La plupart de nos fruits sont connus des Romains et consommés en Gaule.
On en découvre beaucoup dans les sépultures, les sanctuaires, ou bien les puits. Comme ces puits des Ier et IIe siècles à Grand (Vosges) où on a trouvé des noisettes, cerises, prunes, pêches, noix, raisins, pommes, et même des fraises dans une sorte de pâte qui serait de la confiture le premier vestige (qui nous soit parvenu). De la confiture sèche, et on ne s'attendait pas à tirer ça d'un puits. Cette pâte de fruit.
On trouve des fruits en grand nombre dans les puits cultuels. Dans les sanctuaires des eaux ou les dépôts funéraires. La source et la tombe sont des lieux de communication avec l'Autre-Monde.
Offrir des fruits, c'est aussi rendre à la terre -aux Mères qu'on représente portant des fruits-, ce qu'elle nous donne en abondance; et pour qu'elle n'oublie pas de le prodiguer quand viendra la saison. Pour les morts comme pour les vivants. Pour les vivants, pour qu'ils partagent, l'espace d'un banquet, l'existence des âmes dans le monde d'en-bas. Pour les morts, pour les préparer à cette nouvelle naissance qu'on situe après le passage aux Enfers.
Les fraises dont on faisait cette pâte sont des fraises des bois (le fraisier cultivé n'est pas attesté), et on appréciait d'autres fruits sauvages comme la myrtille ou la mûre. Comme la framboise, la fraise a longtemps été négligée des jardiniers qui n’y voyaient qu’un fruit bon à occuper les femmes et les enfants. Sa culture ne commencera vraiment qu'à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.
C'est sans doute parce que la fraise est l'affaire des femmes (et des enfants, mais ceux-là suivent leur mère dans les bois, les fillettes quand elles ne gardent pas les chèvres), que l'on trouve pour décrire ces petits fruits rouges des ressemblances avec le « bout des mamelles des nourrices ». C'est ce que j'ai trouvé en furetant dans le Furetière. Ce que j'ai cueilli et rapporté dans mon petit panier d'osier. Du plaisir avec ces fraises qui sont les premiers fruits qu'à Paris on voyait mûrs (meurs, comme on écrivait encore). « Le plus hâtif et le plus délicieux fruit du printemps ». Surtout quand il croît comme ici dans les bois, c'est-à-dire en lisière de marais. Où elles sont cueillies très tôt. Et mûres.
On connaît que les fraises sont meures et bonnes à manger quand elles quittent la queue sans peine. Voilà ce que racontent les dictionnaires, mais ils ne leur apprendraient rien, aux drôlesses qui les cueillent. Si elles s'aventuraient à les lire. Si elles savaient lire. Ils ne leur diraient pas ce qui leur a valu ce nom, si c'est parce qu'elles poussent à l'écart du village. Aux Fontaines et au Marichet. Si c'est à leur isolement qu'elles doivent cet aspect délicat, ce parfum et ce goût subtils. Si elles ont fait de leur disgrâce un atout. Si cela vaut pour celles qui les cueillent. Qui se lèvent bien avant le jour pour qu'elles arrivent à l'heure à la gare, aux Halles et fraîches comme la rosée. Pour que le bourgeois goûte, tout en restant chez lui et avec sa femme, Une partie de campagne. Pour qu'il s'encanaille honnêtement. Ou carrément, s'il a les moyens, s'il sort le grand jeu, dans un salon, un restaurant chic. Avec une lorette: une « biche de haute volée ». Et avec du champagne. Ils ne leur diraient pas, les dictionnaires, si la pauvreté est une maladie, une maladie contagieuse. Si c'est pour éviter la contagion qu'on les éloigne. Si être femme ajoute à la misère, fait de vous une pestiférée.
Si elles ne pensent pas aussi loin, elles songent quand même que c'est une jolie revanche pour une fille de Prin: une fille de rin. La revanche du marais que longtemps on a regardé de haut, de l'autre côté de la route et dans la plaine viticole. Mais le phylloxéra est passé par là, et ceux de Deyrançon, qui habitent le Petit-Breuil, envoient maintenant leurs femmes et leurs drôles -les drôlesses surtout- travailler dans les bois. En bas. Car il faut bien en rabattre. Il faut aussi se baisser pour cueillir la quarantaine. Et même se casser le dos.
Et se lever à 4h. Car un petit panier d'osier, cela ne se remplit pas tout seul. Cela ne se remplit pas vite. Il faut du temps pour arriver à la livre. De la patience. Des petites mains et des petits doigts pour cueillir ces petites fraises, pour les cueillir vite et sans les écraser. Pour qu'elles soient au rendez-vous, à ce rendez-vous galant où une autre sera conviée, qui ressemblera à Julia Roberts dans Pretty Woman.
Les fraises des bois voyagent mal. Je me rappelle celles que je cueillais, à défaut de champignons, à Bois l'Abbé, près d'Épinal. Dans quel état elles arrivaient le soir, dans mon pot de camp. Celui que j'utilisais pour les brimbelles. Quelques kilomètres en vélo, et c'était du sirop. Chaud, et bon à jeter.
En train, à l'époque, elles sont à peine moins secouées. Même installées dans leur petit panier d'osier. Même si ces paniers d'une livre sont bien calés. Il faut qu'elles quittent le matin la queue, la gare -la petite gare qui a été construite pour ça: pour que les quarantaines de Prin arrivent dans la journée à Paris. Et régalent le soir les palais éduqués. Leur réapprennent un peu de cette vie dont ils se sont éloignés. Le plaisir dont ils ont perdu le goût.
Oui, ces faux-fruits sont un vrai plaisir. Des fraises des rois. Rien que d'en parler, j'ai l'oeil qui pétille. Et je dis, comme Richard Gere, que « les fraises font ressortir le goût du Champagne. » Ou l'inverse.
Je dis, mais ce n'est pas dans le film, que la quarantaine n'a besoin de rien ni de personne pour exhaler son parfum. Ce parfum qu'elle tire du pourtour des tourbières alcalines de Prin. Ce parfum qui éveille ou réveille le désir. Qui rappelle que fraise et fragrance ont même origine. Si l'on en croit certaines étymologies. Qui font venir notre fraga, notre « fraise » d'un verbe latin, fragrare, signifiant « sentir bon ».
Et c'est vrai qu'elle sent bon, cette petite fraise. Qu'on cultive sauvage, et pour qu'elle le reste. Pour qu'elle donne au bourgeois qui n'a jamais lu Ovide, Virgile, une idée de l'âge d'or. Pour l'inviter à cueillir. Sans craindre la serpent. La quarantaine de Prin l'émoustille comme il faut, et peu importe qu'il fasse ça avec sa bourgeoise, en plein air et à la vue de tous, du moment qu'il renoue avec le désir. Peu importe qu'il le retrouve sur l'herbe, au bord de l'eau, ou qu'il le découvre dans l'express de 8h40 du soir, comme ce cochon de Morin. Ce commerçant de province (on connaît son grand magasin de mercerie sur le quai de La Rochelle) à qui Paris a tourné la tête, et que le gendarme attend à la gare de Mauzé. Il y a mille façons de raviver des expressions passées de mode comme « aller cueillir des fraises des bois » (qui s'employait par plaisanterie pour « aller dans les bois en galante compagnie »). Mille façons, pour le bourgeois, de « cueillir la fraise ».
Il la dégustera de préférence, s'il est riche, ou un aristocrate, dans un salon ou un grand restaurant. Avec une cocotte et du champagne. La quarantaine de Prin ne réconcilie pas l'épouse et la cocotte. La prude et la libertine. Ou, si elle le fait, c'est comme chez Maupassant ou Zola quand il montre que la Comtesse Muffat et Nana, finalement, c'est pareil. Que dans chaque Marie il y a une Ève qui sommeille. Une femme fatale. Que ces petites fraises ne demandent qu'à réveiller. Qu'à exciter. La quarantaine de Prin n'a pas attendu l'huile de massage chauffante, le gel stimulant tétons ou clitoris, le lubrifiant intime parfumé à la fraise des bois pour inviter au plaisir.
Moi, la fraise que je préfère, c'est la fragola, la fravola que des dictionnaires italiens font aussi venir de fragrare.
Je ne sais pas si cette étymologie est fiable, ou une fable, s'il faut croire ou non que la fraise s'appelle ainsi parce qu'elle « sent bon ».
À ceux qui flairent la légende, je dirai que cette quarantaine dit vrai. Comme elle respire. Comme on la respire. Et je ne l'ai pas seulement respirée. En tout cas elle donne envie d'y croire. De persévérer dans l'erreur.
À ceux qui connaissent l'erreur quand elle se propage, je dirai qu'elle est comme les stolons: si on ne les coupe pas, cela épuise les plants. Et si on les coupe trop, cela les fatigue autant.
J'ai du mal à voir, comme certains esprits forts, une parenté entre les différents types de fraises. Entre la fraise des bois et la fraise d'agneau, de veau, la « collerette tuyautée et plissée », et l'instrument pour fraiser: celui qu'on entend dès qu'on dit dentiste.
J'ai également du mal à admettre la parenté entre la quarantaine de Prin, dont la production remonte au phylloxéra et s'arrête un peu avant la première Guerre Mondiale (elle serait maintenant perdue, remplacée depuis les années 1960 par une érigée du Poitou que je n'ai trouvée nulle part, qu'on me vend comme une variété équivalente, rampante, certes, mais dressée, j'imagine comment, et que c'est pour faire la belle dans les jardineries, elle serait perdue si Michel Gourmaud (1) n'en avait gardé quelques plants, et c'est chez lui que je l'ai goûtée, et pourquoi je la dis exquise), entre cette minuscule fraise des rois et la fraise tout court, terme désignant le plus souvent les gros fruits forcés. La fraise de Huelva, par exemple. Huelva la fraise, comme on crie au marché. Au sortir de l'hiver. Et pour hâter le printemps. « Où elle va la fraise », j'entends. Je ne sais pas où elle va, la fraise, mais je sais d'où elle vient. De quels bois. D'où elle tire ce parfum inimitable. De quel pourtour de quelles tourbières alcalines. À Prin-Deyrançon où l'histoire ne s'arrête plus ou presque. Où la petite gare a été rasée, mais les autres ne perdent rien pour attendre, qui sont pour la plupart murées.
(1)Michel Gourmaud est à Prin-Deyrançon. Selon lui, la quarantaine est appelée ainsi parce qu'on la récoltait pendant une quarantaine de jours, du 15 mai à fin juin ou début juillet. La première année, les fraises sont plus grosses et plus tardives (juillet- août). Cette année, les fraises de sa tourbière ont été noyées, mais celles qu'il avait plantées l'an dernier dans un petit parterre de la commune, sur les hauts, à l'angle de deux chemins, donnent bien. Pour l'INRA de Sarlat, la quarantaine de Prin est une variété particulière de fraise des bois.
Texte à paraître dans L'Actualité n° 101.