« C'est le deuxième copain qui se pend à un arbre que j'ai élagué. »
Entendu à la gare, j'allais dire au sortir d'un rêve, mais l'instant qu'a choisi mon voisin de parking pour lâcher cette phrase n'est pas celui, biface, du réveil: le TGV est annoncé avec une heure de retard (au moins), et même si la phrase a l'allure d'un rêve, d'un rêve dont on a peine à s'extraire ou qu'on vient juste de coucher sur le papier, elle ne m'extirpera pas plus facilement du labyrinthe où nous nous retrouvons nombreux coincés avec nos voitures.
Plus tard -quinze jours exactement-, on rejoue la scène, dans une autre gare et avec un train arrivant à l'heure: on ne sait toujours pas dans quelle réalité débarquera celle qu'on est venu chercher à la gare, si l'on peut parler de retour à la réalité quand il s'agit de sa vieille ville natale.
Certes, cela sonne comme un début. Un formidable incipit. D'un roman qui commencerait par la fin. Où tout serait dit dès le départ, à l'arrivée du train.
Une arrivée sans cesse repoussée. D'où les questions qui surgissent, forcément, les explications oiseuses, les digressions et l'anachronisme qu'on souhaitait tant pour une fois éviter, malgré l'image, signée Ruskin, Study of rocks and ferns in a wood at Crossmount, Perthshire, 1843; et l'idée ainsi formulée dans la belle exposition qu'on verra cet été à Édimbourg (John Ruskin: Artist and Observer):
« In the shapes of convoluted strata and ravines, Ruskin seems to have found analogies with human anatomy. »
Ou encore:
« Ruskin attributed personal identities to the mountains he loved, regarding them as unique and living entities. »
Cela si le train arrive. En attendant, on tient à recevoir cette phrase comme un roman, comme un de ces romans en une phrase qu'on aime tant lire et qu'on rêve tout autant d'écrire. Là, on aurait pu l'avoir sans effort, sans être tenu d'ébrancher comme un malade, de sortir cordes, nacelle, treuil et grue, de jouer les acrobates pour le produire. Quelqu'un aurait eu la bonne idée, l'obligeance de me servir mon roman sur un plateau.
Et l'on oublierait ces peintres de madones qui selon la légende peignaient leur madone d'abord nue, puis pièce après pièce lui faisaient son vêtement, couvraient ce corps sous leur pinceau apparu. Là il n'y avait rien à ajouter ni à ôter. Le roman était livré tout habillé: parfaitement élagué.
De la gare pour le moment personne ne sort. Tout paraît figé dans l'attente. Suspendu à ces lèvres invisibles qui ne sont pas pressées de vous donner la suite. S'il doit y en avoir une. Si ce n'est pas rompre le peu de charme qui reste du rêve une fois transcrit. Le faire entrer dans une réalité que vous ne songez qu'à fuir. Ou dans ce Nouveau Renault Trafic immatriculé en Belgique, vous vous rappelez le nom de Gourgues, vous vouliez le noter mais vous n'aviez rien pour écrire, ni stylo ni carnet, vous avez dû le ranger dans un coin de votre tête, et comme beaucoup d'autres choses l'oublier, si bien que vous ne savez plus, maintenant qu'il vous revient, si c'était celui de la commune ou bien du forestier, de cet « étranger » qui n'est certainement pas l'arboriste grimpeur qui m'a tiré du lit ce matin, redonné l'envie d'écrire. Ni l'auteur de cette phrase qui a tout déclenché. Et qui a bien failli tomber dans l'oubli. Disparaître aussi vite qu'elle m'avait accroché.
Toutes ces choses qu'on range dans un coin de sa maison, qu'on repousse pour faire de la place, livrer passage au temps, le temps dans sa course les oublie, et c'est une chance pour elles. Car le temps désormais va sans elles, il poursuit son chemin: son oeuvre de destruction. Ces chaussures pour faire de la place, ce courrier qu'on ne souhaitait pas lire, ce qui est tombé dans une rainure du parquet, derrière une cloison, toutes ces vies encloses, elles vivent désormais à l'abri du temps. Sur elles il n'a plus de prise. Et c'est ce qui les sauve.
On les découvre par hasard et des siècles après, et miraculeusement préservées, comme ce nom ce matin: celui de la commune en Belgique ou de l'élagueur. Comme ces lettres que nul n'a songé à ouvrir, ou qu'il a chassées le plus loin possible de sa vue. Comme ces chaussures qui gênaient. Quand on les trouve (ou qu'on les invente, pour parler comme les archéologues), on constate qu'elles ne sont pas usées. Sans doute ont-elles peu servi. Peut-être même qu'on ne les a jamais portées. Que dans les grandes occasions. Ou qu'elles n'étaient pas destinées à cela. Que c'étaient des chaussures d'apparat. Qu'on ne sortait que pour le dernier voyage. La longue traversée. Celle qu'on effectuait couché entre les roues de son char. Et dans quoi très peu, en dehors des princes et princesses, rêvaient.
Les autres vont à pied et comme tous les animaux produisent des traces. C'est fou ce que nous laissons comme tracks quand nous marchons. Des signes de notre passage, il y en a dans la neige, le sable, la boue, l'herbe, la rosée, la terre ou la mousse. C'est ce que rappelle Robert Macfarlane dans The Old Ways: A Journey on Foot, le beau livre que me fera découvrir Della dans son refuge de Drumnadrochit (« Bridge on the ridge », « Pont sur la crête »), lui aussi à l'abri du temps et des injures du monde. Sur elle, Della, le temps glisse, comme la pluie sur les plumes de ses poules; de la mésange et du robin qu'elle n'oublie pas non plus de nourrir. Nous en laisserons dans la tourbe et la bruyère quand nous irons au rendez-vous sous les lichens, et qu'en l'attendant ou en l'apercevant, un mot racontera tout ça. Ce « mot lumineux » que possède le langage de la chasse, foil, la « feuille » que laisse chaque créature et qui est sa trace. Sa feuille de route, mais d'abord la trace de son passage. Car tout est joué quand la phrase est lâchée. Celle qui m'a accroché. Tout est dit quand apparaît son deer, et que nous nous arrêtons pour le regarder manger. Et avec nous le temps. Comme si le temps pour une fois nous oubliait. Comme s'il voulait bien couler sans nous. Ou assez loin de nos yeux.
Je n'emploie pas le mot accroché par hasard. Les vacances qui pour beaucoup commençaient, j'en passerais une partie dans les Vosges, en forêt et à mettre mes pas dans des vestiges, à cueillir des traces en même temps que des brimbelles ou des framboises, à ramasser des champignons. Les arbres y sont nombreux où s'accrocher: à quoi se pendre. Mais je n'avais pas le goût à ça, occupé que j'étais à remplir mon pot-de-camp ou mon panier. L'idée ne me traversait pas, ou comme une ancienne voie dans la forêt, dans la forêt de Tannières et venant d'Arches, d'Archettes, des noms qui disent clairement qu'elle enjambait la Moselle, venant d'où et pour aller où, cela je ne saurais dire. Moi, j'arriverais d'Épinal et à l'entrée de Cheniménil je tournerais à droite puis, un peu après la maison forestière, je prendrais à gauche l'allée bordée de châtaigniers et cette partie de la forêt abîmée par la tempête (l'ONF aurait bien fait les choses, replanté des érables, des mélèzes, des peupliers et pour le reste laissé faire la nature), je pousserais jusqu'aux sapins.
C'est là, au milieu des sapins et dans la mousse, que se trouve le sanctuaire. Les pèlerins y déposaient leur ex-voto, y laissaient des offrandes à Mercure qui était le nouveau nom sous lequel leur apparaissait leur dieu, autour duquel ils tournaient dans son petit temple carré. Ils ne lui sacrifiaient plus personne, ni à l'ébrancheur, inutile de chercher pour le rôle du pendu. Maintenant on s'appelait Catullinus et c'était mieux ainsi. On s'acquittait de son vœu avec plaisir et à juste titre. Tant pis si le fier guerrier s'était métamorphosé en petit chat ou en jeune chien. Si l'ardeur au combat avait laissé place à la prudence. On restait le fils de Meritus, quelqu'un dont le nom rappelle, même maquillé, le sort heureux. La générosité. Et qu'il méritait bien de vivre à l'ombre du Pourvoyeur. Sous son regard. Et celui de Rosmerta. L'abondance en personne. On n'y pensait plus. Ou on n'imaginait pas. Que dans cette forêt de Tannières, une messe se déroulerait le 15 août. Au Chêne de la Vierge, en plein air si le temps le permettait.
Je n'y pensais pas. Quand j'attendais à la gare, et que le TGV était annoncé avec une heure de retard. Le candidat au suicide ayant choisi ce jour de grand départ pour quitter la vie. Ce que certains à la gare déjà lui reprochaient. Ce manque d'égards pour ceux qui voyagent ou attendent. Et qui ont un texte à finir. Un roman à produire. La phrase entendue à la gare constituait un formidable début. Et la tentation était grande, je peux l'avouer maintenant, d'en rester là.
Certes, sur le moment, dans le feu de l'action, je n'avais qu'une idée en tête, m'extraire du parking, du moins je le croyais, je voulais le croire, que la seule question qui se posait était comment sortir de là. Quand le train serait arrivé. S'il arrivait. Comment l'ébrancheur poursuivrait le travail. L'élagueur acrobate. Avec quels outils. Quelle taille il pratiquerait. Sur quel type d'arbre et dans quel but.
Alors qu'on peut faire comme les Gallo-Romains avec leurs dieux. Suivre le chemin grossièrement empierré qui tourne autour du petit temple carré. En beaux moellons de grès et au toit couvert de tuiles -tegulae et imbrices. Quand on est coincé sur un parking ou dans sa vie. Et que cela vaut toujours mieux que de s'accrocher. À un chêne. Au chêne que votre copain Gourgues vient d'élaguer rien que pour vous.
C'est en tout cas ce qu'il dit. Que vous croyez comprendre. Avec cette phrase qu'il vous sert à la gare. Ce véhicule utilitaire immatriculé en Belgique. On n'attend que vous. Sur ce maudit parking. C'est vous qu'on attend et non un TGV qui ne viendra pas. Qui n'arrivera jamais. Vous avez rendez-vous avec votre destin. Votre destin est entre ses mains. À celui qui lance cette phrase. Le dénommé Gourgues. Vous le reconnaissez à son ton. Qui hésite (ou c'est vous qui balancez, qui déjà vous balancez) entre étonnement et fierté. Entre l'étonnement de celui qui ne se voyait pas détenteur de tels pouvoirs, capable de faire pareil cadeau à cette vieille branche de Paul, un homme installé dans la vie, planté comme un chêne et qu'il pensait indéracinable, un étonnement mêlé d'inquiétude quand il regarde ses mains, et la fierté de celui qui découvre qu'il peut non seulement ébrancher l'arbre qui faisait trop d'ombre à la voisine, qui lui cachait la vue de la résidence Beau site, mais qu'il est aussi en mesure d'abréger la vie d'un homme, qui plus est un copain, de lui en fournir l'idée, l'occasion, de lui apporter sa mort sur un plateau, autrement dit de concurrencer l'état-civil en lui donnant un nom, et le destin en le faisant aussitôt disparaître. Et cela pas une fois mais deux. Et cela lui vaudrait qui sait de figurer dans le Guinness des Records. D'être l'auteur de deux suicides, voire trois s'il continuait comme il en avait bien l'intention ses acrobaties.
Cette image acquise le 28 juillet 2014, non par le zoom de Messenger mais grâce à Noële et Christian qui m'ont fait découvrir le lieu dans la forêt de Tannières, m'ont donné envie de montrer le sanctuaire à Amélie quand elle reviendra de Grèce, de Thessalonique d'où elle m'appelle tous les jours, cette image explique sans l'excuser l'anachronisme dans quoi inéluctablement je retombe. Malgré mes résolutions. Un jour j'écrirai un texte sans images. Un roman ou on se perd pas. Une histoire facile à suivre même s'il faut la chercher, parfois, dans la bruyère.
En attendant, j'emmène courir ma chienne tous les matins dans les bois de Chantraine, jusqu'à la Fontaine des Trois Soldats, un lieu de mon enfance où je me rendais souvent con mio nonno, où j'allais remplir mon panier de bises vertes et de jaunirés, de gormelles et de tontons. J'en ai trouvé un bien dodu, qui a fait une belle omelette, mais il n'avait pas de petits frères.
Le mari de Marcelle aussi est fatigué de traîner sa carcasse. Il garde un oeil sur le Point de vue où il a déposé, au pied du verger, les cendres de sa femme.
Comme dit ma mère, « il est seul mais il est pas tout seul. »
C'est un arbre dans la forêt. Rien à voir avec ceux que mon copain Gourgues a élagués. Pour me faire causer. Si la phrase accroche, ce n'est pas forcément pour qu'on s'y pende. Gourgues tenait seulement à m'accueillir avec ses moignons et son nom unique. Un nom de pérégrin (littéralement d' « étranger »), cela je l'ai compris dès le départ. Dès que je l'ai vu écrit sur son utilitaire. À la gare. Et puis le point de vue est trop beau. Le point de vue Olympe. Cela me rapproche d'Amélie qui se balade avec Marie entre le mont Olympe et le mont Athos et plusieurs fois par jour m'envoie des cartes postales; boit des cafés frappés à ma santé. Ce n'est donc pas le moment. De baisser les bras. De renoncer à tailler ce texte qui sous son apparente concision prolifère. Et m'empêche déjà d'avancer. Comme si j'étais encore sur ce parking, définitivement coincé. Condamné à attendre éternellement. Sur un parking de gare.
La tentation est grande, non de quitter la vie, mais de fuir ce présent oppressant. De trouver ailleurs ou dans une autre époque, dans un passé pas si lointain, de nouvelles raisons d'espérer. D'être l'optimiste que Della aimera retrouver à l'aéroport d'Édimbourg, de ressembler à l'image qu'elle a de moi. C'est justement ce que propose cet été le Musée d'Art Antique et Contemporain, à quoi il m'invite. À voyager dans le temps et en Gaule Belgique. Dans cette partie de la Gaule Belgique qui n'a rien à voir avec l'image d'Épinal en ce mois de juillet, d'un samedi désert que vient réveiller la manifestation de soutien à Gaza. Beaucoup de jeunes femmes avec foulards, poussettes et enfants. Dans la foule qui proteste, il se trouve peut-être une Inès, un Yannis, ainsi nommés par assonance, comme Catullinus que son père appela comme ça (on était dans un contexte de bilinguisme) car il croyait à l'intégration, et que c'était donner une chance au petit. En faire un individu libre et capable de vivre à la romaine.
Le contraire de l'identité française quand elle est synonyme d'exclusion.
Puisse-t-il être entendu. Et suivi.
Et Renaud Camus défiler tout seul.