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24 octobre 2010 7 24 /10 /octobre /2010 14:16

Ma mère, gémissait l'une, rivée à ses écouteurs, elle est trop flippée d'sa race.

A quoi l'autre répondait, tout en consultant ses messages, que le slip, finalement, quand c'est bien porté...

Il ne saura jamais, l'animal, de quoi causaient ces deux poulettes avec leur mobile au design ultra fin et élégant, en métal chromé, de problèmes de poulettes, par exemple des mérites comparés du string et du slip, ou des avantages que les mecs auraient à porter slip ou caleçon. Il ne saura pas. Et il ne s'en portera pas plus mal. L'animal est du genre solitaire. Il vit à l'abri des regards. Des regards qui de toute façon glisseraient sur lui, sur cette peau qu'il a nue et vaguement plissée. Qui ne retiendraient de ce fantôme qu'ils ont cru apercevoir que quelques poils noirs, vers le bas, et lustrés, tellement qu'on les dirait blancs. Comment distinguer ce fourmilier de la nuit qu'il arpente? Comment savoir s'il est brun, gris, ou les deux? Comment être vu d'un mammifère qui distingue assez mal les couleurs? Et qui traverserait le lycée comme un myope son existence. S'il avait à travailler comme vous et moi. S'il devait quitter son terrier. Ce terrier de trois à six mètres de profondeur qu'il a creusé lui-même et où il se réfugie. Toute la sainte journée.
     Orycteropus_afer01.jpg 

S'il sort, c'est la nuit. Pour se nourrir. Non de poulettes, le lycée ferme à 19h, la concierge a quitté sa loge et passé le relais au vigile, il n'y a plus de conversations à enjamber dans les couloirs. Non, si vous le croisez dans le noir, la langue sortie, une grande langue et gluante, si vous rencontrez une queue qui traîne -une piste caractéristique, et, pour ceux qui seraient tentés de jouer les archéologues, une trace intéressante à relever-, cette longue queue pointue et musculeuse qu'on croirait d'un kangourou, c'est qu'il travaille. Il ne travaille pas comme vous et moi, mais il fait son boulot. D'oryctérope. Un boulot qui consiste à contrôler l'extension de certaines populations comme les termites. D'où la popularité dont il jouit chez les Verts, une popularité qu'il doit à son rôle écologique de régulateur.
L'animal est certes polygame, mais il ne se nourrit pas de poulettes. Ni de leur conversation futile. Non, s'il parcourt plusieurs kilomètres comme ça en pleine nuit, c'est qu'il est "de moeurs nocturnes". C'est écrit. C'est son destin. De rechercher des termites. C'est pour ça que la nature l'a doté de pattes puissantes munies de grosses griffes. Pour briser les termitières. Et c'est vrai que ses pieds pourvus de quatre doigts en avant et cinq en arrière, armés de fortes griffes, lui permettent de creuser le sol ou de fouiller une termitière en un temps record. Il est capable de creuser plus vite que cinq hommes avec des pelles.
C'est pourquoi il est également aimé des archéologues. De ceux qui fouillaient La Petite Ouche et qui sont tombés sur ce rasoir. C'est pourquoi il vous attend aujourd'hui au musée. Au musée de Rauranum.
Inutile de chercher Rauranum avec votre téléphone qui fait GPS. On y arrive facilement. Cliccando. En cliquant sur l'image. L'oryctérope vous accueille et vous ouvre la porte. Il l'ouvre d'un coup de tête, de cette tête allongée terminée par un groin qui lui vaut d'être encore appelé "porc de terre".
Oui, c'est quelqu'un, cet oryctérope. Quelqu'un qu'on aimerait rencontrer au coin d'un bois. Où il serait toujours moins connu que le loup blanc. Mais pas dans un lycée où sa présence n'est pas vraiment souhaitée. Surtout la nuit. Ni même au marché central, à La Rochelle, on cherche à appâter le client, non à l'effrayer. Surtout si le client est une fée gothique, végétarienne pour ne pas dire anorexique. J'imagine sa tête quand elle tombera sur l'autre spécialité de la maison Pannetier, avec le fagot charentais, un bisou de porc qui est une hure façon Jivaro

Du porc il n'a pas que le groin, il a également le corps massif et arqué, la peau nue (les épaules, car les flancs, la croupe et le cou sont parsemés de quelques poils raides, et le bas du corps est entièrement recouvert de poils noirs et lustrés), et le goût. Pour ceux qui ont tâté de sa chair. Mais selon eux la texture est celle du boeuf. Et il a les oreilles d'un âne, une queue, on l'a vue, qui est à peu près celle du kangourou.
Pourtant ce gentil monstre n'est pas une chimère. Originaire d'Afrique il est venu jusqu'à nous. Jusqu'à ces latrines où un voyageur pressé, ou pris d'une envie pressante, l'aura laissé tomber. Dans le trou. Ou le rasoir a glissé, il est venu se loger derrière, et la cloison aurait fait de lui une vie enclose, et ce pour l'éternité, si un archéologue, ou un mammifère du même genre, ne l'avait arraché au silence avec ses pattes puissantes et ses griffes acérées. S'il ne l'avait domestiqué. Dressé à guider les rares visiteurs, à remettre sur la route les pèlerins égarés. Ou bien c'est dans une rainure qu'il s'est niché, et le routier a repris son camion, puis l'autoroute. L'aire de service ou de repos a été démolie, on en a perdu jusqu'au souvenir. Qu'il y avait là une zone commerciale, comme à l'entrée de nos villes. Une statue de la déesse Abondance. Elle signalait qu'on trouverait là tout ce qu'on pouvait espérer à l'époque comme commerce. Des boucheries, chacune avec sa viande. Et découpée comme il fallait. De quoi manger sur place ou à emporter, un lieu où dormir. Une écurie pour changer ses petits chevaux ou pour qu'ils reprennent des forces.

Cette rainure, le romancier la voit comme une faille. Une rupture. Dans le continuum temporel. Une image. Anachronique. Comme toutes les images. L'archéologue connaît. Et c'est à cela qu'on le reconnaît. A sa façon de cueillir les traces. Les symptômes. Ils sait les lire. Aussi bien que l'analyste le rêve qu'on lui raconte. 
Et quand vous arrivez, par la route de Lezay et par une belle journée, une de ces journées du patrimoine que vous ne manqueriez pour rien au monde, dans le quartier artisanal établi à l'entrée de la ville, de la petite ville qui avait nom Rauranum, une étape pour ceux qui descendaient à Saintes ou montaient vers Poitiers par la voie antique qu'on appelle encore par endroits Chemin des Romains, vous n'êtes pas surpris. Que l'archéologue rappelle à la petite troupe qu'il promène de vestige en vestige, qu'on vit dans un pays qui expulse les Roms. Qui les stigmatise.

Vous qui vous êtes agrégé au troupeau, qui n'êtes pas le dernier à refuser la réforme, à vous opposer à ce qu'on veut nous vendre comme un progrès, vous ne voyez pas en lui un monstre. Un fossile vivant. Ce n'est pas le coelacanthe qui vous attend au Muséum d'Histoire Naturelle. Si les autres espèces du genre sont éteintes, l'Oryctérope du Cap (Orycteropus afer) est vivant. Bien vivant. L'unique membre de l'ordre des tubulidentés. Avec sa tête allongée terminée par un groin tubulaire, une mâchoire comportant quelques molaires, et toutes pareilles. L'Oryctérope du Cap, bien qu'il ressemble au fourmilier, au cochon, au kangourou, est une classe à part. Et même pas protégée. Rien à voir avec les archéologues. Ce n'est pas lui que menacent les chasseurs de trésors avec leur poêle à frire. Ce n'est pas lui qu'on sacrifie sur l'autel de la rentabilité. Il n'a, contrairement à cette espèce en voie de disparition, aucune raison d'être inquiet. Ou de crier sa colère. De manifester avec les manifestants.
L'oryctérope n'est pas un témoin de l'histoire. S'il vous ouvre la porte du musée, il n'y est pas exposé.
Retrouvé, il n'appartient pas à ses inventeurs. Ni à personne. Le rasoir est définitivement perdu, et pour tout le monde. Englouti, comme son propriétaire, et avec tout le passé, dans ce qu'un archéologue citant Buffon appelle "le sombre abîme du temps".
Ou, pour le dire autrement, oublié du temps qui a depuis longtemps repris sa route. La route de Saintes à Poitiers. Mais il n'est pas certain qu'elle passe encore par là. Même si tous les chemins mènent à Rom.
Je parle du rasoir, bien sûr, du rasoir qu'on a découvert ici. Dans ce qui était les toilettes d'une quelconque aire de service ou de repos. Sur une de ces autoroutes qui traversaient la Gaule. Car pour l'autre, là-bas en Afrique, la vie est toujours belle. Et pleine de termites.


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29 septembre 2010 3 29 /09 /septembre /2010 10:11

L'Afrique me revient en mémoire à propos des figues.

Des fiques, comme on disait ici, et jusqu'à La Barre de Sepvret.
Où l'on voit mieux la rime que cela appelle, l'ailleurs que cela rappelle, et pas seulement la figue précoce que Caton apporta un jour à la curie et qui provenait de cette province.
"Je vous demande, dit-il, quand vous pensez que ce fruit a été cueilli." Tous convenant qu'il était frais: "eh bien, répliqua-t-il, sachez qu'il a été cueilli à Carthage, il y a trois jours, tant l'ennemi est près de nos murs!"

Cette figue déclencha, selon Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XV, Les arbres fruitiers), la troisième Guerre Punique et entraîna la destruction de Carthage.
Ce n'est pas seulement cette figue précoce qui me revient en mémoire, c'est encore ce proverbe entendu en Tunisie, où j'ai habité:
"Les premières figues, c'est l'arbre qui rêve".
Ce ne sont donc pas seulement des images de destruction qui me reviennent à la saison des figues, deux fois par an puisque le figuier que j'ai planté dans mon jardin (un peu trop près du cyprès!) est bifère, ce sont également des prémices, des promesses. L'idée que le rêve est esquisse, ébauche, comme si la Nature, avec ces premières figues qui sont plus grosses que celles qui arriveront en septembre mais aussi moins sucrées, aiguisait ses pinceaux. Et notre appétit. Comme si elle faisait ses premières armes.
Loin de moi (et si proche!) l'envie de confondre figuier et sureau. Même si l'un et l'autre vous feraient vite croire, tant ils ont vocation à naître fortuitement, à la génération spontanée. Même si je ne me vois pas dans le rôle du hasard, ou plutôt du destin, offrant à mon meilleur ami un figuier qui serait une menace pour sa maison, une menace aussi sûre qu'un sureau. Cela tient d'abord à la façon dont ils surgissent. Fût-il dans son pot et acheté dans une jardinerie, un figuier, comme un sureau, est un cadeau tragique.

Qui insiste, résiste à toutes les tentatives d'arrachage. Quand vous l'avez eu, avec les grands moyens, ceux que la chimie met aujourd'hui à votre disposition pour éliminer définitivement cette ruine imminente, il reparaît. Quarante ans plus tard, cent mètres plus loin, au pied du mur dont il sape, tel un vulgaire sureau, la base.

Tragique, il l'est aussi de cette façon. De cette façon sauvage qu'il garde, bien que cultivé, et ce depuis la plus haute antiquité, de son ancêtre le caprificus. Il y a du "bouc" en lui (ce dont témoigne le nom latin), et de la "lubricité" (tragos, en Grèce, avait les deux sens). C'est avec lui un mystérieux membre viril qui apparaît. Un arbre phallique, ithyphallique qui se dresse. Son lait est du sperme. Son fruit nous rappelle que suc et sève viennent d'un mot désignant la figue. Ce fruit évoque le scrotum, les testicules. Qu'on songe à cette variété de figues de Provence appelées marseillaises ou couilles du pape. Le même fruit, entrouvert, est une vulve. Et si l'expression ne s'emploie plus, si son sens s'est perdu, on sait toujours, d'instinct, en montrant le bout du pouce entre l'index et le médius, faire la figue.
Ce "bouc" ne peut qu'effrayer nos bien trop sages chèvres. Pour elles qui ne savent rien de la vie -qui ne connaîtront que la stabulation-, le figuier est un satyre, ridicule avec son membre énorme tout juste bon à chasser les oiseaux amateurs de raisin, à éloigner du jardin les voleurs de citrouille. Voilà comment elles regardent cet arbre dionysiaque, priapique, comment par le rire elles tâchent d'évacuer l'effroi que tout ce sexe leur inspire. Ce sexe que montre, avec tant de constance, le figuier.

Aujourd'hui, on ne sacrifie plus, après une tempête meurtrière ou pour conjurer la prochaine crise économique, un homme et une femme en tant que boucs émissaires, on ne fait plus porter au premier un collier de figues noires, à la seconde un collier de figues blanches. On se contente de donner à la tempête un gentil prénom féminin, et, pour que le bon peuple oublie les fermetures d'usines, le chômage qui le frappe, on lui sert quelques étrangers délinquants, quelques Roms à haïr. Plus besoin de brûler sur un bûcher de bois de figuier les monstres. Il suffit de les servir à l'heure des repas. Il y aura toujours de braves journalistes pour passer les plats.
Pourtant le figuier reste l'arbre inquiétant qu'il était à Rome. Non moins inquiétant que le sureau qui est l'arbre des morts.

Là s'arrête, me direz-vous, la comparaison. Le sureau n'a jamais été, contrairement au figuier, un  arbor felix. Jamais on n'a imaginé qu'un sureau préservait de la foudre. Jamais sureau ne fut vénéré. Ni considéré comme arbre oraculaire. Ce n'est pas un sureau qui pousse dans le jardin à Milan, ce n'est pas de ses branches, de ses feuilles que proviennent les paroles qui vont convertir Augustin. Le sureau ne donne que de pauvres fruits qui pleuvent comme plombs, et c'est la saison de la chasse. Il donne aussi et d'abord une fleur, mais il faut se prénommer Isabelle, et habiter Saint-Sauvant, pour en tirer de la limonade. Et aussi succulente.
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25 mai 2010 2 25 /05 /mai /2010 12:52

 

_10-Hains-CoqSaintJacques-72-dpi.jpgLa coquille ne fait pas le pèlerin. C'est entendu. Sous une autre forme, avec une autre voix, mais c'est entendu. Bien entendu. André Dassary me l'a tellement chanté que je sais, et définitivement, que « c'est Shell que j'aime ». Il n'y aura pas d'autre station ni d'autre chemin.

J'en choisirais un autre que cela ne changerait rien, il continuerait sans moi, qui suis vieux, mais pas autant que lui, pas assez, non, il faut se faire une raison, rien n'est assez vieux pour un chemin qui a la prétention de mener au ciel.

S'il se fait humble, s'il se présente comme un petit chemin, un de ces chemins cheminants, c'est pour me plaire, comme d'autres avec leur patois, mais aussi pour me signifier que c'est, comme le paysage qui défile, écrit. Une fois pour toutes. La messe est dite. La messe commence. L'église est foule, même si elle est aux trois quarts vide. Une foule qui a trouvé son chemin. Comme la conque son bâton. C'est ce que m'assène la cloche ce matin, qui me cueille sous l'acacia. Elle s'en ira, sans attendre Pâques, à Rome. Ou à Compostelle. Me laissera seul avec mon bourdon. Avec mon Pecten jacobaeus, car c'est cela qu'il pourrait voir dans la pierre. Je parle du chemin. Si jamais il se sentait perdu. Ou s'il voulait musarder. Mais il n'a pas envie. Il n'a pas besoin. Il connaît le pèlerin. Il le reconnaît à son mur, un muret de pierre sèche qu'il qualifiera forcément de cyclopéen. L'homme regardait les trains passer dans son enfance, dans la grande forêt d'enfance où il allait avec son couteau suisse, le dijonnais, toujours il descendra vers Marseille. Et son panier sera bien garni. Débordant d'ammonites, puisque c'est cela désormais qu'il ramasse dans son jardin.

Quand je cherchais les champignons, je mettais mes pas dans mes pas. J'effaçais mes traces pour dérouter, décourager le prédateur.

Dans mon jardin, ce sont des fossiles que je cueille, des traces que je lis. Des vestiges où mettre mes pas, et, parce que la révolution néolithique est toujours à faire, parce qu'habiter est un rêve et qui nous fait marcher, mes mots.

Des fossiles qui s'incrustent dans le présent, il y en a beaucoup.

Il suffit d'exercer son regard. De le tendre vers cette proie qui n'est plus l'animal formidable, l'Ancêtre derrière quoi on courait, dont on portait les poils, les plumes, le nom et qu'on irait, si on était assez hardi, saluer aux enfers, remercier car on lui devait la vie, de rester en vie.

Il suffit de l'entraîner à courir le lièvre, plusieurs lièvres, bêtes de basse venaison et même le « gros pied », comme magiquement on l'appelait, comme il apparaît encore dans mon petit bois de hêtres ou dans celui des Quatre Vents, bien que ce dernier où nous allions, mon grand-père et moi, comme dans notre jardin, n'existe plus aujourd'hui que sur la carte.

Si la trace fait l'archéologue, comme l'occasion le larron (comme la fonction crée l'organe), l'archéologue fait la trace. Comme le pèlerin la coquille. Le pèlerin n'est pas un touriste, il ne voyage pas pour son plaisir. Ou il ne se l'avoue pas. Cependant il invente le paysage: il l'invente, comme on dit de l'archéologue qui découvre un site.

La coquille fait de moi quand je la lis, quand je l'écris, un pèlerin. Un archéologue.

Je ne parle pas des coquilles fossiles que je trouve dans mon jardin, ni de celle que me signalait sur mon mur cyclopéen Monsieur Guérineaux, un marcheur infatigable, un pèlerin de la première heure et archéologue sans le savoir. Il vous inventait un grous mille-pattes fossilé en moins de temps qu'il ne lui en fallait pour faire le tour du village. Et, juste à côté, une magnifique coquille Saint-Jacques. Un monstre, bien qu'elle n'excédât pas la taille de notre Pecten maximus. Un signe, sinon un avertissement. Un message divin, envoyé au pèlerin. Pour lui indiquer la route. S'il se croit égaré. S'il cède au démon de midi, à la tentation de l'accidia. Qui fait de cette vie qu'on rêvait parfaite un accident. Le vin acide. Ou si l'autre dans son jardin qui joue si bien les truchements, les traducteurs et guides, est parti manger.

Je ne parle pas non plus de ces « petits peignes de mer » qui encombrent ma boîte aux lettres à l'approche des fêtes, de ces pétoncles du Canada, du Chili, de Chine que les hypermarchés veulent nous vendre pour nos réveillons et pour des coquilles Saint-Jacques.

Je parle de notre Pecten maximus. Des traces qu'il garde et qui font de celui qui passa son enfance à cueillir, sa vie à lire, à écrire, un archéologue.

Grâce aux cernes des arbres ou aux bulles de gaz emprisonnées dans les glaces polaires, on peut suivre, année après année, les changements climatiques.

Grâce à la coquille Saint-Jacques, on peut suivre ces évolutions au jour le jour! La coquille Saint-Jacques garde en effet des traces de ce qu’elle mange; elle est également sensible aux changements de températures et au régime des vents.

La coquille fait donc bien, quoi qu'on nous chante, le pèlerin. Il en passe régulièrement et je les salue depuis mon jardin. Je leur indique la route, l'archiprêtré quand ils le cherchent; je les conduis même chez les soeurs où ils peuvent dormir. Les soeurs sont ses amies, à celle qui va lisant, chantant, qui voyage en extase. Même si elles sont âgées, même si elles ne sont pas de sa communauté, ce sont ses amies, comme les petites fleurs, elle ne s'arrache à sa prière que pour parler des fleurs, pour donner un conseil ou recevoir une bouture. Quand elle a retrouvé son jardin, le soir, c'est moi qui chemine, qui chemine avec les chemins. Avec mon bourdon et ma coquille.

Avec cette coquille Saint-Jacques dont la pêche est réglementée. Très réglementée. Et qui reste, bien qu'on ensemence des champs, qu'on réensemence avec des milliers de naissains, de la pêche. Et non de l'aquaculture.

Cela me rappelle Raymond Hains, la dernière fois que je l'ai vu à Melle. Et son exposition, il y a quelques années à Poitiers. Une exposition où il compostait les billets des pèlerins égarés, multipliait les stations et jouait comme d'une lyre de la fameuse coquille. « Shell que j'aime ».

Je lui adresse au passage, en souvenir de son passage en Poitou, un Clain, et même, parce qu'aujourd'hui il fait beau bleu comme on disait dans les Vosges, un Klein d'oeil.

En souvenir de son exposition à Poitiers.

Une exposition jamais finie.

Impossible à terminer.

Il le savait. Dès le début. Dès sa naissance à Saint-Brieuc. Dans cette baie réputée pour ses coquilles Saint-Jacques.

Là est l'origine de la manifestation. Le germe. Dans la conque. Les possibilités qu'elle contient. Le développement spiraloïde à partir d'un point central. Les voyages qu'elle appelle. Les grandes évolutions. Tout est là.

Le reste est une succession, une procession d'avatars. Sucellus, un dieu gaulois qui « frappe fort » avec son maillet, un dieu du tonnerre pour qui ne sait pas quoi faire de sa coquille.

La suite, on la connaît. Raymond Hains la connaissait. Dès le départ. « Inventer, disait-il, c'est aller au-devant de mes œuvres. Mes œuvres existaient avant moi, mais personne ne les voyait car elles crevaient les yeux. »

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9 mai 2010 7 09 /05 /mai /2010 05:20

Le hasard fait bien les choses, ou le libraire s'il sait son métier et connaît un peu vos goûts. S'il vous a entendu parler du lait et de ses vestales, de Camporesi et du Sentiment géographique, du Parti pris des choses et du Vrai mystère des champignons, faire l'éloge de la palourde avec Marc Le Gros, s'il vous a vu prendre du Chevillard, reprendre de son hérisson, il vous conseillera un livre qui semble fait pour vous et qui s'intitule tout simplement L'Oursin.

Ce livre de Xavier Girard  vient de sortir chez André Dimanche et c'estStéphane Emond encore une fois a visé juste, un vrai bonheur. Une lecture que je recommande à mon tour et à tous les amateurs. Non seulement à ceux qui aiment la cuisine paléothique, celle de Freud ou préparer le phénix, mais aussi à ceux qui aiment, histoire de nourrir leur aérophagie, tâter de l'air du temps. Ceux-là (ils sont les plus nombreux à pousser la porte de la librairie Les Saisons à La Rochelle), surtout s'ils s'accommodent mal de l'époque et de ses crânes rasés, s'ils goûtent peu ce torse nu, "parfaitement uni comme une nèfle", ce "Mont de Vénus ratiboisé",  si comme Emile Bayard ils dénoncent avec énergie "l'absence scabreuse de la touffe de poils, riante comme un nid sous les bras", ceux-là, dis-je, dévoreront L'Oursin.

Le dégusteront car, l'oursin n'étant pas une histoire qui se gobe, un de ces romans génétiquement modifiés qui sont à la littérature ce que l'huître des quatre saisons est à l'huître, un coquillage énorme, sans lait et sans goût, ce livre est un petit livre. A ranger, comme l'oursin, "parmi les petites mains de la mer, les travailleurs infatigables, les suce-petits de la société sous-marine. Mais il y a de la grandeur dans cette petite case de rien, une grandeur toute géométrique que l'huître méconnaît absolument, avec son "contour irrégulier d'un volcan surgi de la mer" comme le note Hubert Comte, dans le beau livre qu'il a consacré à l'animal parqué. C'est la grandeur des chapelles romanes, la grandeur du moindre baptistère à coupole comparé aux tournicotis du grand baldaquin de Saint-Pierre ou aux envolées hélicoïdales des gelati de Saint-Yves de la Sapience. La grandeur de Castel del Monte, privé de ses tentures et de ses oriflammes, épépiné de ses tentes comme des piques qui l'entouraient quand Frédéric y faisait halte avec sa cour."

La grandeur de ce petit livre est là, dans le plaisir qu'il invite à cueillir, un plaisir vif, cruel et c'est la mer immense, vineuse qu'on voit soudain, la mer comme un oeil, un oeil qui vous regarde progresser, hirsute dans cette jungle, jouant du couteau, du doigt, de la langue, suçotant et mâchant ce qui est d'abord un mot, une image.

Xavier Girard évoque Matisse qu'il connaît bien, ou Odilon Redon. Chez lui en effet "les organes sexuels avaient tendance à se dégrafer de leur corps et à se détacher du mur, comme des fusées ou ces légers pédoncules que nous nous échinions à éjecter de leur cornet sexuel pour découvrir la fleur orange, dans les parterres au pied de l'olivier du jardin."

eyeballoonIl nous rappelle aussi, et ce n'est pas le moindre mérite de ce livre, que lire et cueillir, c'est tout un.

 


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24 février 2010 3 24 /02 /février /2010 15:39
C'était au bord de l'eau, ça n'allait pas en mer, ça se découvrait et se recouvrait avec l'estran, ça lui revient, avec le printemps, pour elle c'est lié au printemps.
Au printemps, l'été, ils allaient manger à la côte. Tout Laleu, tous les Beulous allaient à la Repentie. Ils se retrouvaient là-bas, en haut de la falaise. Ils mettaient des vieux draps. Les drôles se jetaient du môle. C'est là qu'ils apprenaient à nager. C'est là que ça vivait. Dans la banche.
L'odeur de banche. Elle ne la retrouve que là, à la Repentie. Au pied du pont, le long de la digue de l'ancien port, c'est là qu'elle est la plus prononcée. Dans ce creux, le long du petit môle écroulé.
Ma sophro, elle dit, c'est la Repentie.
Entre la Repentie et Pampin, à la Maréchale, il y a un endroit en mer qui ne se voit qu'à grandes marées. La Table Ronde. Parce que la roche est plate. La nature a travaillé comme ça. Quand on pêche les meuils, c'est par là. Les meuils: les mulets.
Ou à gauche de la Repentie, au Creux-du-Moulin. Avant le môle d'escale. Entre la Repentie et le viaduc du môle d'escale. Le Creux-du-Moulin. Il y avait un moulin. Ses arrière-arrière-grands-parents. Venus de Vendée. Les derniers meuniers.
La famille habitait Laleu. Dans le vieux Laleu. Près de la vieille église, elle a été bombardée. Les voisins étaient dockers ou travaillaient aux chantiers de construction navale Delmas-Vieljeux. On savait les bateaux. Son père allait comme docker occasionnel. Charpentier de navire à 14 ans. Le grand-père cap hornier. Avec certificat de bon cabotage. Son mari, son grand-père allait à la courtine avec son pousse-pied sur la vase. La vase de Fouras.
La courtine était un petit bateau à fond plat qui naviguait sur très peu d'eau, qui suivait la marée. Il avançait par son genou, par sa botte et son genou. Le bateau était activé par son pied.
La famille, les voisins, tous étaient attirés par la mer. Axés sur la mer, comme elle dit. Elle dit qu'à ces familles pauvres, d'ouvriers, la mer donnait autant à manger que la terre. La mer était leur jardin. Ils y allaient à la pêche, aux huîtres, aux moules, comme on va à la plage. Aux palourdes et aux pétoncles.
Les pétoncles, elle les revoit cuisant sur le dessus de la cuisinière à bois ou à charbon. Avec cette odeur que rappelle la plancha. Elle revoit le journal avec lequel on nettoyait après. Le journal et l'acier Paul.
Ils allaient aux lavagnons, aux jambes. Ce sont les patelles ou chapeaux chinois. Crues avec du vinaigre, les jambes. Sa mère prétendait que c'était très bon pour la gorge. Il fallait y croire.
Il y avait aussi les crabes verts. D'un vert lisse, elle précise, pas d'effet moquette. Cuits, ils sont rouges. Son père les écrasait avec ses bottes. Avec cette phrase: ça donnera à manger aux crevettes. Les crabes verts servaient en effet d'appâts pour les meuils, les crevettes. Pour mettre les balances.
Les crevettes, ils y allaient le jour, la nuit, surtout la nuit, ça pêche mieux la nuit, avec lampe à pétrole.
Le grand-père travaillait à l'Air Liquide, alors il avait du pétrole. Et du vin de Mareuil, qu'il allait chercher à Mareuil, en vélo. Du troc.
Ils allaient pêcher les crevettes. Les boucs: des crevettes grises. Les boucs, les yeux brillaient plus que les crevettes; ça n'avait pas la même brillance dans l'eau; on savait à l'avance si c'étaient des boucs ou des crevettes.
Ils allaient à la Repentie; à la R'pentie, elle dit. Où j'entends qu'elle l'a arpenté, ce lieu. Qu'elle l'arpente toujours. Elle fait visiter le port. Elle montre les carcasses de bateaux, des bateaux qui ont été pillés. Des carcasses de coureauleurs. On y pêche la crevette, les jambes, des guignettes qui sont ici des petites choses de peu de valeur: des escargots noirs, des bigorneaux. Dans la banche, dans les creux, on pêche aussi les dails. Elle en a entendu parler, mais elle n'en a pas mangé.
Celui qui en parle, qui pourrait en parler des heures, c'était le meilleur soudeur. De la SCAN. Capable de tout souder, tout ce que les autres ne pouvaient pas souder. L'inox. Quelqu'un qui avait travaillé sur le Reina del Mar, sur le Reina del Pacifico. Rien ne lui résistait. Les dails pas plus que l'inox.
Il y avait là, à la Repentie, des barques. Des barquettes. Le principal c'était que ça flotte. Des casiers en osier, ils étaient tous en osier, on les appelait des mannes.
Les mannes, on avait ça de famille. On mettait les crabes verts écrasés dedans et on pêchait la seiche. Ou des têtes de poissons. On lestait les mannes avec un galet ou une ancre.
Comme c'était de la banche, il y avait sur les grosses pierres des huîtres. Des ostréiculteurs. Une Chinoise, elle avait onze enfants. Elle écalait les huîtres. Les femmes écalaient les huîtres. Cela faisait des buttes, des dunes de coquilles. Et une odeur qui la ramène toujours là, à la Repentie; à la banche.
C'était collé sur la banche. Sur la pierre. Une bouche qui faisait ventouse. Faisait comme une jambe. Mais c'était plus fort qu'une jambe, ça agrippait la pierre. Il fallait pas la rater. La bouche, quand on l'avait, elle se refermait. Comme une anémone, mais ce n'était pas une anémone. Une demi-loche, elle dirait, en plus musclé. Ressemblait à un bon morceau de viande. Du veau.
Pour un qui allait comme elle à la Repentie, au Creux-du-Moulin, dans les rochers cueillir avec son couteau le cul-de-mulet, ça ressemblait à une grosse fraise, c'était beige rosé, et rond, elle est d'accord, mais pas rond rond, pas comme une orange, plutôt comme une clémentine, et sans tentacules, surtout pas, ce n'est pas une anémone (elle prononce comme aumône), c'est un mollusque avec sa peau couverte de graves, de brisures, assimilé oursin. Des gravillons, des brisures de coquillages, d'huîtres surtout, c'était fixé dessus la peau extérieurement. Sa mère raclait la peau. Elle l'enlevait. Elle retournait ça. Comme un gant. Elle ôtait l'intestin. Elle coupait en petits morceaux. Les faisait frire à l'ail et au persil, comme les anguilles. Ce qui explique le goût d'anguille que certains ont gardé. Alors que pour elle avec l'aillet, le persil tendre du jardin, le cul-de-mulet tout frais ressemblait une fois cuit à la noix de veau. Au quasi.
Et c'est toujours pour elle lié à l'ail nouveau. Au printemps. C'est le printemps qui vient avec, qui revient.
Ou qui ne revient pas. Car le cul-de-mulet a disparu. On n'en trouve plus. Tout ça a crevé depuis qu'ils ont fait la propreté. Depuis les bateaux à moteur. Les bulles d'huile les ont fait crever.

Urticina_felina.JPG

     La mémoire travaille. Ce texte en est la preuve, que j'ai écrit après avoir rencontré pour la deuxième fois Mireille Riffaud. Je l'ai écrit avec ses mots. Je la remercie de m'avoir confié ses souvenirs. Que j'ai transcrits le plus fidèlement possible.
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15 février 2010 1 15 /02 /février /2010 15:23

250px-Pholades_niches.jpg

Si on refait le chemin qu'ont tenu ces pholades, si on le refait à l'envers, on arrive sans trop de difficultés dans le pays d'Aunis où ces coquillages sont connus sous le nom de dails et fort estimés.

Dans la banche où ils ont creusé leur trou, où ils logent toujours, tels des moines dans leur cellule.

Mais la cellule continuée, loin de les adoucir, les a faits durs comme la pierre et semblables à cette corne d'Ammon qui paraît être un nautile.

Le test -l'enveloppe minérale à base de calcaire ou de silice, chitineuse ou composite-, sert de protection à certains animaux comme les diatomées, les oursins et les mollusques. Et de demeure aux poissons.

Chez les oursins, cette enveloppe conserve le nom de test. On dit un test d'oursin. Chez les diatomées, il prend celui de frustule. Et chez les mollusques, il s'agit de la coquille. On parle alors de mollusques testacés.

La coquille a la dureté de la pierre, une dureté naturelle ou acquise, à force de rester dans la terre, de poursuivre son existence de mollusque testacé sous le nom de fossile.

Un fossile dont on ne sait s'il est pierre ou animal. Un fossile qui est un monstre.

Un signe, un avertissement.

Fossile et monstre. En même temps. Dans le même lieu. Dans ce muséum et dans ce cabinet qui obéissent normalement, et plus encore depuis qu'ils ont été restaurés, au principe d'économie et par conséquent de continuité, ces pholades viennent vous parler de rupture, d'abandon, vous rappeler que vous êtes mortel.

Là où d'ordinaire la nature s'élève sans solution de continuité des êtres inanimés aux animaux en passant par les plantes.

Les pholades nourrissent votre mélancolie.

Vous vous dites, en observant ces fossiles, ces monstres, qu'ils ne peuvent avoir nagé d'eux-mêmes jusqu'à vous. Ni être remontés par des rivières comme font les saumons.

La même raison milite contre les oiseaux de proie.

Il faut bien que quelqu'un soit allé les chercher, les pêcher, comme aujourd'hui Jean Lestideau à La Repentie, au Creux-du-Moulin. Jean Lestideau, grand pêcheur, grand soudeur devant l'Eternel.

Vous vous dites, parce que le dail ici est une faux, avec quoi on faucherait les canets tellement il fait froid, tellement ils ont, ces petits canards, les pattes prises dans la glace (tellement aussi les mots vous gèlent dans la goule, ce que Rabelais a sûrement entendu, et dont il fit ses paroles gelées), vous vous dites qu'il faut être en effet un grand soudeur, souder ce que les autres ne peuvent pas souder, l'inox par exemple, pour pêcher des couteaux ou des mollusques du même métal.

Et si ce n'est pas Jean Lestideau, il faut bien alors que ce soit le Déluge. Oui, c'est le Déluge qui les a transportés dans ce lieu où ils se trouvent à présent. Dans ce muséum d'histoire naturelle et dans le cabinet de Clément de la Faille. Collectionneur et auteur d'un Mémoire sur la Pholade, Coquillage connu dans le pays d'Aunis sous le nom de DAIL, pour servir à l'histoire naturelle de cette Province. 1763.

Elles sont, ces pholades, dans leur vitrine: à côté du coquillier qui est un médaillier sans médailles mais avec des coquilles, des nautiles.

L'époque aime ça, les nautiles, ça la fait rêver.

Ces pholades, comme la corne d'Ammon, sont des monuments authentiques du Déluge.

La preuve qu'il a bien eu lieu. Il y a 4000 ans.

La preuve, on la tient.

Qu'on soit amateur de fossiles ou qu'on les préfère vivants.

Pas besoin d'aller loin, de chercher longtemps ces dails qui vivent en troupes dans les rochers et la tourbe littorale.

Dans la pierre. Dans leur niche. Où ils logent. Comme les solitaires dans le désert. A l'abri des injures de l'air et sans aucune agitation.

Pas besoin d'excursions sur des terres étrangères, même si dans sa première édition de l'Encyclopédie Diderot signale des sassi del ballaro dans la Marche d’Ancone, « des pierres, ou pour parler plus exactement, de l’argille durcie, dans laquelle on trouve renfermée une espece de coquillage que l’on nomme dans le pays ballari ; l’endroit où l’on en rencontre en plus grande quantité est dans le voisinage de monte Comero ou Conaro, qui est à environ 10 milles d’Italie de la ville d’Ancone ; dans ce lieu les bords de la mer sont fort escarpés & garnis d’argille, ou d’une roche spongieuse, dans laquelle ces coquilles, qui sont connues en françois sous le nom de pholades ou de dails, se trouvent logées en très-grande quantité, sans qu’on puisse remarquer par où elles ont passé pour y entrer. Ce coquillage a la propriété de luire dans l’obscurité, & de rendre lumineuse l’eau dans laquelle il a séjourné quelque tems ; il est très-bon à manger, & les Italiens savent le préparer parfaitement bien. » Diderot, Encyclopédie, 1ère édition, tome XIV.

Diderot met ses pas dans les pas de Pline, ses mots.

Pline parle dans son Histoire Naturelle (Lib.IX, ch.LXI) de la merveilleuse propriété que possèdent ces dails, à l'exclusion des autres espèces du même genre, de dégager de la lumière.

Cette lumière, dit Pline, paraît jusque dans la bouche de ceux qui mangent des dails pendant la nuit; elle paraît sur leurs mains, sur leurs habits et sur la terre, dès que la liqueur de ce coquillage s'y répand, n'y en eût-il qu'une goutte. Ce qui prouve selon lui que cette liqueur a la même propriété que le corps de l'animal.

On a voulu soumettre le texte de Pline à l'épreuve des faits, confronter les Dactyli Plinii et les vraies pholades des côtes du Poitou, voir si les dails qui vivent en troupes dans ce qu'on appelle la banche ont cette propriété. S'ils ne l'auraient pas comme d'autres coquillages en se décomposant.

Or les dails ne paraissent jamais plus phosphoriques que lorsqu'ils sont frais. L'animal dépouillé de la coquille est lumineux tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, car si on le coupe, il sort de la lumière du dedans comme du dehors.

Corrompus, ils ne jettent plus aucune lumière. De même quand ils se dessèchent, ou quand sèche la goutte de lumière.

Une nouvelle lumière reparaît si on humecte la bête ou arrose la goutte, mais plus faible, à peine une lueur, et tout de suite mourante.

Une pholade qui a la merveilleuse propriété de luire dans les ténèbres, on comprend que cela intéresse les naturalistes et les philosophes du XVIIIème siècle.

Le Siècle des Lumières.

D'où sa place dans les collections. Dans le cabinet d'histoire naturelle de Clément de la Faille à La Rochelle. Dans ce « bel amas » que décrit Dezallier d'Argenville. Dans cette argile durcie où elle poursuit, avec cet entêtement qui caractérise le fossile, sa morne existence.

Vous invitant, vous qui venez admirer cette merveille, à une non moins morne rumination.

musee-museum-d-histoire-naturelle-de-la-rochelle-1119.jpgSi les coquilles bien rangées donnent de la nature l'image d'une bonne ménagère qui économise, qui agit de manière rationnelle et réfléchie, toujours en vue d'une fin, elles donnent aussi l'image d'une nature joueuse, imprévisible, multipliant les essais, les ratés, se permettant des variations infinies sur le thème qu'elle a choisi, aimant à se travestir, donnant des espérances à tous et ne se révélant à personne.

Les pholades sont seules dans leur vitrine. On vient les voir comme on venait voir les moines dans leur désert. Le stylite par exemple.

Il est naturel que la pholade figure dans ce cabinet. Comme curiosité. Comme fossile. A côté, ou plutôt en dessous de la corne d'Ammon. Une ammonite qui est comme elle fossile et monstre.

Comme le crocodile suspendu, l'os de baleine. Qui racontaient Léviathan et l'histoire de Jonas. Qui étaient présentés comme témoins de l'histoire. La preuve s'il en fallait que la Bible dit vrai.

Comme le crocodile qui plane dans votre mémoire, avec le squelette de dauphin.

Le crocodile suspendu au-dessus de votre tête disait le chaos d'avant la création. Le chaos qui menace. Le chaos contre lequel le collectionneur lutte avec sa collection. Le chaos qui à la fin le submerge, comme la folie finit par emporter la Faille. La mort. La folie contre laquelle il a passé sa triste vie à construire des barrages. La mort à laquelle, en renonçant à la vie, il croyait échapper.

C'est le chaos que décrivait Dezallier d'Argenville, le « bel amas » qu'il tentait d'informer avec sa Conchyliologie.

Quand d'autres sacrifient l'ordre méthodique pour former des compartiments variés, Dezallier d'Argenville propose une nouvelle manière de classer. De présenter. D'organiser les parterres. Si c'est un cadeau à l'Académie Royale de La Rochelle, pour la remercier de l'avoir fait membre associé, c'est aussi une invitation à mettre en ordre. En phioles et bocaux. Et, bien sûr, en mots. A tenir le catalogue raisonné de tout ça.

D'où les différents noms qu'on donnera à la chose.

Pholas, Concha longa, Donax ou Dactylus.

Dactylus, c'est le nom que lui aurait donné Linné. En raison de sa vague ressemblance avec un doigt humain (ce que signifie le mot grec d'où il provient), mais c'est le doigt de Dieu qu'on veut voir. Le doigt de Dieu qu'on montre dans ces cabinets de curiosités avec ces fossiles qui sont des monstres.

C'est de dactylus que dérivent les mots datte et dail.

Dail est le nom sous lequel on pêche ici, dans le pays d'Aunis, cette « huître » qui est une moule. Datte de mer, comme on l'appelle plus bas.

Réaumur a communiqué à diverses reprises d'intéressantes notes à l'Académie des sciences sur la façon dont ce coquillage s'enfonce dans le sol et sur les merveilles de ce dail.

Mais c'est Clément de la Faille qui sort ce mollusque lamellibranche de son trou, qui l'expose à votre vue, le soumet à votre sagacité.

C'est lui qui d'abord observe la pholade dactyle qu'on appelle également dail.

D'autres après lui noteront les réactions par lesquelles elle manifeste sa sensibilité. Des réactions aussi nombreuses et aussi variées que les excitations capables de mettre en jeu son irritabilité; mais ce qu'il y a de véritablement merveilleux, c'est que cette huître puisse écrire ses propres sensations, dans un langage d'une clarté et d'une précision étonnantes, ainsi qu'on s'en assurera facilement par l'examen des nombreux graphiques reproduits dans leur ouvrage.

Dans leur Conchyliologie.

Où ils écrivent que le dail a sa place dans les cabinets d'histoire naturelle. A côté des nautiles.

L'époque est friande de nautiles.

Dezallier d'Argenville songe à en offrir à la Comtesse.

Elle aura la Comtesse un nautile et qui ne sera pas papiracé.

La Comtesse Praslin Fuligny Rochechouart.

Dezallier d'Argenville cherche toujours un nautile pour Madame la Comtesse. Un cadeau digne d'elle et dont il puisse dire le prix, les efforts déployés pour l'obtenir.

Son portrait, par le médecin strasbourgeois Hermann, ne laisse de surprendre:

« Monsieur d'Argenville est un homme âgé, roux, il a l'ouïe grave, est fort affable et montre volontiers ses curiosités, mais il en fait grand cas et dit à chaque pièce combien il lui a coûté d'argent et de peine pour l'avoir. »

Ce portrait n'étonnera pas le lecteur de Cicéron: il sait que la «  passion » de Verrès, ses amis la regardent comme « maladie » et « folie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

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21 janvier 2010 4 21 /01 /janvier /2010 08:49
    Aulactinia2.jpg
C'était au bord de l'eau, ça n'allait pas en mer, ça se découvrait et se recouvrait avec l'estran, ça lui revient, avec le printemps, pour elle c'est lié au printemps.
C'est comme l'odeur de banche, elle ne la retrouve que là, vers le Creux-du-Moulin. Il y avait un moulin. Ses arrière-arrière-grands-par
ents. Venus de Vendée. Les derniers meuniers.
La famille habitait Laleu. Tous les voisins étaient dockers. On savait les bateaux. Son père allait comme docker occasionnel. Charpentier de navire à 14 ans. Le grand-père cap hornier. Avec certificat de bon cabotage. Son mari, son grand-père allait au coureau avec son pousse-pied sur la vase. La famille, les voisins, tous étaient attirés par la mer. Axés sur la mer, comme elle dit. Elle dit qu'à ces familles pauvres, d'ouvriers, la mer donnait autant à manger que la terre. La mer était leur jardin. Ils y allaient à la pêche, aux huîtres, comme on va à la plage. Ils allaient aux palourdes, aux pétoncles, aux crevettes. Ils y allaient le jour, la nuit, surtout la nuit, ça pêche mieux la nuit, avec lampe à pétrole.
Ils allaient à la Repentie; à la R'pentie, elle dit. Où j'entends qu'elle l'a arpenté, ce lieu. Qu'elle l'arpente toujours. Elle fait visiter le port. Elle montre les carcasses de bateaux, des bateaux qui ont été pillés. On y pêche la crevette. Les jambes, les guignettes. Dans la banche, dans les creux, on pêche aussi des dails. Elle en a entendu parler, mais elle n'en a pas mangé.
Celui qui en parle, qui pourrait en parler des heures, c'était le meilleur soudeur. Capable de tout souder, tout ce que les autres ne pouvaient pas souder. De l'inox. Quelqu'un qui avait travaillé sur le Reina del Mar, sur le Reina del Pacifico. Rien ne lui résistait. Les dails pas plus que l'inox.
Il y avait là, à la Repentie, des barques. Des barquettes. Le principal c'était que ça flotte. Des casiers en osier. Ils étaient tous en osier. Comme c'était de la banche, il y avait sur les grosses pierres des huîtres. Des ostréiculteurs, beaucoup. Une Chinoise, elle avait huit enfants. Elle écalait les huîtres. Les femmes écalaient les huîtres. Cela faisait des buttes. Des dunes de coquilles. Et une odeur qui la ramène toujours là, vers le Creux-du-Moulin. La banche.

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C'était collé sur la banche. Sur la pierre. Une bouche qui faisait ventouse. Faisait comme une jambe. Comme les guignettes qui sont des petits escargots noirs. Mais c'était plus fort qu'une jambe, ça agrippait la pierre. Il fallait donc pas la rater. La bouche, quand on l'avait, elle se refermait. Comme une anémone, mais ce n'était pas une anémone. Une demi-loche, elle dirait, en plus musclé. Ressemblait à un bon morceau de viande. De veau.
Pour un qui allait comme elle à la Repentie, au Creux-du-Moulin, dans les rochers cueillir avec son couteau le cul-de-mulet, ça ressemblait à une grosse fraise, c'était beige rosé, et rond, elle est d'accord, mais pas rond rond, pas comme une orange, plutôt une clémentine, et sans tentacules, surtout pas, ce n'est pas une anémone (elle prononce comme aumône), c'est un mollusque avec sa peau couverte de graves, de brisures, assimilé oursin. Des gravillons, des brisures de coquillages, d'huîtres surtout, pour elle c'était fixé dessus la peau extérieurement. Sa mère raclait la peau. Elle l'enlevait. Elle retournait ça. Comme un gant. Elle ôtait l'intestin. Elle coupait en petits morceaux. Les faisait frire à l'ail et au persil, comme les anguilles. Avec l'aillet, le persil tendre du jardin, le cul-de-mulet tout frais ressemblait, une fois cuit, à la noix de veau. Au quasi.
Et c'est toujours pour elle lié à l'ail nouveau. Au printemps. C'est le printemps qui vient avec, qui revient.
Ou qui ne revient pas. Car le cul-de-mulet a disparu. On n'en trouve plus. Tout ça a crevé depuis qu'ils ont fait la propreté. Depuis les bateaux à moteur. Les bulles d'huile les ont fait crever.


     Avec mes remerciements à Mireille Riffaud et à Paroles de Rochelais.

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9 janvier 2010 6 09 /01 /janvier /2010 13:03

Tous les chemins mènent à Rom. Deux-Sèvres. Dans le 79, comme disent les voyageurs pressés.
Ceux-là, s'ils voulaient bien prendre le temps, le Chemin des Romains qui est, entre Brioux-sur-Boutonne et Saint-Vincent-la-Châtre, celui des écoliers, s'ils voulaient bien pousser un peu plus loin, un peu plus haut, ils arriveraient à Rauranum. Un nom qu'on trouve facilement, et sans GPS, étant donné qu'il est le seul sur la carte entre Brigiosum et Limonum. Un nom connu des militaires, des marchands qui empruntaient la voie antique. Un nom que reconnaîtront tout de suite nos commerciaux, et qu'ils apprécieront. Surtout s'ils quittent cette route buissonnière pour celle, à peine plus passagère, de Couhé.
Ca leur plaît, aux voyageurs pressés, qu'on ne dise plus Couhé-Vérac mais Couhé. Pour faire court. Ils aiment. Abréger et poursuivre. C'est leur devise. C'est l'avenir. Le sens de l'histoire. Même si pour lors ils en remontent le cours. C'est le progrès, et il ne continuera pas sans eux. Même s'ils laissent la D 959 filer, comme la prose quand elle suit son étymologie, "droit devant". Même s'ils tournent à droite comme pour aller à L'zay. A Lezay où le mardi il y a marché, mais ils n'ont pas de veaux à charger. Ils n'ont pas non plus un panier à remplir, de légumes du jardin ou de patois, de fouaces ou de pains de ménage. Leur pain, ils vont le chercher. Directement. A Rom, et chez Daniel Lambert.
Voilà pourquoi ils prennent ce diverticule qui est une départementale, la D 14 pour être exact, exact au rendez-vous qui est fixé à 15 heures. Ce n'est pas pour rire à La Barboute, ni pour acheter un tourteau chez Baubeau, c'est qu'un panneau indique Musée de Rauranum. Et eux, habitués qu'ils sont à écouter leur GPS, à faire tout ce qu'il leur commande, ils s'empressent de suivre direction Rom. De s'arrêter à Lezay, au stop, puis de tourner à droite. De prendre, au giratoire, autres directions.

Ca y est. On est sur la bonne route. Celle de Rom et d'un Couhé-Vérac qu'on a oublié de raccourcir, mais il est 14h40 et on est à Vançais. C'est dire si on n'est pas en retard. Si on a le temps, quand on vient de Lezay, de voir le Garage Hollebecque. La possibilité du Nil, et c'est la Dive du Sud. On ne rêve pas, ce n'est pas un mirage, il y a bien un chameau à une bosse, autrement dit un dromadaire. Un vaisseau du désert échoué là, sur la rive verdoyante de la Dive du Sud. Avec aussi un lama et des chevaux comme en montaient les princes celtes, ce sont à peu près nos poneys. Et c'est le
                                            CIRQUE
                                            européen
                                            FRANCKY.
Le voyageur pressé est comme ce petit cirque qui attend au camping de la Mare.

Commes ces cavaliers nomades venus par la route, comme ces pillards devenus auxiliaires des Romains, ces Alains, ces Sarmates établis le long des routes. Pour les surveiller, ou les fleuves. Pour empêcher d'autres barbares, plus terribles encore, les Huns par exemple, ou les pirates saxons, de ravager le peu qui restait de nos villes. Comme les Germains, les Goths, les Alamans, les Marcomans, les Francs, les Burgondes, les Suèves, les Saxons, les Slaves, les Bretons, les Belges, les Espagnols, les Lusitaniens, les Maures ou Mauritaniens installés en de nombreuses colonies. Comme le peuple gothique des Taifales, qui s'est fixé dans l'Empire et notamment à Rom. Où ils ont disparu sans laisser de traces. Pas même un toponyme. Ce qui fait dire à certains qu'ils se sont entretués. Parce qu'ils ne supportaient pas cette vie sédentaire. La paix leur durait. C'était ça ou crever d'ennui.
Comme eux le voyageur pressé est arrivé. Un peu en avance, mais il a d'autres moyens de tuer le temps. Il peut remonter la rue du Temple et s'offrir un tour de village. Deux. Se payer le luxe d'un arrêt, pas trop long quand même, devant le Musée de Rauranum.
    
Pain romain baxter mini
    
Maintenant il est l'heure. De pousser la porte de la boulangerie. De prendre, après s'être excusé pour ce faux bond qui est un vrai lapin, ses deux pains romains. Ses deux pains ronds avec la croix tracée dessus. Les quatre parts qu'elle dessine, les huit. Les huit pétales d'une fleur on dirait.
On dirait que ces pains sont juste sortis du four. De la cendre. De la lave de Pompéi. On dirait des témoins de l'histoire. De l'histoire qui s'est arrêtée le 24 août 79. De l'histoire qui s'arrête là, à Rom, aujourd'hui. Le samedi 28 novembre 2009, à 15 heures et des poussières.
On dirait qu'il a franchi des rivières avec les pieds de ses vers, des siècles. Celui qu'on appelait. Qu'on appelle Sidoine Apollinaire. C'est lui qu'on rencontre dans sa boulangerie. Ou un poète de la même farine. De la farine d'épeautre (et bio). Il propose des mets (ce sont d'abord des mots) "nouveaux parce qu'ils sont anciens". De bons gros pains ronds, d'épices et de miel.
Ce ne sont pas des témoins de l'histoire. De l'histoire, il n'y a pas de témoins. Les voyageurs pressés savent ça. Qu'on ne rencontre jamais personne sur la route. Qu'on n'est pas dans un film.
Il faut être fou pour s'arrêter ici. Ils le savent. Quand ils repartent avec leur pain romain. Quand ils considèrent la chose. Ils savent qu'on ne quitte pas la route impunément. Qu'on ne sort pas comme ça ni indemne de l'histoire.
Le boulanger le sait aussi. Quand il fabrique ces pains. Sa fille a parlé avec les archéologues. Elle travaille au Musée de Rauranum. Où elle accueille, l'été, une petite exposition. Quelques touristes égarés. Ou ceux, guère plus nombreux, qui ont renoncé à la prose: à foncer vers Poitiers.
Ceux-là, comme les commerciaux, font de la poésie. Ils découvrent qu'ils en ont toujours fait, mais c'était sans savoir. Désormais ils savent. Que ce sont des traces qu'on achète chez Daniel Lambert. Des traces matérielles. Des vestiges où mettre ses pas, ses mots. Des vestiges qui donneront à vos mots un léger goût de miel. Celui du pain d'épices. D'un pain qui est du pain, avec beaucoup de mie et un soupçon d'épices. D'un pain qui n'a pas que la couleur, que la forme de la fouace. Et dont vous reprendrez bien une tranche, grillée, en attendant le foie gras.



                                à paraître dans L'Actualité n° 87.




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30 décembre 2009 3 30 /12 /décembre /2009 20:12

Ils attendent l'heure du départ. Ils regardent la passerelle. Comme elle monte et descend. Comme elle suit la marée. Sans savoir ils prennent la pose. Ils posent pour la photo. Tant pis s'il n'y a pas de photographe. Ce sont les âmes du Purgatoire. Elles sollicitent vos suffrages.


Vous ne les appellerez pas fantômes. Vous ne voulez pas qu'ils vous hantent. Vous n'avez pas de sépulture à leur offrir. Rien qu'une civière, elle est posée debout contre le mur de l'infirmerie, près de l'armoire. Ou une place dans votre film, une toute petite place, mais ce sera le rôle de leur vie.



Ils vous demandent la permission. D'exister un peu. D'exister encore. Le temps d'un film. Ils s'adressent à vous, qui êtes de l'autre côté. Sur l'autre rive. Ils vous font signe. Ce sont vos larmes qu'ils essuient avec leurs mouchoirs.
 



Reina del Pacifico

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5 décembre 2009 6 05 /12 /décembre /2009 15:52

     Je me demandais quand je pourrais boire un Duhomard. Quand je pourrais le boire si j’ose dire dans son jus : dans la ville qui l’a vu naître (et de quelle blague !), dans ce café où on le sert toujours et qui est le Café des Arts. Je cherchais comment aller à Thouars, par quel moyen, par quelle route, et voilà que je tombe, par le plus grand des hasards (objectifs) sur un article consacré à l’auteur de L’Etre et le Néant.

 

     

On y raconte ses habitudes à La Coupole ou au Flore, comment il choisit un garçon de café pour illustrer sa définition très personnelle de la mauvaise foi. Mais aussi le surgissement, de moins en moins contingent et aléatoire, de crustacés dans le monde des vivants, c’est-à-dire sur les Champs-Élysées. Au point qu’il se vit, selon le Sunday Times du 22 novembre 2009, chased down the Champs Elysées by a pack of imaginary lobsters, poursuivi par un bataillon de homards. Qu’il décrit comme des crabes, à cause de sa pièce Les Séquestrés d’Altona, mais c’étaient des homards. Des homards qui étaient, selon l’article (et le livre dont il rend compte, un livre d’entretiens avec celui qui popularisa l’existentialisme et que le journal présente, non sans ironie, comme un working-class hero), la conséquence de sa fréquentation de plus en plus assidue de la mescaline, d’un flirt de plus en plus poussé avec la folie. Une folie crustacée que résume le titre (un rien accrocheur):

Mescaline left Jean-Paul Sartre in the grip of lobster madness.

Comme beaucoup d’autres free-thinking writers, d’Aldous Huxley à Hunter S Thompson, Sartre était intrigué par cet hallucinogène dérivé d’un cactus mexicain et qui avait la réputation d’augmenter, d’élargir les pouvoirs de l’esprit. Mais dont les propriétés étaient d’abord amphétaminiques, et qui provoquait le plus souvent, chez ceux qui rêvaient d'expansion de la conscience, des hallucinations colorées non organisées (taches brillantes), des frissons, vertiges, maux de tête, et une perte de la notion de temps et d’espace. Un misérable miracle, comme l'écrit Henri Michaux en 1956. Et impossible à dire, car il aurait fallu une « manière accidentée » qu’il ne possédait pas, « un style instable, tobogganant et babouin »

  Claude-Cahun-Henri-Michaux-1925-Collection-Soizic-Audouard-.jpg

                                                                                Claude Cahun, Henri Michaux, 1925

 

Les expériences de Sartre avec la mescaline ont commencé en 1935 et affecté sa pensée. Elles ont influencé l’écriture en 1938 de La Nausée et peuvent expliquer la métaphore du crabe dans cette œuvre (et dans d’autres). En tout cas l’expliquer autrement que par la psychanalyse (que Sartre rejette, ce qui ne l’empêche pas de consulter un jeune psychiatre du nom de Jacques Lacan quand il commence à penser qu’il devient fou avec ces crabes qu’il voit partout et tout le temps et qui sont des homards: ils l’attendent au réveil et le suivent jusque dans sa classe). Ces crabes comme Sartre les appelle (pour ne pas les appeler, pour les éloigner magiquement de chez lui) sont donc tout sauf une métaphore. Ou alors une métaphore obsédante, qui littéralement l’assiège, comme ces pigeons qui campent sur votre balcon et vous empêchent de sortir, vous obligent un beau jour à vivre dans le noir, volets fermés et porte à double tour.

Ces crabes n’étaient qu’un nom, commun mais il revenait vingt fois de suite, lui tenant à lui seul un grand discours, chargé d’un autre monde.

C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement qu’ils seraient une métaphore. Une métaphore qui, en fait de grand discours, lui dirait chaque matin : « Bonjour ! ». À qui il répondrait chaque matin: « Vous avez bien dormi ? » Puis : « Bon, les gars, c’est pas tout ça mais il va falloir qu'on y aille. Qu'on aille en classe. Maintenant. » Et les crabes seraient là à l’attendre, autour de son bureau, à attendre bien sagement que ça sonne.

C’est ce que Sartre raconte à John Gerassi, un  professeur de sciences politiques et ami de la famille, dans un livre qui vient de sortir à New York sous le titre Talking with Sartre.

C’est cela, cette crab-infested depression,  qu’il raconte à Lacan. Et que tous deux finissent par attribuer à sa peur : to his fear that he was being pigeon-holed as a teacher. À sa peur d’être réduit à la fonction de professeur, de n’être plus vu que comme un « petit professeur ». Comme ce garçon de café, finalement, qui cherche à se persuader qu’il est un être-en-soi,  quand c’est le plateau qu’il porte.

Ces crabes, par leur surgissement de plus en plus nécessaire, finissent par le persuader qu’il ne se confond pas avec sa fonction, qu’il n’est pas professeur.

Ces crabes, dont il essaie de conjurer le surgissement en noircissant des pages de son écriture nerveuse, compulsive, obsessionnelle, l’aident à réaliser que le professeur, comme le serveur, existe. Qu’il est un être-pour-soi, une conscience.

Ces crabes n’accompagnent pas seulement Sartre. Ils accompagnent aussi la marche de l’histoire. Mieux, ils sont la marche de l’histoire. L’histoire en marche. La preuve s’il en fallait qu’elle marche en crabe. Comme on le voit dans Les Séquestrés d’Altona (1959) où Sartre nous promène de Luther à Hitler, d’Adam et Eve au XXXIe siècle. Où une course de crabes tient lieu de Jugement Dernier.

Quel rapport avec notre apéritif ? Qu’est-ce qui justifie cette digression ? Qui ne s’explique pas, que je  ne m’explique pas autrement que comme une façon, tellement énorme qu’elle en est dérisoire, d’échapper à mes copies, à ma fonction en faisant durer ce texte, en différant le moment de conclure, de retourner en cours où m’attendent mes crabes.

En dehors du homard, du plaisir (gratuit, et passablement éculé) d’un jeu de mots, ou la nécessité de la rime (riche), ou tout simplement de déguster ce quinquina dans le lieu qui l’a vu naître, quel besoin d’aller à Thouars ?

Pour déguster cet apéritif composé d'écorces d'oranges douces et amères, de racines de gentianes, d'écorces de quinquina et de moût de raisin frais ? Mais on en trouve partout. On peut apprécier dans n’importe quel café de la région, de France et même chez soi ce fameux breuvage qui séduit le palais des connaisseurs par ses contrastes intrigants, à la fois puissant et doux, chaleureux et rafraîchissant, amer et sucré.


    

Pour observer le va-et-vient du garçon ? Pour noter son  geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, pour le voir venir vers moi d'un pas un peu trop vif, s'incliner avec un peu trop d'empressement, pour l’entendre demander, avec un intérêt un peu trop plein de sollicitude, ce que Monsieur désire, ce qu’il prendra aujourd’hui, si c’est comme tous les jours du crabe ou bien la spécialité du chef, un sandre rôti au melon thouarsais et Duhomard ? Pour l’entendre raconter, après avoir déposé mon verre ou apporté mon plat, la merveilleuse histoire de cet apéritif thouarsais ? Pour assister, le temps d’un déjeuner, au surgissement du contingent et de l’aléatoire?

Il n’est pas nécessaire d’aller à Thouars pour entendre, de la bouche d’un serveur qui ne l’a pas vécue, qui la raconte comme il peut, avec ses mots qui sont ceux des guides, des dépliants touristiques, des affiches publicitaires, des mots forcément empruntés, cette histoire. Autant la lire sur son ordinateur. Autant participer en ligne à ce concours de pêche. À ce banquet qui eut lieu en 1922 à Massais, juste à côté de Thouars. On y verra comment M. Diacre, voyageur de commerce en vin et spiritueux fit une prise extraordinaire. Comment il sortit de l’Argenton un fabuleux homard. Comment de joyeux drilles, par cette blague,  lui donnèrent l’idée d’inventer un apéritif qui s’appellerait Duhomard.

On y découvrira son nez intense et fin, à cet apéritif appelé Duhomard, ces subtiles notes de plantes aromatiques, telles que la gentiane et le quinquina, prolongées par les riches arômes de l'orange. Cette amertume en fin de bouche vous ravira.

Vous l'apprécierez nature, ou bien avec une tranche d'orange, une rondelle de citron ou de citron vert. Vous pourrez également l'utiliser en cocktail.

Ce n’est pas, avec Duhomard, un verre d’apéritif qu’on vous sert. Qu’on vous offre sur un plateau. C’est l’occasion, que dis-je l’occasion, la chance d’un roman.

Dans un roman, on sait cela depuis Sartre, tout advient. Tout surgit. Comme le serveur avec son plateau. Qui en rajoute, qui en fait trop. Tout est trop gros, comme cette blague que firent ses copains au négociant en vin. Comme cette manœuvre qui est mienne, et tout aussi vaine, qui vise à éluder mes copies. C’est aussi gros qu’un prof bredouillant, pour justifier son absence, qu’il a oublié l’heure ou qu’il n’a pas retrouvé le chemin du lycée. Pourtant, cela arrive.

Dans un roman, tout arrive, tout le temps, c’est comme dans la vie.

Ce quinquina, c’est la chance de croire à nouveau dans le roman. Dans la vie. Dans cette vie sans espoir où tout est rencontre, comme dit à peu près celui qui vous invite aujourd’hui à remonter le temps : à descendre, avec ses crabes qui sont des homards, les Champs-Élysées.

 

Baxter Duhomard 2

 

        Paru dans L'Actualité n°88

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