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8 novembre 2014 6 08 /11 /novembre /2014 08:12

Cette année, ce sera une Toussaint sans chrysanthèmes. On a oublié l'allée, on répondra, égaré le numéro. On n'avait tout simplement pas envie de demander aux morts son chemin. D'avoir à refuser l'invitation. On préfère les cimetières virtuels où on ne court pas le risque de se perdre, où on trouve toujours, comme autrefois dans le bois, cela qu'on ne cherchait pas. Où personne n'interdit d'aller, où rien n'empêche l'errance. Où on peut feuilleter tranquillement les tombes, glaner des noms sans être dérangé. Jouer les flâneurs.

Ce ne sont pas des fleurs de saison. Ce ne sont pas des fleurs, mais des traces qu'on ira chercher à Chérac, puisque c'est là, dans ce bourg viticole entre Saintes et Cognac, qu'on a décidé d'aller mardi. Voir la Maison de la Gaieté avant qu'elle ne ferme son dernier oeil. On y fera provision de tessons, sinon de gaieté. De cassons de vaisselle. Pour en décorer les murs extérieurs de sa maison. Ce sera une gaieté de façade. Une maison qui ne fera peut-être pas habiter, mais où on aura plaisir à s'arrêter. Ne serait-ce qu'une journée. Où on viendra fêter le 11 novembre. En famille. Cueillir des vestiges comme d'autres le jour avec ces grappes de raisin décorant encore la façade. Regarder par la fenêtre en trompe-l'oeil, ou bien des palmiers qui auront disparu (le reste devrait suivre, si rien n'est fait pour sauver ce monument de l'art populaire). Se fabriquer un souvenir. Le souvenir de ce qui n'aura pas eu lieu. De ce qui n'a plus lieu d'être. On signera sa mosaïque. Ou bien la pétition. On fera en tout cas oeuvre utile. En dissuadant (rêvons, c'est l'heure) le nouveau Maire. Veut-il ajouter son nom à la liste? Entrer avec ce crime dans l'histoire, laisser une tache indélébile? On ne retiendrait de son passage sur terre que ça? Ce que ni les barbares ni les Barberini n'ont fait, il l'a fait. Il a osé le faire. Il n'y a pas de poète pour montrer ce qu'était Rome avant Rome, ce qu'elle sera après. Il n'y aura pas de touristes pour venir photographier les ruines. Il n'y aura plus rien à voir à Chérac. On circulera librement.

Le photographe, c'est ici Éric Straub. Ses photos datent de 2012. Comme le signale Le Poignard subtil (« Des passerelles entre l'art populaire, l'art brut, l'art naïf, le surréalisme spontané et l'art immédiat: une poétique de l'immédiat »), la façade à droite derrière les palmiers (qui ont disparu) a perdu sa mosaïque. La destruction est programmée. Elle paraît inéluctable. Le temps fait son oeuvre. Il suit sa route. Bientôt elle ne passera plus par Chérac. Plus personne ne s'y arrêtera. La Maison de la Gaieté sera effacée des mémoires. S'il subsiste une route des Mosaïques, personne ne saura à quoi elle mène, pourquoi elle s'appelle ainsi. De l'oeuvre d'Ismaël Villéger et de son fils Guy, il ne demeurera rien.

De 1937 à 1952, ils ont recueilli un million de cassons de vaisselle. Sans savoir au début de quel puzzle ils seraient les pièces, quel décor ils inventeraient. Pour les murs extérieurs. J'imagine comment ça leur est venu, cette idée. D'installer un cabaret dans cette campagne, au bord de la route. Quelle invitation c'était au départ. Au temps pour qu'il ne continue pas sans eux. C'était comme les tombes quand elles étaient installées en bordure de voie, à l'entrée des villes. Une invitation lancée (elles n'étaient pas encore muettes) au voyageur pour qu'il ralentisse un peu le pas. L'hôte, comme elles l'appelaient, elles lui demandaient de laisser traîner ses regards jusqu'à elles, de lire ce qui était écrit dans la pierre. De lire jusqu'au bout. Ismaël et son fils ont répondu à l'appel. Ils sont entrés, ils ont trinqué. Un verre en appelait un autre, ils se sont pris au jeu. Ils ont accumulé les fragments, composé leur mosaïque. On se demande comment la figure s'est imposée à eux, quels modèles ils avaient en tête. C'était l'époque des parquets. Des bals qu'on installait dans les villages, qui arrivaient comme les petits cirques, un matin ils avaient disparu. Ils revenaient à date plus ou moins fixe. Comme les fêtes, mais celle-ci resterait. Ce serait un cabaret de campagne. À la mode de Paris. Un rêve en dur. Fait pour durer.

J'ai pensé, en le découvrant sur ce site ( Le Poignard subtil) que je vous recommande, au Mont Carmel à Épinal qui était aussi l'oeuvre d'une vie, et qu'on n'a pas su préserver.

Nous l'avions visité, nous deux mon père (pour parler comme lui, et comme en Lorraine). Nous avions écouté le vieil homme qui gardait le lieu. Il en était la mémoire, le dernier témoin. Après avoir été l'homme de confiance, l'homme à tout faire du père Aubry, les mauvaises langues diront l'esclave de celui qui eut l'idée de bâtir pierre à pierre -du grès rose, c'est la pierre du pays- cette ruine, qui édifia pieusement -Gabriel Aubry était très croyant- cette petite folie gothique, ce burg hugolien et tellement kitsch qu'il n'habiterait jamais. Une vie n'y suffirait pas. Il mourut avant d'avoir achevé son oeuvre. Avant d'avoir pu l'habiter. Son but n'était peut-être pas de l'habiter. L'homme travaillait dans les chemins de fer. Il voyageait beaucoup. Il s'offrait, avec l'argent qu'il avait gagné, patiemment économisé, une pause. Une pièce. Un étage. Qui sait jusqu'où il serait monté, si la mort n'était venue interrompre son projet fou, s'il songeait seulement à s'arrêter. S'il ne continue pas, par-delà la mort, à escalader l'abîme.

Ainsi procède celui qui hante les bois. Celui qui a la passion des champignons. Ce dont il a garni son panier, il ne le mange pas. C'est l'éternel amoureux. Comme Don Juan, il accumule les conquêtes, mais il ne consomme pas. C'est un collectionneur.

La maison qu'on appelait le Mont Carmel abrita un temps Radio Vallée Vosges. Elle a été démolie il y a peu. Si je l'évoque ici, c'est pour saluer mon père.

J'ai eu des nouvelles de la bruyère que j'ai déposée cet été sur sa tombe: elle se porte bien.

 

 

La maison de la Gaieté (le livre) paraîtra en janvier 2017 aux éditions Le temps qu'il fait.

 

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

La Maison de la Gaieté, Chérac, photo Eric Straub, 2012.

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10 octobre 2014 5 10 /10 /octobre /2014 05:30

Mes amis de Saint-Romans, de Saint-Romans-lès-Melle m'ont envoyé, en réponse à mes châtaignes, la recette du gâteau aux marrons. La voici.

1kg de marrons. 100g de beurre. 150g de sucre. 150g de chocolat.

Épluchez les marrons. Faites-les cuire jusqu'à ce qu'ils s'écrasent. Égouttez-les. Passez-les au moulin. Mélangez-les dans une terrine au beurre, au sucre, au chocolat râpé. Versez dans un moule à cake bien beurré. Mettez au frais. Démoulez le lendemain.

Chez nous, m'écrit Elena dans son commentaire (sur Facebook), le gâteau aux châtaignes morbido est cuit, c'est le castagnaccio. C'est un plat riche, mais un plat de pauvres. Dans la région de Piacenza (« un peu plus à l'est ») son nom est patona. Elena préfère la « version haute » avec de petits morceaux d'orange et des raisins de Corinthe. Elle ajoute que ce n'est pas encore l'époque. Il faut attendre la farine de châtaignes. Et dejà en avril, on ne peut plus faire le castagnaccio, parce que la farine n'est plus bonne.

Pour lui, s'il l'a goûté, ce castagnaccio n'est plus qu'un souvenir, et en voie d'effacement. Et ce n'est pas la faute du parasite venu de Chine, il est bien loin d'arriver, contrairement aux Barbares qui sont à nos portes, qui déjà sont chez nous, y sont comme chez eux et regardent l'Italien comme un étranger, un poète quand ce n'est pas un bouffon.

Mais quel est cet exilé qui parle? Qui parle comme Pétrarque. Qui pourrait dire comme lui que loin de l'Italie il est peregrinus ubique, « étranger partout»?

Il l'est peu après Ravenne. Un petit crochet par Duplavilis, pour saluer une dernière fois les siens, et l'aventure commence, l'errance pour celui qui se sent exilé de son pays. Même à Metz où il vient pour d'obscures raisons. De bonnes raisons, sans doute, mais que l'on a un peu de mal à élucider. Lui-même ne faisant pas pas beaucoup d'efforts pour éclairer notre lanterne. Travaillant plutôt à brouiller les pistes. Si l'on sait, parce qu'il nous raconte son voyage, quelle route il a prise, si l'on peut assez facilement la suivre sur une carte, si l'on en connaît bien les étapes, les faits marquants, on ne sait toujours pas ce qui l'a poussé à partir. Ni pourquoi il se sent, pendant près de dix ans, arraché à ses heureux rivages. Auteur de poèmes, certes, mais quand il les réunit sous ce titre, OPERA POETICA Miscellanea (« Poésies mêlées »), il se présente comme Presbyter Italicus: « Prêtre Italien ».

Pourtant il a lu Sidoine. Sidoine Apollinaire. Il sait qu'on peut être buveur (riverain) de la Moselle, et roter le Tibre! C'est toujours vrai. Même ceux qu'on regardait comme des Sicambres, les Francs, parlent latin à la perfection: « La langue latine brille dans votre bouche. » C'est ce qu'il écrit à Caribert; ce qu'il dit de lui. Qu'il l'emporte « sur nous les Romains par le langage », qu'il nous surpasse en éloquence. Que tout le monde à Paris l'applaudit, le Barbare comme le Romain, et qu'on chante ses louanges dans toutes sortes de langues.

Certes, depuis que les Barbares ont démembré l'empire romain, ce n'est plus la patrie commune, où l'on retrouvait partout la même langue, la même législation. Où la question de l'identité ne se posait pas, ou pas comme ça. Où l'on pouvait se sentir Romain, qu'on habite l'Émilie, comme Elena, ou l'Austrasie où l'on est en 565, au printemps et à la cour de Sigebert, accueilli comme un poète, un poète cultivé et gentiment ostracisé. Car il est passé le temps où l'on pouvait être comme Romulus un trovatello: un enfant sans origine et sans pénates. Participer du même récit. D'une Rome ouverte à tous les étrangers, car c'est un étranger qui l'a fondée. Un étranger tellement étranger qu'il a laissé à d'autres le soin de la fonder.

Maintenant, quand on franchit les Alpes (venant de Ravenne, d'Aquilée), on se retrouve dans un autre pays, chez les Bavarois et les Alamans. En Germanie. Même à Metz où l'on pourrait à la rigueur se sentir encore un peu chez soi, pas complètement dépaysé, on réalise très vite que la petite capitale ressemble assez peu à l'Italie byzantine qu'on a quittée. Et, bien qu'on s'y fasse des amis, Marseillais ou ayant des liens avec la Provence, amateurs de belles lettres et écrivains eux-mêmes, gens qui vous correspondent et avec qui correspondre, échanger lettres et présents, on connaît l'humiliation, on subit des moqueries, des vexations, et on se voit condamné aux oeuvres de circonstance. Contraint d'emprunter sa lyre à Orphée pour tenter de charmer des hôtes qui ne font pas la différence « entre le cri de l’oie et la mélodie du cygne ». De donner un peu de prestige à la cour franque, un lustre romain aux noces du roi Sigebert et de la princesse Brunehaut. De composer un épithalame surchargé de réminiscences mythologiques et une élégie aux allures de panégyrique, célébrant les victoires du souverain et la conversion de la reine à la foi catholique.

En remerciement, Fortunat (c'est notre exilé) est invité à suivre la croisière royale qui descend la Moselle et le Rhin. Mais un incident vient lui rappeler son statut pour le moins précaire, et que loin de l'Italie, on n'est pas grand chose. Et que s'appeler Fortunatus ne préserve pas de la malchance. C'est même le contraire. Cela semble attirer la poisse. Non pas, comme on le croyait au départ, éloigner le danger, mais provoquer les catastrophes. Comme si l'époque hésitait encore entre la main du Destin et celle de la Providence. Comme si lui-même, Fortunat, ne savait laquelle prendre. Ou, pour être exact, celle qu'il saisissait. Par exemple, le cuisinier royal qui lui vole sa barque et ses matelots, cela c'est sans conteste un coup du sort. Mais l'évêque de Metz Vilicus qui lui trouve un autre esquif, qu'est-ce que c'est? Charitable obligeance ou acharnement? On a beau écrire qu'il «fait paître et accroît le troupeau du Seigneur » (parce qu'il s'appelle Vilicus, et que le villicus est l'intendant de propriétés rurales), autrement dit qu'il travaille à ressembler à son nom, qu'il gère en bon fermier ses terres, ses gens, qu'il veille sur ses ouailles, le rafiot qu'il procure au pauvre Fortunat prend l'eau jusqu'à l'escale de Nauriacum. Aujourd'hui Norroy-le-Veneur. Où viennent nos rois chasser quoi? Quel spleen? En écoutant le poète raconter sa croisière. Ses péripéties multiples, dignes de l'Histoire du roi Apollonius de Tyr, un roman alexandrin dont la traduction latine arrivait elle aussi en Gaule. Il n'y a pas de roi sans divertissement. Celui-là (Sigebert) aime sa bonne humeur si typique, si contagieuse, sa faconde légendaire. Ce Fortunat parle comme il écrit, comme un livre et avec les mains.

L'Italien fera donc le récit comique de ses mésaventures. Qui ne s'arrêtent pas là, à Nauriacum, car après l'avoir enchanté comme il l'exigeait, ou comme il s'y sentait tenu, comme ces parasites qui vous remercient de les avoir invités à votre table en vous régalant de leurs bons mots, il est abandonné en ce lieu, faute d’embarcation, par la suite royale qui lève à nouveau l’ancre, les ingrats, les mal élevés, ils le plantent là dans ce bled paumé qui a nom Norroy. Norroy-le-Veneur. Où Fortunat est venu pour son plus grand malheur. Et où il lui faut compter sur l'aide de ses amis, le comte Gogo qui n'a pas grand chose d'autre à lui offrir que sa consolation, et Pappulus. Ce dernier cherche en vain un bateau amarré au rivage et, n'en voyant pas, il demande au lieu ce qu'il a de bon à proposer. Pas grand chose, apparemment. Mais il y aura quand même à manger et à boire. De quoi remettre (symboliquement) sa barque à flot.

Par la suite, nul ne le retenant à Metz où on lui avait peut-être fait miroiter une position de chantre officiel du roi, il reprend la route en direction de Paris, la capitale de Caribert.

Tout cela est bien de son époque. De la bascule, mais on ne le sait qu'après. Ceux qui sont dedans n'en ont pas conscience. Même quand ils racontent leur voyage mouvementé. L'idée ne leur vient pas. Qu'on ne passe pas sans dommages de l'antiquité tardive au haut moyen-âge. Que le poète ne devient pas évêque sans y laisser quelques plumes.

Quoi faire de ce genre d'accidents? C'est la seule question qu'on se pose quand on entreprend de raconter tout ça. Quel sens leur donner? Dans quel récit les installer?

Si c'est dans une Vie, comme celle qu'on écrira de sainte Radegonde, l'épisode aurait valeur d'exemple, ce serait, avant la conversion, la misère de l'homme sans Dieu. Un Amour cherchant désespérément son objet, un objet qui s'éloigne d'autant plus qu'il n'a pas de nom. Pas de visage. Après, on y verrait les assauts du Malin, comment le héros fait face à l'Adversaire, répond à ses attaques. Ou bien ce serait l'exemplum, la preuve de notre contingence. Comme pour Pétrarque quelques siècles plus tard. Le naufrage au large de Marseille (il en réchappera par miracle), vient opportunément rappeler que la vie est navigation, une suite d'accidents, des chutes répétant la Chute. Un long exil. C'est pourquoi il cherche un port. Peut-être aussi parce qu'il a le mal de mer, mais c'est anecdotique. Et cela n'ajoute rien à ses confessions.

Exul ab Italia
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15 septembre 2014 1 15 /09 /septembre /2014 10:33

Depuis l'automne 1337, Pétrarque vit dans une vallée très encaissée (Vaucluse), près de la source de la Sorgue. C'est là, dans cette solitude charmante, qu'il invite à un repas poétique son ami Agapito Colonna.

« Ce n'est pas, lui écrit-il, un de ces banquets comme en donnent les puissants et dont la vulgarité écoeure (…). Non, c'est un festin rustique, celui que Mélibée offre à Tityre dans les Bucoliques: des fruits mûrs, des châtaignes moelleuses, et du lait caillé en abondance. »

Morbidezza. C'est un Italien qui parle. Même s'il vit en exil et dans ce qui est aujourd'hui la Provence. Il parle comme un autre Italien, celui-là venu à Poitiers à la fin du VIe siècle. Nourri lui aussi de Virgile. Et reprenant volontiers de ses châtaignes.

C'est dans un texte tardif que nous retrouvons ses castaneas molles. Dans un poème du Livre XI et dans la tradition des xenia ou munera, des « cadeaux », Fortunat (notre Italien) envoie à Radegonde et Agnès une corbeille d'osier contenant de tendres châtaignes, présent rustique qu'il leur offre, « et qui vient d'un arbre de la campagne ».

« Présent rustique »? Un poète qui deviendra prêtre et bientôt (autour de 600) évêque, on veut bien le croire. On veut bien également lui demander ce qu'est cet « arbre de la campagne », s'il était cultivé voire greffé. Quelles châtaignes il donnait, rondes ou plates, pointues. Des rouges s'il était sauvage.

Quand il vous reçoit, c'est toujours senza complimenti: sans manières. Et quand vous l'invitez, c'est un parfait convive. Venance Fortunat est quelqu'un qu'on a plaisir à accueillir. Il se tient bien à table. Il fait honneur aux plats. Il vous régale de sa culture sans jamais vous gaver.

Il sait que le châtaignier participa à la conquête de la Gaule, à la pacification de la Gaule chevelue. Qu'il contribua, comme le noyer, à répandre le mode de vie romain. Et à la déforestation. Mais il n'étalera pas sa science.

Il ne nous parlera pas de ces « tendres châtaignes ». Il ne nous dira pas à quoi elles ressemblent. Ce que cache l'épithète homérique. Quelle terrible castagne il faut voir sous le petit tableau. Quelle noirceur il combat avec cette douceur. Si cette corbeille tressée de sa main, avec ces châtaignes moelleuses, n'est pas déjà d'une autre époque. Anachronique, comme est par définition l'image. Ou si ce plaisir fugitif est bien de son temps. Lutter, avec les armes du poète, contre les barbares (la deuxième vague, on raconte qu'elle va tout submerger).

Communier dans la douceur, combattre par ces douceurs d'un autre âge (de l'âge d'or dont le Christ annonce et réalise le retour) l'amertume du présent, la noirceur du monde par le lait des lys ou bien des jonchées. C'est cela que lui envoie Agnès, pour le remercier de ses « tendres châtaignes », des jonchées (et non des « blancs-mangers » comme on le trouve traduit), des caillebottes, autrement dit du lait caillé. Car on met ses mots dans les mots de Virgile. On y met aussi son coeur. Et tout son corps. L'abbesse y a laissé la marque de ses doigts -de ses « ongles délicats »-, l'empreinte de sa main à l'endroit où elle a ôté la crème. Crama: c'est la première fois (la seule à ma connaissance) que le mot apparaît en latin, dans une langue où ce qui survit du gaulois, ici un terme ayant le sens de « croûte », se retrouve croisé avec le mot latin d'origine grecque chrisma, « chrême », comme si ces nourritures païennes, et tellement terrestres, recevaient une « onction » de sainteté. Dans ce repas virgilien à quoi Fortunat nous convie, arrive juste après un poème mentionnant l'envoi, en réponse au « blanc-manger » d'Agnès, de pruna nigella, « de prunes noires comme on les appelle » et que le poète a cueillies dans un bois. Elles jouent le rôle des « fruits mûrs », et même si le poème est gentiment ironique, j'ai du mal à y voir des prunelles. Même adoucis par le gel, ces petits fruits sauvages sont trop acides à mon goût. Je préférerais, mais cela n'engage que moi, ces petites prunes dites « d'amour » et qui font d'excellentes tartes. Et qui auraient tout à fait leur place dans la trilogie des desserts, dans la triade virgilienne, et dans ces échanges doucement érotiques auxquels se livre le trio, la sainte trinité que composent le futur évêque, son aimable soeur et sa pieuse mère.

Que reste-t-il de l'idylle? Ces châtaignes qui accompagnaient les progrès de la civilisation empêcheront-elles un retour de la sauvagerie? On peut en douter. Tandis que pleuvent les coups et que la folie meurtrière, en Poitou comme partout, triomphe.

Les Bucoliques, si elles apparaissent sous nos mots, c'est comme des Pastorales de guerre, pour reprendre le beau titre de Stéphane Émond. Comme si l'Arioste avait lâché son Roland furieux, tout retourné dans ces terres qu'on rêvait virgiliennes et qu'on découvre rouges.

La passion est passée par là. Il n'y a plus rien à glaner, ni personne pour raconter l'isolement des taillis, quelle résistance on y menait, contre un ennemi aux mille visages mais qui n'avait qu'un nom, la faim. Quelle civilisation peut bien naître dans ces terres pauvres et comment elle peut se maintenir. Il n'y a pas de témoins de l'histoire. Il n'y a pas non plus de vestiges où mettre ses pas, ses mots, pas le moindre rognon de silex à se mettre sous la dent. On est chocolat.

On cherche, pour calmer sa faim, un arbre remarquable. Un chêne de futaie comme le fameux Patriarche en forêt de L'Hermitain ou à Celles-sur-Belle la Talle à teurtous, le « Châtaignier à tout le monde ». Ses fruits n'appartiennent à personne et n'importe qui, même s'il ne mange pas de ce pain-là, de ce « pain de bois » pour parler comme Ariane Bruneton-Governatori, de ce mauvais pain qui fait les bons communistes, n'importe qui peut l'élire comme cachette, se réfugier dans ce tronc devenu creux avec l'âge. Y former assemblée, y reformer son église. Son église du désert. Car c'est un fruit rouge, même quand sa chair est jaune. Sans cloison intérieure, ce qui le rapproche du marron. Et d'autant plus onctueux et sucré qu'il est sauvage. Redevenu sauvage. Bien plus savoureux que tous les hybrides qu'on trouve couramment.

Je sais de quoi je parle. J'ai lu Robert Walser. Je l'ai accompagné dans ses forêts. Dans la forêt de Diaz. Dans cette forêt peinte par Diaz, j'ai entendu ce que chuchotent les feuilles. Même si je ne parle pas leur langue. Car c'est un langage archaïque. N'étant pas un locuteur natif, ni ce qu'on appelle un néo-poitevinisant, dialoguer avec elles ne va pas de soi. J'ai beau m'ensauvager comme il faut, mettre mes pas dans les pas de Walser, mes mots ne suivent pas. Pourtant, dans ces bois, il y a des châtaigniers. Il y en a forcément. Des variétés autrefois cultivées et devenues, redevenues sauvages. Comme ces contes qu'on rencontre au coin d'un bois et qui ne savent pas qu'ils furent d'abord écrits. Ni bien sûr par qui. C'était il y a tellement longtemps. Au temps que les bêtes parlaient. Que les écrivains écrivaient, mais qui se souvient d'eux? Seuls les arbres se rappellent que Robert Walser aimait leur compagnie. Qu'il avait fait de la forêt son jardin. Ils répètent (et c'est vrai de la rouge, tout de suite attaquée) qu'il y a toujours un ver dans le fruit. Un serpent au paradis. Une vipère pour vous piquer au bord de la mare, transformer l'idylle en cauchemar.

Nous n'en sommes pas là. Les châtaignes sont encore bien accrochées. Quand il commencera à pleuvoir, on cherchera un récipient pour les faire grâler, on ressortira le diable. Si on ne veut pas les faire griller, on choisira les nouzillates: petites et rondes comme des noisettes (d'où leur nom), et luisantes. Plus tardives (elles finissent de tomber à la Toussaint), elles se conservent bien. Elles s'épluchent aisément et on les garde entières pour un plat.

Par exemple pour un gâteau aux châtaignes et au chocolat. Un dessert rapide, facile, sans cuisson et surtout de saison. Un classique que je ne manquerai pas de relire, quand les nouzillates viendront garnir mon panier.

Texte et photo paraîtront dans L'Actualité n°106.
Photo Marc Deneyer

Photo Marc Deneyer

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24 août 2014 7 24 /08 /août /2014 17:48

« C'est le deuxième copain qui se pend à un arbre que j'ai élagué. »

Entendu à la gare, j'allais dire au sortir d'un rêve, mais l'instant qu'a choisi mon voisin de parking pour lâcher cette phrase n'est pas celui, biface, du réveil: le TGV est annoncé avec une heure de retard (au moins), et même si la phrase a l'allure d'un rêve, d'un rêve dont on a peine à s'extraire ou qu'on vient juste de coucher sur le papier, elle ne m'extirpera pas plus facilement du labyrinthe où nous nous retrouvons nombreux coincés avec nos voitures.

Plus tard -quinze jours exactement-, on rejoue la scène, dans une autre gare et avec un train arrivant à l'heure: on ne sait toujours pas dans quelle réalité débarquera celle qu'on est venu chercher à la gare, si l'on peut parler de retour à la réalité quand il s'agit de sa vieille ville natale.

Certes, cela sonne comme un début. Un formidable incipit. D'un roman qui commencerait par la fin. Où tout serait dit dès le départ, à l'arrivée du train.

Une arrivée sans cesse repoussée. D'où les questions qui surgissent, forcément, les explications oiseuses, les digressions et l'anachronisme qu'on souhaitait tant pour une fois éviter, malgré l'image, signée Ruskin, Study of rocks and ferns in a wood at Crossmount, Perthshire, 1843; et l'idée ainsi formulée dans la belle exposition qu'on verra cet été à Édimbourg (John Ruskin: Artist and Observer):

« In the shapes of convoluted strata and ravines, Ruskin seems to have found analogies with human anatomy. »

Ou encore:

« Ruskin attributed personal identities to the mountains he loved, regarding them as unique and living entities. »

Cela si le train arrive. En attendant, on tient à recevoir cette phrase comme un roman, comme un de ces romans en une phrase qu'on aime tant lire et qu'on rêve tout autant d'écrire. Là, on aurait pu l'avoir sans effort, sans être tenu d'ébrancher comme un malade, de sortir cordes, nacelle, treuil et grue, de jouer les acrobates pour le produire. Quelqu'un aurait eu la bonne idée, l'obligeance de me servir mon roman sur un plateau.

Et l'on oublierait ces peintres de madones qui selon la légende peignaient leur madone d'abord nue, puis pièce après pièce lui faisaient son vêtement, couvraient ce corps sous leur pinceau apparu. Là il n'y avait rien à ajouter ni à ôter. Le roman était livré tout habillé: parfaitement élagué.

De la gare pour le moment personne ne sort. Tout paraît figé dans l'attente. Suspendu à ces lèvres invisibles qui ne sont pas pressées de vous donner la suite. S'il doit y en avoir une. Si ce n'est pas rompre le peu de charme qui reste du rêve une fois transcrit. Le faire entrer dans une réalité que vous ne songez qu'à fuir. Ou dans ce Nouveau Renault Trafic immatriculé en Belgique, vous vous rappelez le nom de Gourgues, vous vouliez le noter mais vous n'aviez rien pour écrire, ni stylo ni carnet, vous avez dû le ranger dans un coin de votre tête, et comme beaucoup d'autres choses l'oublier, si bien que vous ne savez plus, maintenant qu'il vous revient, si c'était celui de la commune ou bien du forestier, de cet « étranger » qui n'est certainement pas l'arboriste grimpeur qui m'a tiré du lit ce matin, redonné l'envie d'écrire. Ni l'auteur de cette phrase qui a tout déclenché. Et qui a bien failli tomber dans l'oubli. Disparaître aussi vite qu'elle m'avait accroché.

Toutes ces choses qu'on range dans un coin de sa maison, qu'on repousse pour faire de la place, livrer passage au temps, le temps dans sa course les oublie, et c'est une chance pour elles. Car le temps désormais va sans elles, il poursuit son chemin: son oeuvre de destruction. Ces chaussures pour faire de la place, ce courrier qu'on ne souhaitait pas lire, ce qui est tombé dans une rainure du parquet, derrière une cloison, toutes ces vies encloses, elles vivent désormais à l'abri du temps. Sur elles il n'a plus de prise. Et c'est ce qui les sauve.

On les découvre par hasard et des siècles après, et miraculeusement préservées, comme ce nom ce matin: celui de la commune en Belgique ou de l'élagueur. Comme ces lettres que nul n'a songé à ouvrir, ou qu'il a chassées le plus loin possible de sa vue. Comme ces chaussures qui gênaient. Quand on les trouve (ou qu'on les invente, pour parler comme les archéologues), on constate qu'elles ne sont pas usées. Sans doute ont-elles peu servi. Peut-être même qu'on ne les a jamais portées. Que dans les grandes occasions. Ou qu'elles n'étaient pas destinées à cela. Que c'étaient des chaussures d'apparat. Qu'on ne sortait que pour le dernier voyage. La longue traversée. Celle qu'on effectuait couché entre les roues de son char. Et dans quoi très peu, en dehors des princes et princesses, rêvaient.

Les autres vont à pied et comme tous les animaux produisent des traces. C'est fou ce que nous laissons comme tracks quand nous marchons. Des signes de notre passage, il y en a dans la neige, le sable, la boue, l'herbe, la rosée, la terre ou la mousse. C'est ce que rappelle Robert Macfarlane dans The Old Ways: A Journey on Foot, le beau livre que me fera découvrir Della dans son refuge de Drumnadrochit (« Bridge on the ridge », « Pont sur la crête »), lui aussi à l'abri du temps et des injures du monde. Sur elle, Della, le temps glisse, comme la pluie sur les plumes de ses poules; de la mésange et du robin qu'elle n'oublie pas non plus de nourrir. Nous en laisserons dans la tourbe et la bruyère quand nous irons au rendez-vous sous les lichens, et qu'en l'attendant ou en l'apercevant, un mot racontera tout ça. Ce « mot lumineux » que possède le langage de la chasse, foil, la « feuille » que laisse chaque créature et qui est sa trace. Sa feuille de route, mais d'abord la trace de son passage. Car tout est joué quand la phrase est lâchée. Celle qui m'a accroché. Tout est dit quand apparaît son deer, et que nous nous arrêtons pour le regarder manger. Et avec nous le temps. Comme si le temps pour une fois nous oubliait. Comme s'il voulait bien couler sans nous. Ou assez loin de nos yeux.

Je n'emploie pas le mot accroché par hasard. Les vacances qui pour beaucoup commençaient, j'en passerais une partie dans les Vosges, en forêt et à mettre mes pas dans des vestiges, à cueillir des traces en même temps que des brimbelles ou des framboises, à ramasser des champignons. Les arbres y sont nombreux où s'accrocher: à quoi se pendre. Mais je n'avais pas le goût à ça, occupé que j'étais à remplir mon pot-de-camp ou mon panier. L'idée ne me traversait pas, ou comme une ancienne voie dans la forêt, dans la forêt de Tannières et venant d'Arches, d'Archettes, des noms qui disent clairement qu'elle enjambait la Moselle, venant d'où et pour aller où, cela je ne saurais dire. Moi, j'arriverais d'Épinal et à l'entrée de Cheniménil je tournerais à droite puis, un peu après la maison forestière, je prendrais à gauche l'allée bordée de châtaigniers et cette partie de la forêt abîmée par la tempête (l'ONF aurait bien fait les choses, replanté des érables, des mélèzes, des peupliers et pour le reste laissé faire la nature), je pousserais jusqu'aux sapins.

C'est là, au milieu des sapins et dans la mousse, que se trouve le sanctuaire. Les pèlerins y déposaient leur ex-voto, y laissaient des offrandes à Mercure qui était le nouveau nom sous lequel leur apparaissait leur dieu, autour duquel ils tournaient dans son petit temple carré. Ils ne lui sacrifiaient plus personne, ni à l'ébrancheur, inutile de chercher pour le rôle du pendu. Maintenant on s'appelait Catullinus et c'était mieux ainsi. On s'acquittait de son vœu avec plaisir et à juste titre. Tant pis si le fier guerrier s'était métamorphosé en petit chat ou en jeune chien. Si l'ardeur au combat avait laissé place à la prudence. On restait le fils de Meritus, quelqu'un dont le nom rappelle, même maquillé, le sort heureux. La générosité. Et qu'il méritait bien de vivre à l'ombre du Pourvoyeur. Sous son regard. Et celui de Rosmerta. L'abondance en personne. On n'y pensait plus. Ou on n'imaginait pas. Que dans cette forêt de Tannières, une messe se déroulerait le 15 août. Au Chêne de la Vierge, en plein air si le temps le permettait.

Je n'y pensais pas. Quand j'attendais à la gare, et que le TGV était annoncé avec une heure de retard. Le candidat au suicide ayant choisi ce jour de grand départ pour quitter la vie. Ce que certains à la gare déjà lui reprochaient. Ce manque d'égards pour ceux qui voyagent ou attendent. Et qui ont un texte à finir. Un roman à produire. La phrase entendue à la gare constituait un formidable début. Et la tentation était grande, je peux l'avouer maintenant, d'en rester là.

Certes, sur le moment, dans le feu de l'action, je n'avais qu'une idée en tête, m'extraire du parking, du moins je le croyais, je voulais le croire, que la seule question qui se posait était comment sortir de là. Quand le train serait arrivé. S'il arrivait. Comment l'ébrancheur poursuivrait le travail. L'élagueur acrobate. Avec quels outils. Quelle taille il pratiquerait. Sur quel type d'arbre et dans quel but.

Alors qu'on peut faire comme les Gallo-Romains avec leurs dieux. Suivre le chemin grossièrement empierré qui tourne autour du petit temple carré. En beaux moellons de grès et au toit couvert de tuiles -tegulae et imbrices. Quand on est coincé sur un parking ou dans sa vie. Et que cela vaut toujours mieux que de s'accrocher. À un chêne. Au chêne que votre copain Gourgues vient d'élaguer rien que pour vous.

C'est en tout cas ce qu'il dit. Que vous croyez comprendre. Avec cette phrase qu'il vous sert à la gare. Ce véhicule utilitaire immatriculé en Belgique. On n'attend que vous. Sur ce maudit parking. C'est vous qu'on attend et non un TGV qui ne viendra pas. Qui n'arrivera jamais. Vous avez rendez-vous avec votre destin. Votre destin est entre ses mains. À celui qui lance cette phrase. Le dénommé Gourgues. Vous le reconnaissez à son ton. Qui hésite (ou c'est vous qui balancez, qui déjà vous balancez) entre étonnement et fierté. Entre l'étonnement de celui qui ne se voyait pas détenteur de tels pouvoirs, capable de faire pareil cadeau à cette vieille branche de Paul, un homme installé dans la vie, planté comme un chêne et qu'il pensait indéracinable, un étonnement mêlé d'inquiétude quand il regarde ses mains, et la fierté de celui qui découvre qu'il peut non seulement ébrancher l'arbre qui faisait trop d'ombre à la voisine, qui lui cachait la vue de la résidence Beau site, mais qu'il est aussi en mesure d'abréger la vie d'un homme, qui plus est un copain, de lui en fournir l'idée, l'occasion, de lui apporter sa mort sur un plateau, autrement dit de concurrencer l'état-civil en lui donnant un nom, et le destin en le faisant aussitôt disparaître. Et cela pas une fois mais deux. Et cela lui vaudrait qui sait de figurer dans le Guinness des Records. D'être l'auteur de deux suicides, voire trois s'il continuait comme il en avait bien l'intention ses acrobaties.

Cette image acquise le 28 juillet 2014, non par le zoom de Messenger mais grâce à Noële et Christian qui m'ont fait découvrir le lieu dans la forêt de Tannières, m'ont donné envie de montrer le sanctuaire à Amélie quand elle reviendra de Grèce, de Thessalonique d'où elle m'appelle tous les jours, cette image explique sans l'excuser l'anachronisme dans quoi inéluctablement je retombe. Malgré mes résolutions. Un jour j'écrirai un texte sans images. Un roman ou on se perd pas. Une histoire facile à suivre même s'il faut la chercher, parfois, dans la bruyère.

En attendant, j'emmène courir ma chienne tous les matins dans les bois de Chantraine, jusqu'à la Fontaine des Trois Soldats, un lieu de mon enfance où je me rendais souvent con mio nonno, où j'allais remplir mon panier de bises vertes et de jaunirés, de gormelles et de tontons. J'en ai trouvé un bien dodu, qui a fait une belle omelette, mais il n'avait pas de petits frères.

Le mari de Marcelle aussi est fatigué de traîner sa carcasse. Il garde un oeil sur le Point de vue où il a déposé, au pied du verger, les cendres de sa femme.

Comme dit ma mère, « il est seul mais il est pas tout seul. »

C'est un arbre dans la forêt. Rien à voir avec ceux que mon copain Gourgues a élagués. Pour me faire causer. Si la phrase accroche, ce n'est pas forcément pour qu'on s'y pende. Gourgues tenait seulement à m'accueillir avec ses moignons et son nom unique. Un nom de pérégrin (littéralement d' « étranger »), cela je l'ai compris dès le départ. Dès que je l'ai vu écrit sur son utilitaire. À la gare. Et puis le point de vue est trop beau. Le point de vue Olympe. Cela me rapproche d'Amélie qui se balade avec Marie entre le mont Olympe et le mont Athos et plusieurs fois par jour m'envoie des cartes postales; boit des cafés frappés à ma santé. Ce n'est donc pas le moment. De baisser les bras. De renoncer à tailler ce texte qui sous son apparente concision prolifère. Et m'empêche déjà d'avancer. Comme si j'étais encore sur ce parking, définitivement coincé. Condamné à attendre éternellement. Sur un parking de gare.

La tentation est grande, non de quitter la vie, mais de fuir ce présent oppressant. De trouver ailleurs ou dans une autre époque, dans un passé pas si lointain, de nouvelles raisons d'espérer. D'être l'optimiste que Della aimera retrouver à l'aéroport d'Édimbourg, de ressembler à l'image qu'elle a de moi. C'est justement ce que propose cet été le Musée d'Art Antique et Contemporain, à quoi il m'invite. À voyager dans le temps et en Gaule Belgique. Dans cette partie de la Gaule Belgique qui n'a rien à voir avec l'image d'Épinal en ce mois de juillet, d'un samedi désert que vient réveiller la manifestation de soutien à Gaza. Beaucoup de jeunes femmes avec foulards, poussettes et enfants. Dans la foule qui proteste, il se trouve peut-être une Inès, un Yannis, ainsi nommés par assonance, comme Catullinus que son père appela comme ça (on était dans un contexte de bilinguisme) car il croyait à l'intégration, et que c'était donner une chance au petit. En faire un individu libre et capable de vivre à la romaine.

Le contraire de l'identité française quand elle est synonyme d'exclusion.

Puisse-t-il être entendu. Et suivi.

Et Renaud Camus défiler tout seul.

Drumnadrochit (photos Della Matheson-Wright)

Drumnadrochit (photos Della Matheson-Wright)

Les anciens chemins
Les anciens chemins
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28 mai 2014 3 28 /05 /mai /2014 13:58

Les fleurs intemporelles trouvaient cet adjectif un peu trop grand pour elles, le qualificatif d'artificielles fané.

Cette publicité cueillie avant Épannes semble donner raison à ce prophète en herbe qui écrivait plus haut, et dans quel désert, ici dans 20 ans repousseront des fleures, sous quoi on ralentit, et la première fois, et pour vérifier, mais l'obstacle passé (un portique écotaxe?), la prose va suivant son étymologie droit devant, et ces fleurs visibles de la route avaient un vrai problème avec l'éternité.

Leur immortalité, elles la vivaient peut-être comme une malédiction, mais pour moi elles avaient du mal avec leur nom, il sent le cimetière, toujours comme mon père quand il voyagerait elles voudraient en changer.

Si les fées regardaient passer toutes ces voitures, ce n'était pas comme on croit pour tuer le temps, mais pour ne pas penser à la fleur des talus, celle-là elle pollue, il faudra la faucher, ainsi réagissait la composition basse en voyant ces bouquets, ces machins en hauteur.

Une histoire sans auteur, celle qui, j'imagine, se raconte à Frontenay et dans tout le canton, de la blanche orchidée qui eut la fière idée de ne surtout point naître, ou de n'être que ça qui poussera de peur et qui peut, si c'est l'heure, et de son plein gré, couper court aux regrets.

Fleurs intemporelles
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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 13:00

Ce Kamok est un cas. Un Ka, ou un K, corrigerait Roberto Calasso, l'auteur aussi de La ruine de Kasch (il s'est occupé de l'édition italienne des Aphorismes de Zürau de Kafka).

Mais que vient faire cet écrivain et éditeur italien dans un texte consacré à la fameuse liqueur au café, créée en 1860 par Paul-Émile, le petit-fils du fondateur de la distillerie Vrignaud à Luçon? C'est lui en effet qui eut l'idée de cet élixir vendéen, élaboré à partir de trois grands arabicas macérés avec de l’alcool neutre patiemment distillé, et vieillis, pendant trois ans, en foudre de chêne. Pour faire plaisir, selon la légende, aux marins hollandais, grands amateurs de café, venus assécher les marais vendéens et poitevins. C'est lui, Paul-Émile, qui appela cette liqueur Kamok (en mêlant non seulement les arabicas, mais aussi les lettres de moka). Il inventait du même coup le verlan.

Ce n'est donc pas comme on le croit, la première fois qu'on le rencontre, un nouveau sur la liste, après Bartock, Kappock, Koddack, Mastock, Kosack, Haddack, Hammock, Kolback, Karbock, Karnack, Hoclock, Kornack, Balzack, Habblock, Maggock, Médock, Kapstock, une des 18 variantes du nom du Capitaine Haddock, la dernière de Bianca. La Castafiore: on se rappelle comment elle écorchait le nom du Capitaine. On connaît le plaisir de jouer avec les sons, le sens: on n'en est pas moins confronté aux Kakemono, et comme Lacan incapable de les lire.

Est-ce le nom qui l'appelle, avec ses K? Parce qu'il n'est pas loin d'Amok, et que c'est un dépaysement? Une chance pour l'exote. Même si la Malaisie n'est pas une terre inconnue: Henri Fauconnier qui a été planteur là-bas, prix Goncourt 1930, est né à Barbezieux, puis à l'écriture dans le grand jardin et les chais de Musset.

N'est-ce pas plutôt que le Kamok accompagne les glaces et le tiramisu, et remplace avantageusement les extraits de café dans la préparation de ce dessert italien?

Je crains qu'on ne veuille pas de lui chez ceux qui restent fidèles aux savoiardi, au mascarpone et au rhum et qui utilisent seulement du cacao amer. En revanche, chez ceux qui ont remplacé les savoiardi par des pavesini, des boudoirs ou biscuits à la cuillère, il pourrait bien trouver sa place. Et rallumer la guerre entre partisans du vrai tiramisu et ceux qui ont fait leur aggiornamento. Ces derniers, plutôt que de regarder vers le passé, ont su tirer le meilleur de ce qui était déjà, du temps de nos grand-mères, un remontant. C'est mettre, rétorquent-ils à ceux qui crient à l'hérésie, un peu de ce remontant dans un dessert dont le nom, tiramisu, signifie « remonte-moi ».

La réponse est carrée. Comme une bouteille de Kamok.

Photo Marc Deneyer; à paraître, avec le texte, dans L'Actualité n°105.

Photo Marc Deneyer; à paraître, avec le texte, dans L'Actualité n°105.

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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 10:41

Un fossile qui s'incruste (à l'heure où croustillent les grillons). C'est ainsi qu'on peut voir le Non-autorisé. Si on ne le mange pas que des yeux. Si on ne goûte pas la crème au beurre à l'ancienne. Si des réveillons de sa jeunesse on ne retient que cela: qu'on n'avait plus de place pour la bûche. C'est ce qu'on disait à celle qui nous en recoupait déjà un morceau.

Mais on n'est pas dans les Vosges. On n'y est plus depuis si longtemps. On est dans le Bocage, aux confins de la Vendée et du Maine-et-Loire. Dans le pays du mauléonais et du roi René. Le premier est un gâteau à découvrir. Le second une pâtisserie aussi fameuse (dans le Nord Deux-Sèvres) que l'Apocalypse exposée au château d'Angers: c'est l'oeuvre de Monsieur Renoux.

On est exactement à Nueil-les-Aubiers, chez Michel Béraud à qui l'on doit le Non-autorisé.

S'il n'est pas l'auteur de ce gâteau (qui vient des Mauges), il en est l'interprète (il tient cette recette d'une cousine de sa mère, voisine d'un pâtissier choletais, et comme il la trouvait trop sucrée, il l'a modifiée et adaptée à son goût). Il va l'interpréter.

Il se tient en effet devant nous avec ses instruments dont il jouera bientôt et dans son costume de chef. L'homme connaît son métier, sa partition, son orchestre. Dont il fait partie, toutes les parties, tour à tour et en appelant chacun par son nom, chaque instrument. En donnant l'impulsion. En soulignant les gestes. En commentant les actions qu'il exécute et dirige. Il n'y a pas de temps mort. Les fonds ne sont pas enfournés que déjà la crème au beurre à l'ancienne se prépare. On comprendra plus tard que ce que l'on prenait pour un timing parfait est en réalité une image. De l'anachronisme. Les fonds qu'on va utiliser pour ce Non-autorisé ne sont pas ceux qu'on vient de mettre au four (20 minutes, pas plus). Ils n'auraient pas le temps de refroidir. Ou la crème qu'on essaie de faire prendre aurait le temps de tourner, comme une vulgaire mayonnaise. Nous sommes donc en présence d'un montage, ce qui n'est pas pour déplaire aux archéologues que nous sommes. Dans son récit Michel Béraud revient sur ses débuts, il rappelle l'origine du gâteau, la signification réelle ou supposée de son nom. Ou bien il annonce la prochaine étape, il l'anticipe, tuant dans l'oeuf le mystère qu'il est en train d'épaissir. En serrant les blancs avec du sucre semoule ou en faisant un peu chauffer le jaune pour qu'il soit bien filant. Mais ne brûlons pas les étapes. Pour lors nous nous demandons, dans la cuisine où il nous attend, de quelles opérations elle va être le théâtre, à quel rituel nous allons assister, sacrifier car ce Non-autorisé est une tuerie, nous pouvons l'écrire maintenant que nous l'avons dégusté.

Tout en mélangeant dans un cul-de-poule le sucre glace et la poudre d'amandes, il évoque les meringues, la pâte à succès: pour le Non-autorisé, et pour des raisons de couleur, de goût, les amandes sont légèrement grillées. Puis il monte les blancs au batteur et ajoute le sucre semoule, que c'est pour les serrer. Quand la pâte est à bonne consistance, et pour qu'elle remplisse bien le cercle (sinon cela compliquera le montage), il met un peu d'eau. Raconte comment on dresse dans les cercles, à la poche, comment lui, Michel Béraud, versait une portion dans les cercles et égalisait et étalait avec une corne. Il se rappelle. Que la première fois, c'était pour le baptême d'une nièce, dans les années soixante.

Ceux qui avaient oublié le nom -Non-autorisé- demandaient un Sens-interdit. L'idée y était. D'un gâteau qu'on ne pouvait pas s'offrir tous les jours, avec ces amandes, tout ce beurre, le Menier à râper ou, plus facile mais pas moins cher, le chocolat en pistoles; et aussi trop riche. L'idée d'un plaisir défendu et qu'on ne se permettait qu'exceptionnellement. Dans les grandes occasions. Au diable son régime. Le diabète et le cholestérol. On se lâchait. On n'aurait pas tous les jours soixante ans. On ne savait pas de quoi demain serait fait. Si on serait encore de ce monde.

Les gestes lui reviennent. Les quantités. Les 250 grammes de Ruban Moka (en pommade). Les 100 grammes de Chocolat 55% Pistoles Cacao Barry. Ce sont des vestiges dans lesquels il met ses pas, ses mots. Les étapes d'un montage archéologique. D'abord on dépose sur un support le fond qui a suffisamment refroidi. Après l'avoir arrosé d'un peu de Kirsch, on met une couche de crème au beurre au chocolat, on l'étend. Puis un deuxième fond, en l'ajustant comme il faut, et une autre couche de crème au beurre, celle-là bien lissée.

Certes, dans sa cuisine, Michel Béraud regrette un peu son four pâtissier électrique « qui pouvait contenir 8 plaques 40 x 60 ». Et s'il est en mesure de faire quelques petites rosaces de crème au beurre, il ne trouve plus ces perles de Cointreau qui étaient quand même la cerise sur le gâteau.

Il serait bien sûr capable, s'il le voulait, si on insistait, de reproduire le décor d'origine qui était une Fleur de Lys. Mais il ne l'a jamais présenté de la sorte.

L'idée n'est pas de faire Noël en mars. Même si l'on n'a pas eu d'hiver. Au moins on a un printemps précoce, un début mars qui ressemble à une fin mai, au joli mai comme on le chante et comme il est rarement.

Nous ne sommes pas non plus des experts chargés d'évaluer le complexe historique et archéologique. Capables d'obtenir un classement au patrimoine mondial de l'Unesco. Ni intéressés par ces bâtiments reconstruits à l'identique, et rien qu'en matériaux nobles, les potentiels acheteurs à qui l'agent immobilier fait l'article. La visite. En commençant par la cuisine.

Michel Béraud l'a bien compris, avec ses inscriptions ou décors au choix. Et qui nous demande à la fin ce que nous désirons, Joyeux Anniversaire (le mien est dans trois jours!) ou le Non-Autorisé.

Photos de Marc Deneyer et de Jean-Luc Terradillos. Texte à paraître dans L'Actualité n° 104.

Photos de Marc Deneyer et de Jean-Luc Terradillos. Texte à paraître dans L'Actualité n° 104.

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6 mars 2014 4 06 /03 /mars /2014 08:07

 

Il connaît la chanson. La canción del pirata. D'un poète espagnol et romantique dont tout le monde dans sa jeunesse savait le nom: José de Espronceda. Ce vers: La luna en el mar rïela. Il lui vient immédiatement à l'esprit. Lui revient, et avec quelle force. Élimine un à un ses rivaux, fait le vide autour. Évidence. Et c'est un Catalan qui l'affirme. Il n'y a pas d'équivalent dans sa langue ni en français. Seul le castillan est capable de dire ce qui se déroule sous nos yeux et dans la mer. Le reflet de la lune sur l'eau. Une eau en mouvement. Ou c'est nous qui le communiquons à la scène. En remontant la corniche. En marchant nous provoquons des franjas de luz, ces longues franges de lumière. Et nous tentons de toucher avec nos mots, ici du castillan, la chose; d'en approcher l'apparaître. D'où l'impression de trembler que nous donnons aussi.

Il y a là une pensée du mouvement, insiste-t-il, et qui ne le fixe pas. Avec ce verbe rïelar qui viendrait de rïel: le « rail ». Et qui nous conduirait, si nous suivions ce « rail », au plus près de l'origine. Au bord du tourbillon.

Encore faut-il y croire. Qu'une image peut éviter le cliché. Ce cliché romantique qu'elle semble traîner avec elle. Ramener à la surface. Croire qu'elle peut éclairer sans l'éteindre le phénomène. Tandis que nous remontons la corniche. Qu'elle peut nous aider à trouver l'origine, à installer là, dans une bande de lumière, nos pénates.

Pour Jaume, c'est tout de suite à droite, bleu piscine, et quand bien même il débarquerait à minuit, le propriétaire, Norvégien revivant depuis peu à Sète et sur sa colline, attendrait son hôte, il le regarderait comme un dieu en voyage, fatigué de sa journée, ou simplement nager.

Pour moi c'est le Jalil Hotel, c'est ainsi que nous appelons avec George, mon ami de Chypre, le lycée où nous dormons, nous essayons, parce que Jalil, un Irakien de Malmö, y réunit chaque nuit ses amis, des poètes invités et tâchant comme lui d'oublier l'exil. Avec vodka, concombre et tarama.

Pour le Catalan, c'est d'abord une langue, la sienne, qu'il parle comme personne quand nous remontons la corniche. Dans laquelle il rêve, il écrit. Ce qui ne l'empêche pas de naviguer de l'une à l'autre, de chercher dans une autre la solution au problème, d'en trouver la clé dans ce castillan qu'il a appris comme tout le monde à son époque, bien obligé, et dont on interdira l'usage. Le jour où la Catalogne sera indépendante. Comme en Ukraine on a banni le russe, la langue de l'occupant, dans les premiers jours de la Révolution. Ce n'est pas ainsi qu'il conçoit l'origine. Qu'il se représente ses pénates.

Rïelar n'est pas « briller ». Nous en convenons. Au moment de nous séparer, de regagner, lui sa piscine, moi le Jalil Hotel. Où je suivrai les rails dans l'espoir qu'elles me mèneront au sommeil. Où je les regarderai briller de cette lumière métallique pour laquelle nous n'avons pas de mot.

« Briller », nous sommes d'accord, noie le phénomène sous un terme général qui s'applique aussi bien au soleil qu'à la lune. Ils ne sont pourtant pas du même métal. Ils ne brillent pas de la même lumière.

Et « brasiller » n'est pas meilleur. Que propose également le français. La mer qui « scintille comme de la braise », ce n'est pas ce que nous voyons, Jaume et moi, cette nuit de juillet à Sète. Tandis que nous remontons la corniche. Et le catalan n'y est pas davantage. La lluna a la mar llambreja. Cela ne nous fait pas toucher de la pensée la singularité du phénomène. Sa vérité. Pas autant que ce verbe rïelar qui est un synonyme de rutilar. Du métal frotté, astiqué, on dit qu'il rïela ou rutila. Mais rïela est plus rare. Plus poétique. Et rutila n'a pas cet éclat blanc, métallique, il ne vaudra jamais une photographie; une photographie argentique.

Cette vérité que nous cherchons, il semble donc qu'elle se trouve chez un poète. Que ce poète l'ait trouvée. Avec ce verbe rïelar. Qui ne paraît pas exister avant Espronceda. Sa fameuse Canción. Il s'est fixé à cette époque et signifie « briller d'une lumière tremblante » ou « provoquer un reflet lumineux qui se déplace en tremblant » (quand la lune se reflète à la surface d'une eau en mouvement), des «franges », des « bandes de lumière ». Il est entré, grâce à lui, dans les dictionnaires. Et c'est miracle qu'une image apparue dans un poème romantique, en pleine époque romantique, échappe au cliché. Un cliché que n'évitent pas toujours les photographes.

Un poète est donc l'inventeur du terme. Mais sa découverte est aussi une invention, le résultat d'une erreur, comme souvent les inventions. Aussi faut-il remercier Espronceda d'avoir écrit rïela au lieu de reïla. De rehilar (du latin refilare). Il a commis une faute d'orthographe en intervertissant les voyelles (une métathèse). Ainsi est apparu rïelar. Un verbe qui signifie « se déplacer comme en tremblant », et qui s'applique à une personne, un objet, un reflet, à la vibration dans l'air d'une arme -d'une flèche ou d'une lance- qui se déplace à grande vitesse. Tellement qu'elle paraît immobile.

Avec ce mot, et l'image qu'il tente de fixer, nous sommes au plus près d'une lumière qui bouge et qui ne bouge pas, ou comme en tremblant, et ce n'est pas nous qui marchons d'un pas assuré. Si mon catalan est hésitant, le français de Jaume est très sûr. S'il vous dit qu'il n'y a pas de mot en français ni dans sa langue pour traduire le phénomène, vous pouvez le croire. Le suivre, et le rail qu'il découvre en parlant et sous les mots. Une fiction.

C'est une fiction vers quoi nous remontons. Que nous l'appelions pénates ou origine. Nous y allons. Ensemble puis chacun de son côté. Nous y allons saccadés (loquaces, articulés), et cela sonne comme un poème. Comme le poème de Walser, « Avez-vous déjà vu une ruine? ». In der Ruine spiegelt sich Melusine, « dans la ruine se reflète Mélusine », et c'est peut-être son reflet que j'aperçois dans l'eau. Tandis que Jaume me montre le rail. La route à suivre. Bientôt il oubliera dans sa piscine la nuit lourde de juillet, la mer huileuse. Et, en nageant dans le bleu, ce verbe rïelar.

Il paraît venir de rïel, d'un « rail » dont l'évidence est trompeuse, dont l'éclat métallique risque de nous égarer si nous voulons à tout prix le suivre. Et continuer à nous persuader que « ruine » et « Mélusine » sont seulement là pour la rime.

Gustave Doré, Illustration de La complainte du vieux marin, de Samuel Taylor Coleridge

Gustave Doré, Illustration de La complainte du vieux marin, de Samuel Taylor Coleridge

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19 février 2014 3 19 /02 /février /2014 08:01

L'image me poursuit, de cet Apollon en bronze sur son matelas de fortune. Du carrelage d'hôpital, et pour quelle opération? Chirurgicale ou de propagande? De haute chirurgie, avec la précision que requiert une telle intervention à distance, où un chirurgien, via une liaison appropriée, dirige depuis Paris un robot effectuant une greffe de doigts? Ou de basse propagande s'il s'agit bien, comme cela se murmure, et pas seulement en Israël, de briser le blocus, pour une organisation déclarée terroriste, de rompre l'isolement en appâtant nos musées et en nous obligeant à traiter avec elle? On est alors, avec ce drôle de poisson qu'un pêcheur a pris dans ses filets et avec ce carrelage, dans la cuisine. Et on ne se demande pas comment le préparer, le servir, ce gros poisson de presque 500 kg, mais, pour commencer par la fin, comment le présenter. Pour éveiller la curiosité, donner envie sans choquer les sensibilités locales et d'abord la mère de ce pauvre pêcheur, forcément très religieuse et voyant d'un mauvais oeil son fils et son égarement, et tous ces honneurs qui les éloigneraient, lui si influençable et ceux qui ne l'ont pas aidé, de Dieu si elle n'était pas vigilante. Si le Hamas ne veillait pas. Sur son fils possédé par les djinns. En chassant Satan de sa maison. En éloignant ce cochon. Car c'est un film cochon que cette vidéo. Visiblement inspirée du film de Sylvain Estibal, Le Cochon de Gaza, si elle n'en est pas carrément le remake. Avec cet Apollon dans le rôle du cochon. Qu'un pauvre pêcheur remonte par hasard dans ses filets. Idole païenne ou animal impur, il faut au plus vite s'en débarrasser. Mais c'est aussi, pour le pêcheur qui a eu tant de mal à le sortir du sable, un moyen d'améliorer son existence misérable. Ce qui explique qu'on ait retrouvé ça sur eBay. Le Hamas. Il garde ce trésor. Après l'avoir arraché in extremis aux vandales, il l'a mis à l'abri des convoitises. Soustrait aux regards concupiscents. Il le cache tout en le montrant. Dans un dévoilement progressif qui n'a rien à voir avec le strip-tease, toutefois il faut attirer le client. Si vous voyez ce qu'on veut dire. Attiser son désir. C'est tout un art. Qu'on maîtrise plus ou moins. C'est évident. Quand il raconte. Que c'est le Hamas qui parle. Qui parle par sa bouche. Il contrôle tout ça. Il dirige l'opération. Non comme un chirurgien la suivant sur écran, la guidant, mais en vrai chef. Il est aux fourneaux. Manifestement. Même si on ne le voit pas opérer dans sa cuisine. On n'a d'yeux que pour ce bel éphèbe qui en a perdu un. Mais il a gardé tout son charme, son élégance. Et ses parties génitales. Qu'on pourra exposer dans un musée de Gaza, une fois restaurées par le musée qui aura mordu à l'hameçon. En les couvrant avec une sculpture antique de feuille de mûrier, par égard pour les valeurs du pays. En attendant, on les montrera mais de loin. Ou, si la caméra s'approchait, s'il lui en venait l'idée, on s'arrangerait pour retourner la statue, pour la coucher sur le ventre, afin de ne pas tenter les regards innocents, ou de les dissuader de s'attarder. De couper court aux dissections et démonstrations inutiles. Qui transformeraient, si on ne les arrêtait pas tout de suite, la scène en théâtre anatomique.

Ce n'est donc pas du phishing. Si pêche il y a, ce n'est pas aux mots de passe. Si on nous hameçonne avec ce drôle de poisson, ce n'est pas pour pirater nos données. Nous n'avons pas affaire à des hackers. Il s'agit plutôt, en dépit des apparences (du décor soigneusement improvisé, discrètement misérabiliste), d'un pur et simple teasing. Ce qui est en jeu, et que cette vidéo titille, malgré le secret qui entoure tout ça, ou grâce au mystère ainsi créé, c'est notre libido sciendi. Notre désir de savoir. D'où vient ce bel Apollon s'il ne bronzait pas comme on le prétend sur la plage? Sur une plage de la bande de Gaza. Et qu'est-ce qu'il fait là? Si propre. Ce cochon est trop propre pour avoir séjourné longtemps dans l'eau. On le dit sorti de la mer, mais où sont les coquilles?

    Celui qui était venu là avec son couteau suisse repartira-t-il bredouille? Devra-t-il garnir de fougères son panier en osier pour cacher sa honte? Ou garde-t-il l'espoir de le remplir? De ces fossiles qui s'incrustent dans notre présent. Dans ce présent réminiscent qu'il explore infatigablement. Il semble que non. Que cette vidéo lui offre quelques traces à cueillir. S'il insiste. S'il ne s'arrête pas au carrelage qui n'est d'ailleurs pas du carrelage mais du fer à béton. Des panneaux de treillis soudé. Treillis soudé petit dallage. On trouve le même chez Leroy Merlin. Si l'on veut réaliser une dalle en béton, la couler un week-end, avec des potes. Voilà le sol, comme disent les archéologues. Le chantier où l'on a posé le matelas. Où l'on a installé la bête. La nappe sur quoi on la sert, qui est un drap. Un drap trop court, le bébé mesurant quand même un mètre soixante-dix. Les couleurs sont celles d'une chambre d'enfant, et les schtroumpfs. Ils boudent le spectacle. Ils font la gueule. Ils ne s'en remettent pas. Qu'un banal géant puisse leur voler la vedette, ils ne supportent pas. Ils sont là, les schroumpfs et l'Apollon, tête-bêche. Ils s'ignorent parfaitement. Ne se regardent pas. Si les lutins se rappellent, au contact de ce monstre soi-disant marin, qu'il était un temps où on les regardait eux aussi comme des dieux, et même comme l'ébranleur du sol, le maître des eaux, de toutes les eaux terrestres et de la mer, ils n'en montrent rien. L'autre serait trop content, ce jeune éphèbe qu'une vieille bigote traite de «vieillerie». Autrefois, il y a deux mille cinq cents ans, il était beau comme un dieu. Aujourd'hui, il ressemble, et de plus en plus, à un sdf. Dans un asile de nuit. Voilà ce que diraient ces lutins. S'ils n'étaient pas obligés de se taire. D'écouter la version officielle. Certes, l'Autorité palestinienne n'a pas dit son dernier mot. Mais pour le moment, l'Apollon est entre les mains du Hamas. Qui l'a sauvé et qui saura le protéger. N'est-ce pas le Hamas qui l'a trouvé sur eBay? Au moment où son inventeur cherchait à le vendre. Il était temps. Déjà le pêcheur remerciait Dieu pour ce trésor qu'il avait remonté dans ses filets, ou tiré du sable, en tout cas c'était de l'or. Il l'amputa de quelques doigts, histoire de vérifier. L'or étant du bronze, la statue devint vite encombrante. Il ne songeait qu'à s'en débarrasser. Heureusement, le Hamas était là. Il en assure désormais la conservation. Et il prêtera la statue au musée de son choix. Si celui-ci consent à l'accueillir. À l'héberger. Le temps qu'il faudra. Le temps pour cet Apollon de se refaire une beauté. Et, pour le Hamas, une virginité.

    On voit que les schtroumpfs écoutent. En regardant ailleurs. Sous leurs pieds. Dans le sable. Qu'on a effectivement fouillé, celui qui raconte à la caméra comment ils ont dû se mettre à cinq pour sortir le trésor. Pour le trimballer dans une charrette tirée par un âne. Tout ça pour s'entendre dire veux-tu me rapporter cette « vieillerie »! Me cacher ça! Franchement, tu le crois pas. Le pêcheur quand il te raconte sa pêche miraculeuse. En revanche, tu le vois très bien grattant le sable. Creusant et creusant là où ça sonnait. Sa poêle à frire: il l'emportait toujours sur la plage. Il la promenait partout. Elle lui indiquait le chemin. Le temple à piller. Tu n'étais pas là, mais tu imagines la scène. Et tu entends la mère quand elle voit arriver son fils avec sa famille. Avec ce bronze impudique.

    Ses propos sont à peu près ceux que tenait, vers 425, Claudius Marius Victor (ou Victorius ou Victorinus), rhéteur et poète de Marseille. Un « maître », selon Rémy de Gourmont. Des Esseintes, dans À rebours, le roman de Huysmans, aimait ce « Marius Victor, dont le ténébreux traité sur la Perversité des moeurs s'éclaire, çà et là, de vers luisants comme du phosphore. » Pour ce chrétien de Massalia, ville longtemps réputée austère, le changement des moeurs est la cause des désastres qui marquent cette époque. Si les Sarmates, venus d'Asie centrale, ont dévasté le pays, si les Vandales, peuple germanique, l'ont incendié, si les Alains, qui étaient des Sarmates, ont suivi, c'est que les hommes ont commis des fautes, et c'est la sexualité qu'il incrimine. Il raconte aussi, dans La Vérité (Aletheia, III, 204 et suiv.), les tribulations de l'Apollon de Delphes qui, « contraint de changer de résidence, se fit médecin des Leuques ». Sans doute fait-il allusion au célèbre Apollon Grannus que l'on venait consulter dans son sanctuaire, « le plus beau du monde », dans ce petit village vosgien qui porte aujourd'hui ce nom trop grand pour lui de Grand. Dont le succès s'explique par l'introduction des rituels d'incubation et de mantique médicale. Témoins ces quatre tablettes en ivoire composant deux diptyques dont chacun représente un zodiaque, d'origine égyptienne, retrouvées en plus de deux cents fragments dans un puits, et cet ex-voto inachevé provenant d'un atelier de marbrier et considéré comme un rebut du graveur. L'indication somno jussus, « ayant reçu l'ordre en songe », atteste que le dédicant, le tribun Consinius, a eu une réponse au songe qu'il a sollicité en pratiquant l'incubation. En faisant comme tous les pèlerins qui viennent, parfois de très loin, dormir sur le sol. Où ils sont visités par des rêves qui les éclairent sur la route à suivre, la décision à prendre, et leur apporter (ou pas) la réponse aux questions qu'il se posent. Sur l'issue de leur maladie, le temps qui leur reste à vivre. Sur leur avenir, s'ils en ont un. C'est la raison du voyage que fit à Grand un notable d'Ephèse en 213. Du pèlerinage de l'empereur Caracalla qui recherchait la « guérison de son corps ou de son âme » en allant partout où se rencontraient des divinités guérisseuses, « mais ni Apollon Grannos, ni Asklépios (de Pergame), ni Sérapis (d'Alexandrie) ne lui vinrent en aide, malgré ses nombreuses supplications et sa grande persévérance » (Dion Cassius, Histoire romaine, LXXVIII, 15, 5-6). Sans oublier la vision de Constantin qui, lors d'un voyage à Trèves, se serait détourné de sa route (la grande voie qui venait de Langres), aurait pris le diverticule pour Grand, « pour (se) rendre au plus beau temple du monde », étape oraculaire que rapporte le panégyrique de 310.

    Que voulait dire Claudius Marius Victor (ou Victorius ou Victorinus)? Qu'Apollon avait été chassé d'Orient par le christianisme triomphant? Qu'il avait été contraint de s'exiler, d'abord chez les Leuques puis en Germanie? Qu'il avait dû se faire guérisseur pour survivre? Que ce charlatan ne pouvait plus guère tromper que des barbares incultes, avec sa médecine?

    Cette vieille femme de Gaza dit-elle autre chose, selon son fils? L'inventeur de cette statue. Sinon de cette fable écrite par d'autres, pour des raisons que nous devinons aisément. Une fable intitulée L'Apollon de Gaza, et où Apollon apparaît. Où il apparaît comme un dieu déchu, une idole dérisoire. Un ultime avatar dont certains prétendent (ils ne sont pas tous Israéliens) que c'est un fake. Qui ne retiennent que les bouclettes: les soudures récentes. Que cette antiquité soit vraie ou fausse, peu importe. Du moment qu'on l'exhibe. Comme une prise de guerre, un otage dont on entend monnayer la libération. Auquel on pourrait réserver le sort des bouddhas de Bâmiyân, si on voulait. Si en face on refusait de payer. Ou simplement de traiter avec le Gouvernement de Gaza. Son Ministre du Tourisme et des Antiquités. Apollon ne fait-il pas sdf sur ce matelas de fortune, dans cet asile de nuit? N'inspire-t-il pas la pitié? Dans ce montage dont le Hamas prodigue chichement les images. Entretenant le mystère. Créant le désir mais pas trop. Annonçant la couleur, et aussi bien ce qu'elle cache. Montrant le monstre, pour mieux le dissimuler.

    N'est-ce pas le statut des dieux? Leur vocation? D'apparaître. Non plus au détour d'un vers, dans la poésie classique ou romantique, mais en pleine lumière, cette lumière crue à quoi ils sont, depuis qu'on les a arrachés à leur sol, exposés.

    « Les dieux sont des hôtes fugitifs de la littérature. Ils la traversent, laissant leurs noms dans leur sillage. Mais ils la désertent très vite. »

    Ce qu'écrit Roberto Calasso (La littérature et les dieux, Gallimard, 2002, p. 13), c'est ce que vit cet Apollon de Gaza. Ce qu'il nous dit dans la vidéo, dans les rares images que laisse passer le Hamas. Pour notre bien. Pour nous éviter ce poison. On sait où cela conduit, à quelles extrémités. Vous parlez d'Apollon, vous rédigez tranquillement votre texte, et voici qu'emporté par votre inspiration, en proie à l'enthousiasme, vous le signez alors qu'il n'est pas fini, vous signez Dionysos. Comme Nietzsche dans sa folie.

    Celui qui regarde passer ces images ne risque pas la fascination. Et encore moins de subir ce qui est arrivé à Hölderlin, foudroyé par Apollon sur le chemin du retour de Bordeaux: « Comme on le raconte des héros, je peux dire qu'Apollon m'a frappé », écrit-il à Böhlendorff. Mais pour qu'Apollon, « celui qui frappe de loin », s'impose avec une telle violence, il faut être un poète allemand errant à travers la France de l'Ouest, n'avoir pas connu Voltaire ou avoir oublié son ironie.

    L'Apollon de Gaza
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    9 février 2014 7 09 /02 /février /2014 10:51

    Voici un texte de saison. De pluie et de vent. Et la preuve que la nature est non seulement l'auteur de grandes catastrophes, comme celle qui s'abattit en 79 de notre ère sur Pompéi, mais qu'elle peut signer de petits forfaits dans lesquels on serait tenté de voir, si on était en histoire de l'art et non dans les faits divers, l'idée qu'elle est capable de malice, de cette visuelle malice qui est celle de l'image, selon Walter Benjamin; d'une image survivante, pour parler comme Aby Warburg; d'une image qui est fantôme, symptôme, et dont Georges Didi-Huberman explique, ici (1) comme dans ses derniers livres, qu'elle « démonte l'histoire lorsqu'elle survient et, survenant, elle montre, elle remonte le temps.» Non comme on remonte une rivière, comme on remonte à la source (là n'est pas l'origine, l'origine n'est pas ce dont tout découlerait), mais comme on remonte l'horloge qu'on a démontée, son joujou.

    S'ils éparpillent pareillement, on ne confondra pourtant pas les éléments déchaînés et la fureur de savoir, une mer démontée ne montre pas grand chose, c'est vague contre vague et cela indéfiniment. Du choc, qu'est-ce qu'on retire? Qu'est-ce qu'on apprend? Quels conflits découvre-t-elle? De quelle bataille fut-elle le théâtre? Quelles forces s'affrontaient? Les adversaires n'appartiennent-ils pas au même camp? Rien ne ressemble plus à la pluie que la pluie. C'est toujours le vent qui frappe aux carreaux. À quoi on n'ouvre pas. On est devant la mer, mais où est le temps? « La constellation, faite image, de temporalités hétérogènes ». Quid de l'anachronisme? S'il arrive que la nature emprunte à l'art ses pinceaux, copie ses tableaux, ce n'est pas elle qui trace ces lettres. Des lettres fines, effilées, dont la longueur varie de 5 à 30 centimètres. Ce n'est pas elle qui peint. En rouge pompéien, c'est-à-dire au minium. Ces réclames électorales. Elles disparaîtront aussi vite qu'elles sont apparues. Comme de vulgaires nostocs. Ces petites algues qui ont la consistance, la couleur des fucus. Une couleur sous laquelle elles se cachent. Tellement bien qu'on ne les voit pas. Qu'elles n'existent pas. Tant qu'elles n'ont pas reçu de nom. On marche dessus sans savoir. Car ça ne claque pas. On glisse. Aussi apparaissent-elles avec la pluie et disparaissent-elles aussi sec. Et on ne se souviendra de rien. Pas même de cette petite tache noire qui persistait, mais si loin de nos rétines, et si peu de temps. Et je ne suis pas certain que vitriol végétal soit plus parlant, ni crachat de lune, malgré l'image. L'image me fait-elle connaître, approcher l'apparaître de la chose? L'empêche-t-elle de disparaître? La magie qui est à l'oeuvre est-elle suffisante? Efficiente? Réveillera-t-elle l'enfant? Révélera-t-elle l'archéologue? Me plongera-t-elle dans un présent réminiscent? Sera-t-elle en mesure de faire sortir les choses de leur place habituelle? Possède-t-elle cet art de faire « jaillir haut l'existence hors du lit du temps » qui est l'apanage de l'art, même s'il agit parfois, avec ses images, comme la vague d'une tempête ou le tourbillon dans un fleuve? Le tourbillon quand il a lieu, qu'il s'agisse de l'éruption du Vésuve ou du petit miracle qui vient de se produire via dell'Abbondanza, comment peut-elle le raconter? Dans quel style philosophique? Quel art du discontinu oppose-t-elle à la chaîne des déductions, et qui nous en délivre?

    Ce petit miracle, c'est l'inscription apparue, « grâce à la pluie et au vent », la réclame électorale qui voit se télescoper le passé (une survivance, dirait Aby Warburg) et notre futur (chez nous la campagne pour les municipales est lancée, les candidats préparent le programme, bientôt ils produiront leur liste).

    Malice de la nature. Toujours prête à casser notre joujou. La tempête ne lacérant plus seulement les affiches des prochaines municipales, mais faisant aussi apparaître, « grâce à la pluie et au vent » (les mêmes qui le feront disparaître, si l'on ne prend pas très vite des mesures pour le protéger), un slogan électoral vieux de deux mille ans. Il se trouvait à l'adresse suivante (cela vous évitera de vous tordre les chevilles à chercher votre tombe): Casa dei Postumii, nella Regio VIII, insula 4, al civico 4 di via dell'Abbondanza. Et c'est un morceau d'enduit, attaqué par le mauvais temps, qui en tombant a révélé l'inscription. La recommandation donnée au candidat de leur choix, et peut-être de leur quartier, par des supporters de Lucius Ceius Secundus. Celui qui a sa maison dans l'insula 6 (si c'est bien le même), près du Temple d'Isis, sa façade couverte de stuc imitant la pierre. Le premier style pompéien.

    Les partisans de Lucius Ceius Secundus se mobilisent. Ils sont (nous le savons, par les graffiti découverts) nombreux. Et d'abord des voisins.

    L.CEIUM AED

    VICINI ROGANT

    « Les voisins demandent la candidature à l'édilité de L. Ceius » Et ils ne se contentent pas de cette demande collective. La plupart d'entre eux la répètent sur les murs de leurs maisons. Et ils veilleront sur l'inscription. À ce qu'elle ne soit pas effacée. On fait en sorte d'offrir à tous les regards ces inscriptions tracées au pinceau à hauteur d'homme, peintes d'ordinaire au minium, sur la couche de chaux ou sur le stuc blanc dont les pierres de tuf des maisons sont recouvertes, de conserver le souvenir du patronage qu'on a accordé, aussi longtemps que de nouvelles recommandations ne réclament pas une partie du mur ou du pilier dont on dispose. « Alors, recouvrant la pierre blanchie d'une nouvelle couche de chaux, ou le stuc d'une nouvelle couche de stuc, on trouve une nouvelle place pour une inscription; et c'est ainsi qu'en différents endroits, à travers les couches de blanchissage ou sur les couches superposées de stuc, on peut lire les recommandations successives de diverses années. » (Les élections municipales à Pompéi, Pierre Gaspard Hubert Willems, Paris, Ernest Thorin éditeur, 1887)

    Les voisins spécialement aiment à garder intactes les recommandations qu'ils ont données à des candidats de leur quartier. C'est une fierté pour eux. Un honneur. Surtout si leur champion est élu.

    Mais il n'y a pas que des anonymes dans la foule. Il y a aussi Proculus, qui de son choix ne fait point mystère. Et Canthus, Passaratus, Maenianus, tous supporters. Des clients sérieux. Des noms, des professions. Amiullius Cosmus. Felicio, « marchand de lupins ». Le foulon Vesonius. Euhode,un perfusor. Le perfusor est celui qui dans les bains « arrose ». L'esclave qui verse de l'eau ou du parfum. Et s'il a pour maîtresse une Julia Felix, la douche se transforme vite en instrument de plaisir. N'oublions pas Sutoria Primigenia (ni les siens, entendez ceux qui dépendent d'elle). Le mari et sa femme (Thalamus et Recepta). Cela fait du monde. 73 graffiti. 74, depuis que la pluie et le vent ont décollé et fait tomber ce morceau d'enduit.

    Édile, il semble que ce L. Ceius Secundus le fut en 76. Et qu'il fut élu duumvir (le magistrat le plus haut de la colonie romaine depuis le IVe siècle avant Jésus Christ) en 78. En 79, quand l'éruption détruisit la ville, il venait juste d'être remplacé par le duumvir de l'année.

    Cette fois, on n'accusera pas l'incurie générale, l'impéritie des autorités, le tourisme de masse, l'absence de gardiens, les détournements de fonds, le climat délétère entretenu par la Camorra. On verrait même dans la chute de ce morceau d'enduit une chance, oui j'ai bien dit une chance pour Pompéi qui jusqu'ici n'en a pas eu beaucoup, on en conviendra.

    On oublierait presque la rengaine, cette douceur intempestive qui se paiera, le retour du gel au pire moment, en pleine floraison des pommiers, déjà que les abeilles sont décimées, que la pollinisation se fait de plus en plus difficilement, la neige arrivant où l'on attend le printemps, forcément, où l'on s'y croit.

    Pour un peu -un morceau de stuc décollé, une couche de chaux-, on remercierait le ciel, on bénirait cet hiver pourri, ces tempêtes à répétition, ces inondations, ces changements climatiques ont du bon, qui font apparaître ce qui était recouvert, s'ils ne l'effacent pas aussitôt (comme dans le film de Fellini le vent quand il s'engouffre dans les couloirs du futur métro, ou c'est notre regard balayant les fresques qu'il désirait tant arracher à l'oubli), cette inscription tracée au pinceau, à hauteur d'homme pour que tout le monde puisse lire la recommandation, pour que personne n'ignore que le meilleur à ce poste -d'édile ou de duumvir-, c'est LVCIVS CEIVS SECVNDVS.

    C'est écrit en toutes lettres. En toutes lettres énormes, comme disait derrière moi, dans le train, celle qui commentait à haute voix, très haute car son époux visiblement était sourd, le paysage défilant sur la vitre, telle scène en appelant une autre (elle la voyait venir de loin, bien avant moi, elle la hâtait, lentement, magiquement, notre TGV menaçant une nouvelle fois de caler), la rappelant, et tout ce qui se déroulait dans la voiture 13 où nous étions installés, comme au cinéma, et dans le film il y avait encore ceux qui la remontaient ou la descendaient, et pour aller où, et pour faire quoi, et tout ce qui lui passait au même moment par la tête, cela jusqu'à Paris.

    En toutes lettres énormes, cela veut dire ici, dans ce présent originaire, au sens benjaminien du terme, non pas d'une source d'où proviendraient les « faits » ou d'un archétype en amont des choses, mais du formidable tourbillon dans le fleuve du devenir, des lettres tracées au pinceau. Peintes au minium. Des lettres de 30 centimètres maximum. Fines et allongées (il s'en trouve de plus grasses, avec des ligatures plus compliquées). Et venant rompre, sous l'effet de la pluie, du vent, le continu de l'histoire. Et qu'importe que ce soit la nature qui casse ici notre joujou. Pourvu qu'avec la violence de ses tempêtes, ses éléments déchaînés, cette mer démontée, elle détruise pour un temps le temps du calendrier et nous fasse accéder au «réveil» de l'immémorial.

    Mais nous n'en sommes pas là. Pas encore ou déjà plus. L'inscription que le mauvais temps a fait apparaître risque de disparaître avec la pluie et le vent s'ils insistent. De cette réclame électorale, si ça continue, et si rien n'est fait pour la sauver, il ne restera rien. Autrefois, les morceaux de stuc contenant des inscriptions étaient découpés et transportés au Musée de Naples. Aujourd'hui, on les laisse en place, mais on oublie de les protéger. Où est le progrès? De cette découverte, je crains qu'il ne reste rien. Que le souvenir de ce qui n'aura pas été. Ou si peu. Pas assez pour nous arracher à la météo, pour empêcher la multiplication des chaînes. Pour adoucir la tyrannie du temps qu'il fait.

    Pour échapper aux intempéries, je ne vois que ça: se couler dans le béton. Un béton qui ne se souvient de rien. Pas même du bitume dans quoi il rêvait. Qu'il lui arrivait de quitter pour la ville en bois (pour ceux qui connaissent La Rochelle), pour retrouver ses fantômes, pour boire avec eux un dernier verre. Chez Tempête. Un café dont je peux vous dire, moi qui l'ai longtemps fréquenté, qu'il embaumait le crocodile.

    ---

    (1) Connaissance par le kaleidoscope

    Morale du joujou et dialectique de l'image selon Walter Benjamin

    Georges Didi-Huberman

    http://etudesphotographiques.revues.org/204

    Photos et informations tirées de:http://www.ilmattino.it/napoli/  30 janv.et 1 févr. 2014, et de www.ilgazzettinovesuviano.com/ 1 févr. 2014.

    Photos et informations tirées de:http://www.ilmattino.it/napoli/ 30 janv.et 1 févr. 2014, et de www.ilgazzettinovesuviano.com/ 1 févr. 2014.

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