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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 10:05

La plupart de nos fruits sont connus des Romains et consommés en Gaule.

On en découvre beaucoup dans les sépultures, les sanctuaires, ou bien les puits. Comme ces puits des Ier et IIe siècles à Grand (Vosges) où on a trouvé des noisettes, cerises, prunes, pêches, noix, raisins, pommes, et même des fraises dans une sorte de pâte qui serait de la confiture le premier vestige (qui nous soit parvenu). De la confiture sèche, et on ne s'attendait pas à tirer ça d'un puits. Cette pâte de fruit.

On trouve des fruits en grand nombre dans les puits cultuels. Dans les sanctuaires des eaux ou les dépôts funéraires. La source et la tombe sont des lieux de communication avec l'Autre-Monde.

Offrir des fruits, c'est aussi rendre à la terre -aux Mères qu'on représente portant des fruits-, ce qu'elle nous donne en abondance; et pour qu'elle n'oublie pas de le prodiguer quand viendra la saison. Pour les morts comme pour les vivants. Pour les vivants, pour qu'ils partagent, l'espace d'un banquet, l'existence des âmes dans le monde d'en-bas. Pour les morts, pour les préparer à cette nouvelle naissance qu'on situe après le passage aux Enfers.

Les fraises dont on faisait cette pâte sont des fraises des bois (le fraisier cultivé n'est pas attesté), et on appréciait d'autres fruits sauvages comme la myrtille ou la mûre. Comme la framboise, la fraise a longtemps été négligée des jardiniers qui n’y voyaient qu’un fruit bon à occuper les femmes et les enfants. Sa culture ne commencera vraiment qu'à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.

C'est sans doute parce que la fraise est l'affaire des femmes (et des enfants, mais ceux-là suivent leur mère dans les bois, les fillettes quand elles ne gardent pas les chèvres), que l'on trouve pour décrire ces petits fruits rouges des ressemblances avec le « bout des mamelles des nourrices ». C'est ce que j'ai trouvé en furetant dans le Furetière. Ce que j'ai cueilli et rapporté dans mon petit panier d'osier. Du plaisir avec ces fraises qui sont les premiers fruits qu'à Paris on voyait mûrs (meurs, comme on écrivait encore). « Le plus hâtif et le plus délicieux fruit du printemps ». Surtout quand il croît comme ici dans les bois, c'est-à-dire en lisière de marais. Où elles sont cueillies très tôt. Et mûres.

On connaît que les fraises sont meures et bonnes à manger quand elles quittent la queue sans peine. Voilà ce que racontent les dictionnaires, mais ils ne leur apprendraient rien, aux drôlesses qui les cueillent. Si elles s'aventuraient à les lire. Si elles savaient lire. Ils ne leur diraient pas ce qui leur a valu ce nom, si c'est parce qu'elles poussent à l'écart du village. Aux Fontaines et au Marichet. Si c'est à leur isolement qu'elles doivent cet aspect délicat, ce parfum et ce goût subtils. Si elles ont fait de leur disgrâce un atout. Si cela vaut pour celles qui les cueillent. Qui se lèvent bien avant le jour pour qu'elles arrivent à l'heure à la gare, aux Halles et fraîches comme la rosée. Pour que le bourgeois goûte, tout en restant chez lui et avec sa femme, Une partie de campagne. Pour qu'il s'encanaille honnêtement. Ou carrément, s'il a les moyens, s'il sort le grand jeu, dans un salon, un restaurant chic. Avec une lorette: une « biche de haute volée ». Et avec du champagne. Ils ne leur diraient pas, les dictionnaires, si la pauvreté est une maladie, une maladie contagieuse. Si c'est pour éviter la contagion qu'on les éloigne. Si être femme ajoute à la misère, fait de vous une pestiférée.

Si elles ne pensent pas aussi loin, elles songent quand même que c'est une jolie revanche pour une fille de Prin: une fille de rin. La revanche du marais que longtemps on a regardé de haut, de l'autre côté de la route et dans la plaine viticole. Mais le phylloxéra est passé par là, et ceux de Deyrançon, qui habitent le Petit-Breuil, envoient maintenant leurs femmes et leurs drôles -les drôlesses surtout- travailler dans les bois. En bas. Car il faut bien en rabattre. Il faut aussi se baisser pour cueillir la quarantaine. Et même se casser le dos.

Et se lever à 4h. Car un petit panier d'osier, cela ne se remplit pas tout seul. Cela ne se remplit pas vite. Il faut du temps pour arriver à la livre. De la patience. Des petites mains et des petits doigts pour cueillir ces petites fraises, pour les cueillir vite et sans les écraser. Pour qu'elles soient au rendez-vous, à ce rendez-vous galant où une autre sera conviée, qui ressemblera à Julia Roberts dans Pretty Woman.

Les fraises des bois voyagent mal. Je me rappelle celles que je cueillais, à défaut de champignons, à Bois l'Abbé, près d'Épinal. Dans quel état elles arrivaient le soir, dans mon pot de camp. Celui que j'utilisais pour les brimbelles. Quelques kilomètres en vélo, et c'était du sirop. Chaud, et bon à jeter.

En train, à l'époque, elles sont à peine moins secouées. Même installées dans leur petit panier d'osier. Même si ces paniers d'une livre sont bien calés. Il faut qu'elles quittent le matin la queue, la gare -la petite gare qui a été construite pour ça: pour que les quarantaines de Prin arrivent dans la journée à Paris. Et régalent le soir les palais éduqués. Leur réapprennent un peu de cette vie dont ils se sont éloignés. Le plaisir dont ils ont perdu le goût.

Oui, ces faux-fruits sont un vrai plaisir. Des fraises des rois. Rien que d'en parler, j'ai l'oeil qui pétille. Et je dis, comme Richard Gere, que « les fraises font ressortir le goût du Champagne. » Ou l'inverse.

Je dis, mais ce n'est pas dans le film, que la quarantaine n'a besoin de rien ni de personne pour exhaler son parfum. Ce parfum qu'elle tire du pourtour des tourbières alcalines de Prin. Ce parfum qui éveille ou réveille le désir. Qui rappelle que fraise et fragrance ont même origine. Si l'on en croit certaines étymologies. Qui font venir notre fraga, notre « fraise » d'un verbe latin, fragrare, signifiant « sentir bon ».

Et c'est vrai qu'elle sent bon, cette petite fraise. Qu'on cultive sauvage, et pour qu'elle le reste. Pour qu'elle donne au bourgeois qui n'a jamais lu Ovide, Virgile, une idée de l'âge d'or. Pour l'inviter à cueillir. Sans craindre la serpent. La quarantaine de Prin l'émoustille comme il faut, et peu importe qu'il fasse ça avec sa bourgeoise, en plein air et à la vue de tous, du moment qu'il renoue avec le désir. Peu importe qu'il le retrouve sur l'herbe, au bord de l'eau, ou qu'il le découvre dans l'express de 8h40 du soir, comme ce cochon de Morin. Ce commerçant de province (on connaît son grand magasin de mercerie sur le quai de La Rochelle) à qui Paris a tourné la tête, et que le gendarme attend à la gare de Mauzé. Il y a mille façons de raviver des expressions passées de mode comme « aller cueillir des fraises des bois » (qui s'employait par plaisanterie pour « aller dans les bois en galante compagnie »). Mille façons, pour le bourgeois, de « cueillir la fraise ».

Il la dégustera de préférence, s'il est riche, ou un aristocrate, dans un salon ou un grand restaurant. Avec une cocotte et du champagne. La quarantaine de Prin ne réconcilie pas l'épouse et la cocotte. La prude et la libertine. Ou, si elle le fait, c'est comme chez Maupassant ou Zola quand il montre que la Comtesse Muffat et Nana, finalement, c'est pareil. Que dans chaque Marie il y a une Ève qui sommeille. Une femme fatale. Que ces petites fraises ne demandent qu'à réveiller. Qu'à exciter. La quarantaine de Prin n'a pas attendu l'huile de massage chauffante, le gel stimulant tétons ou clitoris, le lubrifiant intime parfumé à la fraise des bois pour inviter au plaisir.

Moi, la fraise que je préfère, c'est la fragola, la fravola que des dictionnaires italiens font aussi venir de fragrare.

Je ne sais pas si cette étymologie est fiable, ou une fable, s'il faut croire ou non que la fraise s'appelle ainsi parce qu'elle « sent bon ».

À ceux qui flairent la légende, je dirai que cette quarantaine dit vrai. Comme elle respire. Comme on la respire. Et je ne l'ai pas seulement respirée. En tout cas elle donne envie d'y croire. De persévérer dans l'erreur.

À ceux qui connaissent l'erreur quand elle se propage, je dirai qu'elle est comme les stolons: si on ne les coupe pas, cela épuise les plants. Et si on les coupe trop, cela les fatigue autant.

J'ai du mal à voir, comme certains esprits forts, une parenté entre les différents types de fraises. Entre la fraise des bois et la fraise d'agneau, de veau, la « collerette tuyautée et plissée », et l'instrument pour fraiser: celui qu'on entend dès qu'on dit dentiste.

J'ai également du mal à admettre la parenté entre la quarantaine de Prin, dont la production remonte au phylloxéra et s'arrête un peu avant la première Guerre Mondiale (elle serait maintenant perdue, remplacée depuis les années 1960 par une érigée du Poitou que je n'ai trouvée nulle part, qu'on me vend comme une variété équivalente, rampante, certes, mais dressée, j'imagine comment, et que c'est pour faire la belle dans les jardineries, elle serait perdue si Michel Gourmaud (1) n'en avait gardé quelques plants, et c'est chez lui que je l'ai goûtée, et pourquoi je la dis exquise), entre cette minuscule fraise des rois et la fraise tout court, terme désignant le plus souvent les gros fruits forcés. La fraise de Huelva, par exemple. Huelva la fraise, comme on crie au marché. Au sortir de l'hiver. Et pour hâter le printemps. « Où elle va la fraise », j'entends. Je ne sais pas où elle va, la fraise, mais je sais d'où elle vient. De quels bois. D'où elle tire ce parfum inimitable. De quel pourtour de quelles tourbières alcalines. À Prin-Deyrançon où l'histoire ne s'arrête plus ou presque. Où la petite gare a été rasée, mais les autres ne perdent rien pour attendre, qui sont pour la plupart murées.

 

 

 

(1)Michel Gourmaud est à Prin-Deyrançon. Selon lui, la quarantaine est appelée ainsi parce qu'on la récoltait pendant une quarantaine de jours, du 15 mai à fin juin ou début juillet. La première année, les fraises sont plus grosses et plus tardives (juillet- août). Cette année, les fraises de sa tourbière ont été noyées, mais celles qu'il avait plantées l'an dernier dans un petit parterre de la commune, sur les hauts, à l'angle de deux chemins, donnent bien. Pour l'INRA de Sarlat, la quarantaine de Prin est une variété particulière de fraise des bois.

 

 

Texte à paraître dans L'Actualité n° 101.

 

 

Photo Marc Deneyer

Photo Marc Deneyer

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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 06:17

C'est donc ça, Deyrançon, le rocher de Dieu et non, comme on l'a cru d'abord, la rançon. Celle que le ciel vous verse. Sur la tête pour que vous continuiez. Pour que le pèlerin ne fasse pas étape là, dans cette plaine qui n'est plus du Poitou et pas encore l'Aunis, dans cette légère dépression qu'occupe et elle seule Notre-Dame de Dey. Où il n'y a rien à voir en dehors de cette petite église et des deux sculptures romanes qu'elle abrite: Daniel assis avec deux lions lui léchant les pieds; une femme mordue aux seins par des serpents et aux mains par des diables. Abrenoncio on vous dit, on vous répète, abeurnoncio pour que vous passiez votre chemin. Pour que vous fassiez comme Satan qui a depuis longtemps renoncé à ses pompes, et à fréquenter ces déserts. Des déserts où rien ne doit vous tenter, pas même une halte au cimetière. Où rien ne vous empêche d'entrer, ni les épais murs de l'enceinte, ni les tours avec leurs archères. Rien ne vous tire des abeurnoncio: des cris de surprise, d'horreur, de dégoût. Quand vous cherchez, sinon la rédemption sous ce nom, du moins quelque chose qui vienne racheter ces longues journées de marche. Quelque chose qui vous sauve, une tombe. La délivrance. Elle vous arrache au vide en dressant devant vous son nom: Olympe Ovide.

Un nom difficile à habiter, même dans un cimetière. Non que les autres vous l'envient, ils ne vous l'enviaient déjà pas de votre vivant, ce nom était du village, peut-être même de la famille, et de l'amoureux poète en sa transformation, personne ne rêvait. Peursoune. Du prince de poésie Ovide Naso et de son galant Olympe, nul n'avait entendu ni n'entendrait jamais parler. Ni de Marie Gouze. Quelqu'un aurait raconté son histoire, on se serait dit qu'elle avait pris le nom d'Olympe de Gouges comme d'autres prenaient un mari ou bien le voile. Olympe Ovide, alors, où était le problème? Les deux commençaient par un O, ils allaient bien ensemble. Un peu comme Jean-Jacques et Rousseau, vous voyez. Jean-Jacques Rousseau était quelqu'un du village, ou d'un village proche, sans doute aussi de la famille, et il n'était pas devenu un abeurnoncio de drôle, un enfant terrible pour autant. Baptiser sa fille Olympe, lui donner ce prénom si peu chrétien, ce n'était pas lui tracer son destin de féministe. Cela ne la condamnait pas non plus à la quarantaine, à cueillir toute sa vie cette fraise des bois qui ferait, avec les tourbières alcalines des Fontaines et du Marichet, la renommée de Prin.

Car c'est de la patience, de récolter cette fraise minuscule, du temps qui se compte en paniers d'osier, en livres. C'est un soulagement de voir partir le train, une fierté de le voir quitter la petite gare avec sa cargaison de fraises fraîches, en direction de Paris. Où la quarantaine de Prin sera vendue aux Halles, principalement aux grands restaurants parisiens, et servie avec du champagne sous le nom de fraise des rois.

Les fraises et le champagne vont bien ensemble. C'est comme Olympe et Ovide. Comme Jean-Jacques et Rousseau. Comme le dit Richard Gere à Julia Roberts dans Pretty Woman: « les fraises font ressortir le goût du Champagne. » Et ce n'est pas descendre de son Olympe que d'écrire ça. Ni sacrifier à la mode, céder à la facilité.

C'est même une jolie revanche pour une fille de Prin, autant dire de rin. La revanche du marais que longtemps on a regardé de haut, de l'autre côté de la route et dans la plaine viticole. Mais le phylloxéra est passé par là, et ceux de Deyrançon, qui habitent le Petit-Breuil, envoient maintenant leurs femmes et leurs enfants travailler dans les bois. En bas. Car il faut bien en rabattre. Il faut aussi se baisser pour cueillir cette fraise qui a très vite conquis les salons parisiens. Et même se casser le dos.

C'est le sol tourbeux du Marais Poitevin, le pourtour des tourbières alcalines de Prin qui donne à la quarantaine son parfum inimitable. Un sol également propice aux cultures maraîchères: asperges, melons, oignons, artichauts et les fameux haricots blancs ou mojhettes que l'on va (les uns chez les autres, comme pour la cuisine au cochon) épaletter.

Et Olympe Ovide n'est pas la dernière à remplir des sacs de ces précieuses gousses. Si elle ne travaille pas vraiment à ressembler à son nom, pour elle ce n'est pas non plus déchoir.

Pour revenir sur terre, il faudrait l'avoir quittée. Avoir fait le malin, et on n'a pas envie qu'il vous morde les mains. Que la serpent surgisse de sous les fraises. Et puis on a de l'ail à vendre. De la belle ail. Plantée en mars, dans la vieille lune. On ne confond pas. Avec l'ail de vipère: le muscari, à toupet ou en grappe. On sait de quoi on parle. Et que les petits sujets demandent à l'artiste plus d'efforts que les grands et partant plus de mérite.

 

 

 

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13 mai 2013 1 13 /05 /mai /2013 10:46

Vital Cimetier est un drôle d'oxymore. Un oxymort. Un mort, et pas du tout occis. Un mort inoxydable. Résistant aux désherbants. Aux éléments les plus radicaux, comme il les appelle. Le Roundup qui le fera crever n'est pas encore né. Tu peux remballer ton Komando, il te dit avec son prénom. Komando allées prêt à l'emploi: tu parles. Toi qui en arroses ma tombe, tu partiras avant moi. Toi et ton groupe de supporters. Ta bande d'ultras.

Vital Cimetier, c'est la pêche assurée, et pour longtemps. Pour l'éternité, si vous y croyez. Si vous n'y croyez pas, il donne un autre sens au geste de fleurir les tombes. Une autre couleur à la Toussaint. Il fait, allez savoir pourquoi, du jour des Rameaux la Domenica delle Palme. Et vous voici soudain à Palerme, en train de mordre dans votre orange. Achetée au sortir du cimetière, du Cimetière des Capucins, et c'est un retour à la vie. La résurrection avant l'heure, et pour toujours. C'est autre chose que le cimetière Saint-Michel à Épinal. Les morts y portent leur habit du dimanche. On vient les voir en famille. Les enfants les saluent en riant et en suçant leur glace. C'est l'été, quelle que soit la saison. Et quand même mieux que la Résidence Bon Repos. Que feuilleter Télépoche ou sortir les ancêtres de leur boîte. Ils n'ont pas eu cette chance, eux. De mourir sous ce nom. De renaître chaque fois que sur eux quelqu'un poserait un regard. Comme d'autres leur pot à la Toussaint ou aux Rameaux.

De Vital Cimetier, vous ne savez absolument rien. Vous n'en avez jamais entendu parler. Même pendant les repas de famille, même quand ils s'éternisaient. Et qu'on n'avait plus à se mettre sous la dent que de lointains cousins. De vagues connaissances. Tous ces fantômes qu'on évoquait à table. Qu'on appelait par leur nom. Celui de Vital Cimetier n'avait jamais surgi. Il n'avait rien appelé ni personne. Vous n'aviez pas eu l'occasion de le remotiver. Comme font les enfants avec les noms qui sortent de la bouche des grands. Les noms des gens comme les noms des choses. Tous sont des signes purs, la première fois qu'ils vous parviennent. Des signifiants absolus. Pourtant, il faut bien que les gens leur ressemblent, ou les choses. C'est comme ça que ça doit être, un nom. Comme ça qu'il faut l'aider à être. Il faut travailler à lui ressembler, quand on a eu la chance d'en recevoir un beau, tâcher toute sa vie de le mériter. Ou de s'en défaire si on en a honte. Comme d'une peau, comme pour une mue. Comme d'un boulet si on ne veut pas toute sa vie le traîner.

Vital Cimetier, ma mère aurait pu m'en parler, quand elle me téléphone. Elle aurait pu commencer ainsi:

« T'as bien connu Vital Cimetier?

-Oui, pourquoi tu me demandes ça?

-Eh bien, il est dans la fin! »

Sauf que ce n'est pas sa manière, pas dans ses habitudes, et que Vital Cimetier est mort depuis trop longtemps. « La mort avait pas faim »: ce qui dans son cas signifie que son heure n'est jamais arrivée, que la mort n'en veut plus.

Elle, si elle m'appelle, c'est pour me dire ce qu'elle mange. Le poisson, car on est Vendredi Saint. Et que pendant la Semaine Sainte, on ne lave pas ses draps. On ne doit pas. Si on ne veut pas qu'ils servent de linceul à quelqu'un de la famille. C'est ce que lui disait sa mère. Ma grand-mère Marie. Qui est enterrée au cimetière Saint-Michel. Pas très loin de Vital Cimetier.

Une question ici me vient, ici à Épinal. Où je suis né et où j'ai passé ma jeunesse. Où j'allais souvent à la Maison Romaine, une folie du XIXème siècle qui était la réplique d'une villa pompéienne. Et la Bibliothèque Municipale, jusqu'à ce qu'elle déménage et devienne la BMI: la Bibliothèque Multimédia Intercommunale. J'en aimais l'atrium et la vue sur la Moselle. Le bruit des vannes me changeait des grognements de porcs qui étaient les morts. Les morts qui mastiquaient dans leurs tombeaux. Qui mâchaient les vêtements, les chairs. Ceux de leurs voisins, tellement ils avaient faim, et parfois même les leurs. C'est ce que racontait Dom Calmet dans sa Dissertation. Dans le livre que je lisais et que m'avait prêté Monsieur Golly. Je le lisais dans son jus. Dans l'édition originale. Que Monsieur Golly avait sortie, rien que pour moi, des boiseries composant la bibliothèque de la ci-devant Abbaye de Moyenmoutier, où elle reposait.

C'était agréable à mâcher. Bien plus que le latin que je devais avaler ou les classiques qui étaient au programme. Les moines compilateurs n'étaient pas les pauvres gens qu'on m'avait dit. Certains esprits forts. Je les trouvais même délicieux, roboratifs en diable, avec leurs histoires de vampires, oupires et autres broucolaques.

La question qui me vient est celle-ci: Vital Cimetier est-il un vampire? Ou bien un mort-vivant? Un vampire pour plaire aux filles. Ou un mort-vivant s'il ne craint pas de faire peur. Et cette question en entraîne d'autres. Pourquoi les filles préfèrent-elles les vampires, et les garçons les morts-vivants? Pourquoi pourrait-on aimer un vampire, et pourquoi faudrait-il redouter les morts-vivants? Il y a là un mystère, une injustice que je ne m'explique pas. Et encore des questions à poser à notre ami.

S'il est un mort-vivant, est-ce qu'il parle? Et quelle langue parle-t-il? Si c'est du français, n'en concluez pas que tous les morts-vivants parlent français. Ce peut être un cas isolé. Ou du doublage, surtout si c'est un français maladroit, truffé de fautes. Si c'est sous-titré. N'en déduisez pas que ces boiteux estropient notre belle langue, qu'ils prennent un malin plaisir à massacrer notre orthographe. Vous verriez le film en anglais, ou dans sa version originale, vous n'en tireriez aucune conclusion. Vous vous contenteriez de frémir. Comme tout le monde. Et de mordre, pour conjurer votre terreur, la jolie joue de votre jolie voisine.

Une invasion massive de morts-vivants anthropophages est-elle possible? Elle n'est pas impossible. Mais ce n'est pas pour demain. Certes, il y a bien de temps en temps un fou pour rejouer la scène de son jeu vidéo, ou pour dévorer le visage de sa victime, comme dans sa série préférée. Mais ce sont des gens qui sont en proie au LSD, ou à l'un de ses dérivés.

Pourtant, me direz-vous, il y eut Miami. Le buzz de Miami, vous vous en souvenez?

Je m'en souviens. Comme du jour où les poules auront des dents.

 

Vital Cimetier
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30 mars 2013 6 30 /03 /mars /2013 07:43

 

Téleph Moine n'est pas un nom inventé. Ni par un écrivain, dramaturge, metteur en scène et peintre franco-suisse, ni par un archéologue qui serait passé par là, par Séligné, et se serait arrêté dans ce petit village des Deux-Sèvres pour y lire des traces: des textes de sa façon sur le petatou et les cartelins.

C'est un nom d'abord qui sonne. Qui sonne comme téléphone. Je ne dis pas comme le téléphone, le téléphone ne sonnait pas à cette époque, pas jusque là, c'est le gendarme qui était chargé de ça, de frapper à la porte ou bien l'instituteur, et à leur arrivée l'une après l'autre on les barrait, on tuait la chandelle, on se disait que la mort avait pas faim, on le disait, afin qu'elle aille croquer d'autres marmots.

 

4457-Telefo.jpg

Téleph Moine n'est pas une invention d'archéologue. Et pourtant, devant ce prénom qui ressemble à une abréviation -du moins a-t-il perdu son e, et c'est du Perec avant la lettre, une disparition qui en cache, qui en annonce d'autres, à commencer par la sienne-, on est devant du temps. Un montage de temporalités différentes. Ce prénom est anachronique, comme l'image qu'on a devant les yeux, et qui nous regarde. L'image de Télèphe, le fils d'Hercule, telle qu'elle est apparue sur un bas-relief à ceux qui fouillaient Herculanum. Telle qu'on peut la voir dans la Casa del Rilievo di Telefo, la riche demeure d'un médecin d'Herculanum. Qui rappelait ainsi, avec cette scène mythique, l'origine héroïque de sa ville, de ses concitoyens, et qu'il était capable de guérir n'importe quelle blessure, les plus terribles blessures des plus terribles guerres, avec un remède aussi miraculeux que la lance d'Achille. La lance qui avait frappé Télèphe et dont la rouille seule pouvait, selon l'oracle, le soigner.

Huit ans après la Guerre de Troie, la blessure n'était toujours pas guérie, et le pauvre Télèphe avait tâté du métier de patient après celui de héros, consulté les meilleurs docteurs de toute l'Argolide, sans succès. Rien n'arrêtait la progression du mal, rien ne calmait sa douleur, au contraire, ces charlatans et leurs baumes salutaires ne faisaient que réveiller le mépris du demi-dieu pour la lâcheté cruelle, qu'aiguiser son désir de revoir Achille. D'obtenir de la lance qui l'avait frappé la guérison. Comme le lui avait promis Apollon. De la rouille. C'était le seul remède contre ce qu'on n'appelait pas encore le tétanos, et elle ferait la réputation, la gloire de ce médecin d'Herculanum.

Ainsi Téleph n'était pas du tout, comme on l'avait d'abord cru, un plagiat par anticipation (de Georges Perec et de La Disparition). Le père avait rencontré ce héros dans sa version grecque ou latine, ou par hasard, dans une histoire qu'il avait lue, entendue, et il l'avait écrit comme il l'entendait, comme aujourd'hui on appelle son fils Djézeun, parce que c'est ainsi qu'il se présente dans la série américaine, sous ce prénom qu'il conquiert avec ses argonautes la fortune et les coeurs. En appelant son fils Téleph, ce père faisait mieux que l'oracle de Delphes: il ne lui promettait pas seulement la guérison, de traverser la guerre et les siècles sans dommage, mais aussi de revivre chaque fois qu'un cueilleur de traces passerait par là, par son village de Séligné, et s'arrêterait au Monument aux Morts pour y lire son nom.

En appelant son fils Téleph, ce père en faisait par avance un héros de la Grande Guerre, un fils d'Hercule capable de survivre à ses blessures, de renaître si un éclat d'obus le touchait, si la gangrène l'emportait, et ne me dites pas que ça lui fait une belle jambe. Quand votre père écrit votre destin, quand il l'écrit comme il l'entend, sans le e final, l'issue est forcément heureuse.

 

Relief_of_Telephus.jpg

 

 

 

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27 mars 2013 3 27 /03 /mars /2013 08:11

 

Je ne sais pas ce qui valut à son lointain ancêtre ce surnom, s'il avait bon caractère, s'il était humain, affable ou un fils naturel qu'on appela ainsi naturellement, comme on donnait à l'enfant trouvé le nom du lieu où on l'avait trouvé, du jour ou bien du mois.

Jean Naturel n'est pas une invention, une nouvelle invention de la mort, un nom de plus dans ce théâtre où l'action est seulement d'apparaître. Valère Novarina n'est jamais passé par là. Il ne saurait pas situer Séligné sur une carte. Ni peut-être le département des Deux-Sèvres. On peut lire Pendant la matière, s'arrêter aux pages 16 et 17, on ne trouve pas de Jean Naturel après Jean Mourant, Jean Multiple, on passe tout de suite à Jean Nécromant, Jean Passé. Jean Négatif, c'est la seule réponse qu'on obtient, qu'obtiennent ceux qui cherchent ici Jean Naturel, tandis qu'à Séligné, s'ils allaient jusque là, jusqu'au monument aux morts, aux morts de la Grande Guerre pour y déposer une gerbe ou pour le vin d'honneur, ils trouveraient quinze noms dans la pierre, dans l'ordre qui fait NATUREL Jean arriver après MOINE Téleph et avant ROBERT Honoré.

J'imagine qu'à l'école c'était pareil, le premier jour dans la cour et chaque fois que le maître faisait l'appel, pour le certificat d'études s'ils étaient de la même classe.

S'ils étaient non présents sous les drapeaux, ils répondraient aussi bien à l'appel, ceux de la classe 1914 et des suivantes déclarés bons pour le service militaire rejoindraient leur corps le jour fixé. Tous obéiraient aux prescriptions du fascicule de mobilisation, page coloriée, placé dans leur livret.

C'était comme un tambour, une cloche plus grosse ils ne savaient de quoi. Non l'Angélus, ce qu'ils avaient cru d'abord, ni cette « armée de curés » ainsi qu'on appelle les gros nuages noirs, l'orage pour qu'il s'en aille crever ailleurs, mais la mobilisation générale. C'était le départ précipité des champs où il y avait tant à faire, l'obligation de se rendre au bourg, de se munir de chaussures et de sous-vêtements, de préparer le départ.

Ils ne seraient pas là pour raconter. Ou quelques-uns, et ils n'auraient pas les mots. Ils ne les auraient plus. On ne parlerait plus la même langue. La moisson, pour ceux qui avaient rejoint leur corps, qui l'avaient retrouvé entier ou pas trop abîmé, ce serait à jamais la faucheuse. La Grande Faucheuse. La Mort venant remettre de l'ordre dans tout ça. De l'ordre alphabétique.

Qu'importe alors que BERTRAND Julien Ernest soit tombé le 10 mai 1915 à Loos-en-Gohelle (62), et que des quatorze autres on ne sache rien, ni quand ils sont nés, ni quel jour ils sont morts, à quel endroit, de quelle manière, du moment que leurs noms défilent, tous les 11 novembre, BABIN Alphonse en tête, puis BABIN Augustin, et enfin THIZON Alfred.

THIZON Alfred, c'est encore lui qui ferme la marche quand le village est réuni autour d'un petatou ou pour grignoter des cartelins. Et il n'est pas le dernier à croquer ces gâteaux qui sont de la famille, de la grande famille des échaudés, et de fameux « éperons à boire ».

 

 

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source photo: Gérard LERAY 28-01-2011

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16 mars 2013 6 16 /03 /mars /2013 08:07

 

Il existe une sorte d'esprits faciles à conjurer, sans recourir au Rituel, un vers de Virgile bien choisi, bien placé, vaut tous les exorcismes.

C'est ce que démontra Ignace de Loyola. Pour expulser le Démon du corps d'une femme possédée qui le priait de la secourir, il utilisa celui-ci:

« Speluncam Dido dux et Troianus eandem / deveniunt[…] »

"Didon et le chef troyen se réfugient dans la même grotte" (Énéide, IV, 165)  

À peine l'eut-il prononcé que la femme fut renversée par terre, et que le Diable la quitta.

L'Adversaire vaincu, il reste les mauvaises langues. Ignace de Loyola emploierait, pour chasser le Diable, un vers plutôt fait pour l'attirer:

« La Reine et le Troyen se retrouvent dans la même grotte... »

Oléron, une île pour s'aimer comme Didon et Énée? Le slogan peut faire sourire, les grottes étant, en dehors de quelques vestiges du Mur de l'Atlantique, impossibles à trouver. Les rochers quand il y en a forment des écluses naturelles où étrilles, tourteaux, araignées viennent remotiver le nom de Chaucre, remettre du « crabe » où on ne voyait plus qu'un signe vide. Un signifiant absolu.

S'il y eut bien pour aborder à Oléron un Troyen, un Trojanus devenu Trojan, c'est un évêque de Saintes mort en 532. « Miracles à son tombeau », dit Grégoire de Tours, sans préciser lesquels. Certes, il « s'entretint avec saint Martin », décédé deux siècles plus tôt, mais c'est une merveille et elle ne fut révélée qu'à la mort de Trojan, par le sous-diacre qui l'accompagnait cette nuit-là. Ce dernier raconta tout au clergé assemblé. « La preuve que je dis vrai?... Je meurs », conclut-il. Il ferma les yeux et décéda, à l'admiration de l'assistance.

Il y a d'autres preuves. La preuve par l'étymologie, pour ne citer que celle-là. Elle est moins spectaculaire, mais elle nous transporte autrement. Nous quittons la science pour des rivages où pourrait naître le chant. Un chant de mer comme il n'en fut jamais chanté. Et ce serait la mer en nous qui le chanterait. Dans cette île. Dans elle, comme on dit ici qu'on rêve. Dans elle ou plutôt dans son nom. Dans son nom nous entendions, nous voulions entendre le bruit des vagues. Nous voulions voir notre lumineux exil. Nous en avions le goût, bien avant de l'avoir goûté. Ou longtemps après. Nous savions. Que c'était là. Que les choses prenaient vie et vérité. Que ce serait un nouveau miracle de saint Trojan.

Nous savons. Saint Trojan -Saint Turjan, comme on dit à Oléron- est un saint Urgent. C'est à lui qu'on a recours quand l'homéopathie ne marche pas, ni le Viagra, c'est lui qu'il faut invoquer, remercier et non le nain turgescent au milieu du jardin, dernier avatar, et tellement ridicule, de ce Priape qui, avec son membre en bois de figuier ou de saule, éloignait les oiseaux et chassait les voleurs. Nombreux dans l'île des larrons. Selon le conventionnel Lequinio qui voit des Vendéens partout, vous exterminerait tout ça, de sa propre main s'il fallait, tous ces naufrageurs.

Avant d'être « l'île des voleurs », Oléron était celle des parfums, parce qu'elle abondait en herbes odoriférantes, médicinales et potagères.

Elle le sera aussi après, la paix sinon la prospérité revenue. Elle le sera avec cet oignon doux très en vogue à la Belle Époque et qu'une poignée de producteurs aujourd'hui continuent ou recommencent à cultiver.

Voilà qui remotive le nom d'Oléron. Qui remet de la rondeur où on ne voyait que de l'eau. Du ciel. On fait ce que les enfants font avec les galets qu'ils lancent. Des ronds dans l'eau. Des ricochets. Ce qu'ils font avec les noms. Ils les écoutent. Qu'y a-t-il dans le nom d'Oléron? D'Ol'ron, comme il faut dire. De la rondeur, bien sûr, et c'est ce qu'ils voient d'emblée dans l'O. Et redondante. C'est une rondeur, une douceur à réveiller les morts; du moins une salade de tomates, de carottes, et vos poivrons. À faire pâlir (un peu plus) le rouge de Niort. D'envie. Quand il voit comment ce « rosé des sables » se marie avec les agrumes, avec la betterave et la pomme pour escorter un poisson mariné ou fumé.

Et le dernier miracle, mais ce n'est pas le dernier, de saint Turjan.

 

Photo Marc Deneyer.  Texte et photo à paraître dans L'Actualité n°100.

Photo Marc Deneyer. Texte et photo à paraître dans L'Actualité n°100.

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9 mars 2013 6 09 /03 /mars /2013 14:26

 

 

Si, comme l'écrit Renan dans Qu'est-ce qu'une nation? (et comme le rappelle Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement), aucune montagne ou aucune rivière ne saurait avoir « cette sorte de faculté limitante a priori » que souvent on leur a prêtée, je ne vois pas pourquoi la Charente ferait exception, pourquoi elle serait une frontière naturelle. La Charente « aime » (c'est le thème celtique dont elle dérive) ceux qui boivent son eau, quelle que soit la rive qu'ils occupent, elle les aime comme les parents leurs enfants. Sans différences.

Certes, ce n'est pas la Seille, mais ce n'est pas le Rhin non plus, ni même la Bidassoa, et je ne sache pas qu'elle sépare deux pays, qu'elle borne, avec les arbres qui la bordent, autre chose que la vue. C'est le même escargot qu'on mange, Helix aspersa aspersa alias Petit-gris, et s'il y a bien une ligne de démarcation entre cagouilles et lumas, elle ne passe pas par là. C'est comme la frontière linguistique. Entre oc et oïl. Elle sinue plus bas. Et elle a visiblement reculé. Témoins certains toponymes entre Oléron et Rochefort. Dans le sud de la Vienne ou des Deux-Sèvres. Où l'ève n'a pas complètement remplacé l'aigue. Et où il y a toujours des vallades à côté des vallées. Des mots reliques. On en trouve aussi dans le poitevin-saintongeais ou parlanjhe. Des vestiges de l'occitan qu'on parlait plus haut, que l'on peut sègre (suivre), comme l'escargot sur ses chemins. Voilà qui fait baver l'archéologue. Quand il songe que la frontière entre cagouilles et lumas pourrait bien recouper celle entre Santons et Pictons. Et que ce serait là une survivance. La trace présente d'un très lointain passé. D'une très ancienne rancoeur. Lorsque les Pictons se virent offrir (prix de leur allégeance et gage d'une docilité future) un territoire excédant largement ses frontières initiales, allant en gros de l'île de Ré au pays de Retz, avec un port sur la Loire, Rezé, pour narguer Nantes et surveiller ceux restés sourds aux appels réitérés de la puissance invitante.

Un symptôme, et il n'en arrive pas que dans nos rêves. Il y en a encore dans nos assiettes. Qu'il faut sortir de leur coquille, aspirer bruyamment jusqu'à la dernière goutte de sauce. Ou qu'il suffit d'écouter. Comme la première fois les mots. Ceux des grands. Et on n'y voit que des noms. Le paysage qu'ils écrivent. Qu'ils inventent.

Ce n'est pas ce qu'on produisait autrefois. Au siècle dernier. Des constructions imaginaires ayant pour but de cacher l'entre-deux où on était. Qu'on était. Et qu'un entre-deux réunit autant qu'il sépare. On pouvait bien se réclamer de Goulebenèze et chasser en paroles le Vendéen, la différence n'était pas si grande entre les cagouilles à la bordelaise et la sauce aux lumas. La guerre entre vin rouge et vin blanc n'aurait pas lieu. De raison d'être. C'est le même plat ou presque. La même plaine. Le même vide. On a beau regarder. Il n'y a rien à se mettre sous la dent. Il y a des « vallées », mais il n'y a pas de montagnes. Pourtant, quand on supe les fûts et qu'on luche ses dêts (quand on suce les coquilles en faisant des grands sssup, et qu'on se lèche les doigts), on est bien sur ce que Michèle Aquien appelle « l'autre versant du langage ». Celui du rêve et de la poésie.

On est toujours, même si les arbres ne sont plus ici qu'un souvenir, un nom sur la carte, à Nègressauve, dans une Nigra Silva plus obscure que toutes les Forêts Noires réunies. Et plus claire aussi. Le Luc est à côté, un « bois » à traverser juste avant Saint-Romans et où la lecture redevient, l'espace d'un lieu-dit, ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: une cueillette.

 

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                                                    Alfred Roller. Tag und Nacht. Ver Sacrum, October 1900.
                                                                                                                                                                                                                
 
 
 
 
Texte à paraître dans L'Actualité n°100
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1 mars 2013 5 01 /03 /mars /2013 06:59
Ajouter au panier (avec de la fougère par-dessus)

 

 

Le jauniré est jaune, comme le nom l'indique. Plus jaune que la girolle, comme on devrait l'appeler. Mais il y a peu de chance qu'en l'appelant ainsi elle vienne remplir notre panier.

Je parle d'un temps où les bises vertes sont vertes. Forcément. Même si, ce qui arrive quand on les rencontre où on ne les cherche pas, sur le chemin baigné de soleil et paressant dans l'herbe, elles sont d'un vert trop vert pour être vrai. Même si, le plus souvent, leur couleur est le violet sombre, le marron, le brun-roux, celle des feuilles sous lesquelles elles se cachent, des limaces qui tranquillement les attaquent.

Je parle d'un temps d'avant le temps. Avant qu'il ne nous lance dans la forêt. Dans le vallon de Saint Antoine, à Épinal, puis le bois des Quatre Vents. Où je marche toujours. Bien qu'il n'existe plus que sur la carte. J'y cherche toujours le gros pied (le tonton, le polonais): plus rond, plus amène que le cèpe, fût-il de Bordeaux. J'y ramasse également, quand ça ne veut pas donner, le pied rose. Plus mignon, plus gentil que l'amanite vineuse (son vrai nom), moins timide que la rougissante, et remplaçant utilement ces fougères qui scient les doigts et dissimulent si mal ma défaite.

C'est l'image du paradis. Celui que découvre l'enfant en même temps que le langage. Des noms, et qui sont motivés. Qu'il remotive à sa manière. Tant pis si ses étymologies sont fantaisistes. Il réalisera bien assez tôt que le mot, hormis quelques onomatopées, ne ressemble pas à la chose. Qu'on est chassé du paradis. Ou condamné à le voir comme un jardin interdit. Interdit à celui qui regarde, à cause du nom qu'il porte, qui le porte, vers la forêt; qui est voué à l'errance. Et qui n'en croit pas ses yeux quand il découvre, dans une forêt de Khroumirie, ce petit cyclamen. Quand il le revoit, des années après, dans un jardin des Deux-Sèvres.

 

Tous les deux comme trois frères, Le temps qu'il fait, 2012.

 

 

 

C'est la couleur sous laquelle ils se cachent. Sous laquelle on les trouve. Comme bises vertes sous les feuilles ou gormelles dans la mousse. Comme bises vertes ou pieds roses sous leurs noms.

Sous leur couleur qui varie.

Car la bise verte, scientifiquement appelée russule verdoyante, verdoie le plus souvent jusqu'au violet, en passant par le marron et le bordeaux. Et si elle paraît verte sur les chemins, d'un vert nettement plus pâle que les grandes herbes qu'elle écarte, elle et sa famille, et qui va se craquelant, s'écaillant, cela n'est pas pour vous rassurer. Comme si un champignon ressemblant à son nom n'était plus un champignon. Comme s'il fallait, pour que ce vert vous inspire confiance, qu'il soit du même brun que la feuille sous laquelle il pousse, du roux de la limace qui l'attaque. D'une couleur déroutante. Pour avoir une chance de remplir votre panier, la bise verte devait garder, bien que toujours exacte au rendez-vous, ce caractère imprévisible du champignon. C'était du vert que vous cherchiez, plus exactement du vair.

Vous mettiez quelques branches de fougères par-dessus, et vos doutes. Ils croissaient à mesure que vous progressiez sur vos sentiers, que vous avanciez dans la journée. Quand l'heure arrivait de vider le panier sur la toile cirée, de nettoyer sa cueillette, l'incertitude était à son comble. Le gamin qui se vantait de connaître la forêt comme sa poche, de reconnaître les champignons à un kilomètre, de les ramasser les yeux fermés, celui qui les appelait par leurs noms, qui les faisait magiquement surgir sous ses pas doutait. Et il aimait ce doute.

 

Couteau suisse, Le temps qu'il fait, 2005.

 

 

 

 Cette année, ce sera une Toussaint sans chrysanthèmes. On a oublié l'allée, on répondra, égaré le numéro. On n'avait tout simplement pas envie de demander aux morts son chemin. D'avoir à refuser l'invitation. On préfère les cimetières virtuels où on ne court pas le risque de se perdre, où on trouve toujours, comme autrefois dans le bois, cela qu'on ne cherchait pas. Où personne n'interdit d'aller, où rien n'empêche l'errance. Où on peut feuilleter tranquillement les tombes, glaner des noms sans être dérangé. Jouer les flâneurs.

Ce ne sont pas des fleurs de saison. Ce ne sont pas des fleurs, mais des traces qu'on ira chercher à Chérac, puisque c'est là, dans ce bourg viticole entre Saintes et Cognac, qu'on a décidé d'aller mardi. Voir la Maison de la Gaieté avant qu'elle ne ferme son dernier oeil. On y fera provision de tessons, sinon de gaieté. De cassons de vaisselle. Pour en décorer les murs extérieurs de sa maison. Ce sera une gaieté de façade. Une maison qui ne fera peut-être pas habiter, mais où on aura plaisir à s'arrêter. Ne serait-ce qu'une journée. Où on viendra fêter le 11 novembre. En famille. Avec sa bande de fantômes. Cueillir des vestiges comme d'autres le jour avec ces grappes de raisin décorant encore la façade. Regarder par la fenêtre en trompe-l'oeil, ou bien des palmiers qui auront disparu (le reste devrait suivre, si rien n'est fait pour sauver ce monument de l'art populaire). Se fabriquer un souvenir. Le souvenir de ce qui n'aura pas eu lieu. De ce qui n'a plus lieu d'être. On signera sa mosaïque. Ou bien la pétition. On fera en tout cas oeuvre utile. En dissuadant (rêvons, c'est l'heure) le nouveau Maire. Veut-il ajouter son nom à la liste? Entrer avec ce crime dans l'histoire, laisser une tache indélébile? On ne retiendrait de son passage sur terre que ça? Ce que ni les barbares ni les Barberini n'ont fait, il l'a fait. Il a osé le faire. Il n'y a pas de poète pour montrer ce qu'était Rome avant Rome, ce qu'elle sera après. Il n'y aura pas de touristes pour venir photographier les ruines. Il n'y aura plus rien à voir à Chérac. On circulera librement. 

(...)

C'est là qu'elle se produit. Ou pas. La rencontre avec le passé. Dans un lieu où on la cherche, l'appelle, mais aussi quand on ne s'y attend pas. Quand le temps mystérieusement s'accélère et que vous ne contrôlez plus vos pas. Et que votre esprit trébuche entre quelque architecture lointaine et le moment présent. De sorte que le paysage que vous avez l'habitude de traverser vacille. Vous vous demandez si votre tournée n’est pas une fiction, Tersanne un endroit où vous n'êtes jamais allé que par l’imagination, Ferdinand Cheval un personnage de roman, et le palais, le château ou les grottes la réalité. Celle que vous retrouvez dans Le Magasin pittoresque, vous avez oublié de le distribuer.

On sait comment ça se passe. À quel rendez-vous tacite on se rend. Et qu'on a été attendu. Mais on se demande par qui, et si on est la bonne personne. Celle que la chose qui a eu tant de mal à se hisser jusqu'à vous interpelle. Celle que son silence apostrophe. Celle qui va, si on prend la peine de l'écouter, livrer ses secrets.

 

La maison de la Gaieté, Le temps qu'il fait, à paraître en janvier 2017.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 février 2013 2 19 /02 /février /2013 08:55

 

     Mon maître s'appelle Élien (Claude Élien, en latin Claudius Aelianus, en grec Κλαύδιος Αἰλιανός ). Élien le Sophiste, né vers 170 à Préneste et qui vivait à Rome sous les règnes d’Héliogabale et d’Alexandre Sévère (si c'est bien le même), se révèle, avec son  Histoire variée , un maître ès liens. Cet affranchi se libère aussi de la composition, à quoi visiblement il préfère, c'est ce qu'indique le titre, la variété désordonnée. Dans ce recueil d'anecdotes, d'aphorismes, de nouvelles, de potins, de notices et de faits étonnants, Claude Élien compile des auteurs qu'il oublie de nommer, des oeuvres dont il donne des extraits volontiers altérés. De ses lecteurs (j'en suis, et des plus gourmands), on pourrait écrire ce que lui-même écrit des poulpes au début de son livre: « Les poulpes ont un estomac étonnant et sont imbattables dans leur capacité d’avaler n’importe quoi. » Élien passe (sans transition, bien sûr) à l'art du tissage et à la confection des tissus (ce que je prends pour de l'ironie, ce que je comprends comme une antiphrase, le texte d'Élien étant si peu tissé, les rhapsodes au moins savent quelle pièce y coudre, ils savent coudre ensemble), puis aux grenouilles d’Égypte qui surpassent de loin toutes les autres et l'emportent, par l'ingéniosité, sur les serpents d'eau qui n'ont pour eux que leur force. L'ouvrage ne vaut pas seulement par la conservation d'auteurs disparus, ou d'oeuvres depuis longtemps oubliées, son style morcelé est encore celui du rêve, déjà quand on pense au poète du coq-à-l'âne, à celui qui toute sa vie, toute son oeuvre travaillera à supprimer les liens, à celui qui ne voudra jamais signer: Henri Michaux. Si j'osais, je dirais même, avec Pierre Bayard, qu'on a là un magnifique exemple de plagiat par anticipation.

 

 

Prolongements

 

« Merci pour le lien Élien », me disent les Éditions de l'Attente qui ont publié en mars 2008  Les estomacs des poulpes sont étonnants , de Pierre Alferi.

 

 

Proust parlait de réminiscences anticipées, me fait remarquer Elena, une amie dont j'apprécie toujours les commentaires. « Si ma mémoire est bonne », ajoute-t-elle.

 

Alain, un autre ami qui s'y connaît en Oulipo, m'écrit que le "plagiat par anticipation" n'est pas de Pierre Bayard mais de François Le Lionnais. Pierre Bayard n'en serait donc que l'inventeur, au sens archéologique du terme.

 

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13 février 2013 3 13 /02 /février /2013 16:03

 

Tuer un élan ne tue pas ton élan, au contraire. Regarde Doppler. Pour lui c'est là que tout commence, qu'il décide d'emménager dans la forêt. Mais peut-être que sa décision était prise, que l'élan est arrivé par surcroît. Doppler est tombé sur un os. Un os surnuméraire, il ne serait pas le premier. Elle, car c'était une femelle. Après tout, c'est une rencontre qu'il n'a pas choisie, comme toutes les rencontres, on n'y est pas préparé. Mais Doppler saura, dans sa logique (une logique que certains jugeront loufoque), trouver une explication. Ayant moi-même des difficultés de lecture, ne parvenant pas toujours à réunir en bouquet ce que j'ai cueilli, à lui assigner une place, la sienne, dans ce qu'il est convenu d'appeler la chronologie, je comprends ce chasseur qui s'en va planter sa tente sur une hauteur pour s'adonner à son sport favori, la contemplation. Doppler et moi, nous ne sommes pas des mecs de droite. Les liens, quels qu'ils soient, nous ne les supportons pas.


Tu te demandes peut-être si ce nom de Doppler est l'effet du hasard, ou si l'auteur a entendu parler du paradoxe de Schrödinger. Je te répondrai, pour t'éviter la gêne qu'on éprouve à poser une question que tout le monde se pose mais que personne n'ose poser, surtout en public, tant on craint le regard des autres, et de paraître idiot en posant, d'une voix timide ou l'air important, une question à ce point banale. Oui, te répondrai-je, un type qui vit à l'écart de la société, qui se poste sur une hauteur pour observer la ville, en toute tranquillité, en toute impunité, qui voit les choses d'une manière aussi différente, aussi décalée, un type comme ça ne peut s'appeler que Doppler.


Mais je te parle d'Andreas Doppler comme si tu le connaissais. Comme si tu avais lu le roman de ce Suédois dont j'ai oublié le nom. Il est Norvégien? Tu es sûr? Tu es sûr que Doppler est journaliste? Qu'il revenait d'un reportage avec son collègue photographe quand leur voiture a percuté un lièvre? Tu en es sûr? Et que les deux hommes partent dans la forêt à la poursuite de l'animal blessé? Tu es sûr que tu ne te trompes pas de forêt? De Scandinave? Pour moi, dans le roman que j'ai lu, l'animal rencontré et tué est un élan, un élan femelle, elle ne fait pas d'Andreas un chasseur, Andreas n'aime pas, n'aimera jamais les chasseurs, mais un gars capable de quitter sa femme, son travail, son appartement, bref, un sâpré pêcheur de truites.

 

Erlend-Loe---Doppler.jpg

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