou il n'a pas voulu le voir. Le spectacle de cette petite âme prisonnière, tentant d'échapper à son prédateur, n'était pas vraiment ce qu'il recherchait: une belle page qui mît en un relief saisissant les leçons et les espérances de vie immortelle que l'âme puise dans les catacombes. Ou il le vit mais il ne s'y arrêta pas. Il ne voulait que cela, marquer les points sur lesquels des fouilles sagement conduites promettaient d'heureux résultats: inventer, même si l'archéologie n'était pas inventée.

Si l'évoquer, cette Scita, ce n'est pas aussi rappeler la finesse et la beauté, l'élégance et la gentillesse qui sont dans son nom. Un surnom qu'on lui donna, en raison de ses qualités, et que la mignonne s'efforça, toute sa vie durant, sa trop brève vie, de mériter.

Si ce n'est pas déjà une fantaisie. Une fantaisie romaine. Comme on dira pompéienne. Comme dira l'autre. L'autre collectionneur d'antiques. Dans son cabinet de la Berggasse.

Si c'est la conséquence d'un affaissement du terrain. Le tuf est tellement friable. Et on l'a tellement travaillé. Et on le travaillera encore. Pour la future ligne de chemin de fer. Ou pour telle scène de percement du métro, où les fresques à peine découvertes s'effaceront devant les archéologues impuissants. Quand le cinéma sera inventé.

Ou bien s'il faut admettre que le "papillon" a toujours été là, dans la nobilissima villa, décorée avec une "magnificence à la fois délicate et splendide", de l'Eminente Sig. Card. Valenti, Secrétaire d'Etat et amantissimo di questi studi. Ce dernier en effet n'avait pas qu'une vigne, il avait aussi des pierres gravées, de ce travertin dont on fit la Prison Mamertine ou le Temple de la Fortune Virile, ou de ce peperino qu'on tailla pour la Cloaca Maxima. Selon l'abbé Ridolfino Venuti (Osservazioni sopra il fiume Clitunno detto in oggi Le Vene, situato tra Spoleto, e Fuligno, Rome, 1753), notre Cardinal possédait une antica curiosa Iscrizione fatta a una farfalla incisa in travertino antichissimamente del seguente tenore:

 

SCITA HIC SIT

PAPILIO VOLITANS

TEXTO RELIGATUS ARANIST

ILLI PRAEDA REPENS

HUIC DATA MORS SUBITAST

 

Une Inscription que je traduirais ainsi:

 

"Ici repose Scita

papillon voletant

pris dans une toile d'araignée:

pour elle, une proie inespérée,

pour lui, une mort soudaine."

 

 

                                  

                                                  

 

 

                                                              

 

 

Musée des papillons, rue des papillons, Saint-Romans-lès-Melle, le 26 mars 2017.

Musée des papillons, rue des papillons, Saint-Romans-lès-Melle, le 26 mars 2017.

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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 06:08

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Passants nous le sommes tous, mais celui à qui elles s'adressent, l'hôte comme elles l'appellent, l'est un peu plus que nous, un peu plus chaque fois, chaque fois qu'il rencontre une tombe, et il en rencontre beaucoup, de part et d'autre de la voie et au moment de s'engager dans les faubourgs, où elles constituent non seulement une ville, une ville avant la ville, une nécropole qui soit de la cité dans laquelle il entre la parfaite réplique, mais aussi une invitation. Avec ces riches mausolées qui crient plus fort que toutes nos publicités réunies. Ou bien, à l'intention de l'étranger s'il n'est point trop las, un poème qui soit du défunt « toute l'âme résumée ». Il arrive qu'elle tienne dans une phrase.  

Si d'aventure il laisse errer ses regards, tu aperçois, lui lancent-elles, car elles ne sont pas muettes comme on le dit, comme sont les nôtres, les demeures de la mort, arrête-toi, et jette un peu plus qu'un oeil. Lis cette épitaphe, cadeau d'un père à sa fille, de son amour, à ses restes pour qu'ils s'y installent. Lis-la jusqu'au bout. Et quand tu l'auras bien lue, je t'en supplie, dis la formule consacrée: « Que la terre te soit légère ». Elle le sera. Et la route pour le voyageur.

S'il n'est pas trop pressé, ce voyageur, elles l'invitent à prendre un peu de repos dans cette herbe bien fraîche. S'il ne craint pas l'ombre. Une ombre qui parle. S'il ne craint pas de faire avec elle un brin de causette.

S'il supporte d'être en retard.
S'il ne le supporte pas, elles se contentent d'un bonjour. Le visiteur dit « Bonjour, Amandus! », c'est aussi simple que cela, aussi bref, et sa vie sera longue.

 

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