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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 06:08

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Passants nous le sommes tous, mais celui à qui elles s'adressent, l'hôte comme elles l'appellent, l'est un peu plus que nous, un peu plus chaque fois, chaque fois qu'il rencontre une tombe, et il en rencontre beaucoup, de part et d'autre de la voie et au moment de s'engager dans les faubourgs, où elles constituent non seulement une ville, une ville avant la ville, une nécropole qui soit de la cité dans laquelle il entre la parfaite réplique, mais aussi une invitation. Avec ces riches mausolées qui crient plus fort que toutes nos publicités réunies. Ou bien, à l'intention de l'étranger s'il n'est point trop las, un poème qui soit du défunt « toute l'âme résumée ». Il arrive qu'elle tienne dans une phrase.  

Si d'aventure il laisse errer ses regards, tu aperçois, lui lancent-elles, car elles ne sont pas muettes comme on le dit, comme sont les nôtres, les demeures de la mort, arrête-toi, et jette un peu plus qu'un oeil. Lis cette épitaphe, cadeau d'un père à sa fille, de son amour, à ses restes pour qu'ils s'y installent. Lis-la jusqu'au bout. Et quand tu l'auras bien lue, je t'en supplie, dis la formule consacrée: « Que la terre te soit légère ». Elle le sera. Et la route pour le voyageur.

S'il n'est pas trop pressé, ce voyageur, elles l'invitent à prendre un peu de repos dans cette herbe bien fraîche. S'il ne craint pas l'ombre. Une ombre qui parle. S'il ne craint pas de faire avec elle un brin de causette.

S'il supporte d'être en retard.
S'il ne le supporte pas, elles se contentent d'un bonjour. Le visiteur dit « Bonjour, Amandus! », c'est aussi simple que cela, aussi bref, et sa vie sera longue.

 

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14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 15:07

 

C'est ainsi qu'il commence. La carte qu'il écrit de France. Non pour avoir des nouvelles, des nouvelles ëd soa mare, ni pour en donner. Qu'est-ce qu'il pourrait bien lui raconter, et dans quelle langue? En italien? Dans cet italien qu'il ne parle plus, qu'il n'a jamais parlé. Qu'on ne parle qu'à l'école. Ou quand on écrit à sa mère.

Quand il lui écrit, il lui dit vous. Comme tous les enfants à l'époque. Comme il disait petit à celle qui s'en allait travajé. Je ne vais pas vous laisser toute seule, il lui disait. Ou il ne lui disait pas. Il la suivait. Il allait avec elle au lavoir. Maintenant il lui écrit. De sa plus belle plume. Sur cette carte qu'il lui envoie d' Épinal le 11.3.29.  

A voi cara madre mio riccordo (sic) accompagnato con mille baci vostro aff.so fi(?)o Giulio

Une seule phrase. Sans virgule ni point. Vitman, pour parler comme là-bas. Mais il ne parle pas comme ça. Au dos de la photo.

Car c'est lui en photo sur la carte postale. En costume. Une veste sombre qui eut (on les devine à la loupe) des rayures. Comme celles qu'on retrouve, plus franches, plus blanches, sur le pantalon. Ou noires sur la chemise blanche, horizontales sur le col, verticales pour le reste. Le col est boutonné, mais je ne saurais dire si ce sont de vrais boutons ou des faux. Ou une épingle, une pince à cravate.

Le fils a mis une cravate. Unie. Pour écrire à sa mère. Pour lui dire qu'il est son « fils affectueux ». Et l'on sent bien qu'il a du mal à l'écrire, ce mot. Qu'il écrit fijo ou fizo, pour qu'on n'arrive pas à le lire. Un mot qu'il ne dit plus, depuis qu'il est en France. Qu'il n'a jamais dit quand il vivait à Ameno. Où on est un fieuj, et on n'a pas besoin de l'écrire. Ni envie de le dire. On respecte sa mère, même quand on se réfugie dans ses jupes. On l'aime de loin, même quand on est tout près. Et tout petit. C'est une distance qu'aucune carte postale, jamais, n'abolira. 

C'est lui sur la photo. Lui qui s'est déguisé en Monsù pour rassurer sa mère. Pour lui montrer combien il est heureux en France. Combien le bonheur rend beau. Et c'est vrai qu'il est beau avec ses cheveux frisés, sa fine moustache. Que sa cara madre a de quoi être fière de lui. Comme elle pouvait l'être quand il rapportait à soa mare la sardine qu'il avait piquée au père Meuchmeuch. Un marchand ambulant qui promenait dans le village sa charrette à bras, son tonneau: ses anchois dans le sel.

Mais il n'est plus le Giüli qui l'accompagnait. Au grand lavoir du village. Où elle allait laver le linge pour les riches. Pour un peu d'argent que son mari lui prendrait quand il reviendrait. S'il revenait. C'est pour cela que le gamin se cachait dans ses jupes. Pour ne pas entendre la mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle qu'il redoutait.

Aujourd'hui il s'est fait beau. Le Jules. Puisque c'est ainsi qu'il se fait appeler. Giulio, c'est pour sa mère. Pour lui donner des gages. Pour lui annoncer un jour, s'il ose, qu'il s'est fait naturaliser. En attendant, il s'est habillé en bourgeois. En Charlot, je dirais. Moins le melon et la canne. Je ne parle pas de son frél, de ce Giuseppe devenu Charles. Et qui écrit notre nom avec un accent aigu. Celui-là joue les propriétaires, bientôt il nous invitera dans son wagon et sur sa barque. Pour un pique-nique au bord de l'étang et pour le regarder pêcher. Celui-là, il faut voir comme il parle français. L'écouter. C'est à peu près ce que l'autre Charlot, le grand, nous chante. Dans Les Temps Modernes. La spinash en la boucho. Cigaretto toto bello. Un raquich spagoletto.

Celui-là, c'est évident, il ne veut pas lui ressembler. Ni sur la photo, ni quand il parle. D'ailleurs, pour éviter ce charabia, il a choisi de se taire. Comme Charlie Chaplin en 1929. Comme lui, il préfère s'en tenir au muet. Non par goût de la pantomime, il n'a rien d'un clown, mais parce que les mots, surtout quand ils viennent de son frère, anéantissent « la grande beauté du silence ».

En ce temps-là, tous les émigrants ressemblent à Charlot. Les Vosges ne sont pas le Klondike, mais les Italiens s'y ruent. Et ils se voient tous milliardaires.

Ils veulent qu'on les voie ainsi. Leur mère quand ils lui écrivent. Ils veulent qu'elles ne retiennent que cela. Celui qui plastronne avec sa chemise à rayures. Ce regard gentiment conquérant. Qu'elles ne cherchent pas derrière. Ce qui se cache. Celui qui se cache. Le petit qui guette son père et qui craint son retour. Qui craint la catastrophe.

Je ne dis pas cela parce que nous sommes en 1929. Nous sommes en mars 1929, non en octobre. Les spéculateurs ne se jettent pas encore par les fenêtres. Un type qui tombe de son balcon, cela ne fait pas une rumeur. Ni même un fait divers. Des accidents, il s'en produit tous les jours. On parlera de chute idiote, si on en parle. Du trovatello, de l'enfant trouvé. Qui ne trouvait pas sa place dans la vie. De cet Ambrogio qui était son pare: son père. Même s'il oubliait trop souvent son rôle. Même s'il jouait mal. C'est lui qu'on aperçoit derrière l'acteur. Derrière ce fils. Qui rejoue La ruée vers l'or, ce film qu'il n'a pas vu mais que tout le monde rejoue à l'époque, tous les émigrants. Pour rassurer leur mère restée au pays. Vedoa. Veuve et depuis si longtemps. Et craignant à son tour qu'il n'arrive malheur à ce fieuj parti gagner sa vie en France. Et que ça le fasse vnì ancor pì ombros. Encore plus méchant que son père. Che già a l'avìa un brut caràter e a l'era pòch ëd compagnìa. Qui avait déjà un sale caractère et qui n'aimait pas tellement la compagnie.

 

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10 septembre 2011 6 10 /09 /septembre /2011 06:34

 

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Comment ça va?

Comment ça peut aller? Quand ça ne veut plus. Quand ça ne répond plus. Ou bien en piemontèis, si l'autre réitère sa question. Comme si de rien n'était. Comme si on ne l'avait pas entendue. Sans égard pour celui qu'il interroge. Sans penser que s'il reste des heures sur sa cadrega, sur sa chaise, ce n'est certainement pas pour regarder pousser son jardin. On est en hiver. Dans le jardin tout est mort. Et pour longtemps. Alors comment ça pourrait aller? Et où?

Io camminerò. On a bien envie de lui chanter ça. Pour voir sa tête. Pour lui clouer le bec. Les fous font peur et ça l'éloignera. Définitivement. Surtout si c'est un Italien. Il ne comprendra rien à ce patois. Alors que si on lui dit I marcc-rai, dans ce bel parlé que Dante excluait justement de la famille, il entendra tout de suite. Même s'il n'est pas tout à fait d'Ameno. Il entendra « je marcherai », et il entendra bien.Ce langage qui ressemble tellement à ceux d'oltralpe. Il entendra la plaisanterie. L'ironie. Il entendra parfaitement que vous ne marchez pas, que vous ne marcherez plus.

Voilà comment ça va. Comme un  barcaröl, comme à Orta quand il y avait des touristes autour du lac et pour visiter l'île. Ou, comme tu vois, toi qui parles l'italien presque aussi bien que moi, coma na barca ant un bòsch: « comme une barque dans un bois ». Autrement dit pas très fort.

Et l'autre comprend. Qu'il est ennuyeux avec ses questions. Noios coma na pieuva: « ennuyeux comme une pluie ». Et il s'en va.

 

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                                                                         Photos Josiane et Bernard Ruhaud

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31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 20:14

 

100_1546-copie-1.JPGHésitant entre le rose et le mauve, le rose pâle et le lilas tendre quand il est depuis longtemps rouillé dans le jardin où ils apparaissent, poussant leurs premières fleurs, sous le lilas justement, puis de chaque côté de l'allée, ne quittant l'ombre que pour la retrouver plus loin, au pied du mûrier, procédant par petites touches, en violette timide, en violette multicolore, puisque si le rose et le mauve dominent dans le tableau, il y a aussi çà et là quelques taches de blanc.

 

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C'est la violette de l'automne, d'un automne dont ces cyclamens sont le premier signe, avec leurs petites fleurs, les feuilles n'arrivant que bien après, quand la saison est installée. On a beau se dire que l'été n'est pas fini, qu'on aura encore de chaudes journées (on n'est jamais qu'en août), on sait, quand on aperçoit les premières fleurs sous le lilas, que les vacances ne dureront pas toujours. Ces cyclamens, que les premières fleurs apparaissent début août, comme cette année où on aura eu l'été au printemps, des récoltes et des vendanges précoces, ou au mitan du mois, comme c'est ordinairement le cas, ne sortent que pour nous rappeler qu'un jour ou l'autre il faut rentrer. D'ailleurs les cartables nouveaux garnissent déjà les rayons des hypermarchés, les soldes fleurissent un peu partout, les braderies envahissent les rues, ce sont d'autres signes et qui ne trompent pas.

Moi, parce que j'habite ici, et qu'ici juillet fut un peu moins pluvieux qu'ailleurs, et que la pluie était attendue, et pas seulement par les agriculteurs, j'ai accueilli ces petits cyclamens avec la même joie, bien qu'ils eussent deux semaines d'avance. La même que les autres années. La même que d'autres aux premiers signes du printemps. Aux premiers perce-neige. Quand ils découvrent dans les bois l'anémone sylvie ou la violette. Une violette sans parfum, comme ces cyclamens de Naples qui tapissent mon pré, à Saint-Romans, et enchantent ma clairière. Tandis que leurs cousins d'Afrique sentent si bon. D'après ce que j'ai pu lire. Mais je ne l'ai pas vérifié, ni quand je les ai rencontrés pour la première fois dans un virage, sur la route qui descendait d'Ain Draham et tournait à Babouch vers l'Algérie, ni après, dans mon jardin de La Rochelle où vers le 15 août environ ils sortent leurs fleurs.

Pour moi la route de l'Algérie s'arrêtait à Hammam Bourguiba, où j'allais avec Sylvie photographier les vestiges d'une huilerie romaine perdue -retrouvée- sous un olivier, et je ne sais toujours pas s'il s'agissait de son ancêtre sauvage, l'oléastre, dont l'olivier dérive, ou d'une forme d'olivier sauvage, très proche en apparence de l'oléastre, qui serait une forme cultivée retournée à l'état sauvage. L'olivier brouille les pistes, ou c'est moi qui me laisse distraire. Par une cascade que ne signale aucun panneau et qui est un ruisseau dégringolant gentiment sous les chênes, à l'ombre desquels poussent comme partout au mois d'août ces petits cyclamens dont je rapporterai quelques bulbes. Des bulbes liégeux dans des pots en liège. Je les planterai dans mon jardin à La Rochelle. Et chaque année, au tournant du mois, ils me diront que l'automne est là, qui m'attend. Ce qu'ils ne manquent pas de faire depuis plus de trente ans. Sous le lilas puis à l'ombre du mûrier, de chaque côté de l'allée. Fidèles au rendez-vous, exacts. Parfois, comme cette année, avec deux semaines d'avance.


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Je n'aime pas vraiment l'automne, l'automne n'est pas ma saison, même si c'est celle des champignons (dans ma région d'origine, les Vosges, et dans mon souvenir, les gros pieds, les pieds roses, les jaunirés et les bises vertes sont plutôt associés à l'été, ils donnent ses couleurs à l'été).

Je ne trouve pas non plus le temps long, les vacances interminables, je ne suis pas impatient de lire le numéro spécial rentrée littéraire où, si Houellebecq et Angot ne sortent rien en septembre, il y aura nécessairement un Rolin, Darrieussecq ou Nobécourt car elle écrit encore. Je ne parle pas des auteurs dont on parle, dont il faut parler, je ne veux pas faire injure aux cyclamens de Naples en évoquant ceux dont on a les feuilles avant les fleurs, les bonnes feuilles et rarement les fleurs.

Non, si j'accueille cette humble floraison avec toujours la même joie, une joie toujours nouvelle, c'est parce que je revis, chaque fois que je découvre la première fleur, l'émotion de la première fois. Quand je vois pour la première fois cet enchantement sous les chênes et près de la cascade. Cette image. D'un sud qui ressemble, pour ceux qui comme moi viennent du nord, au paradis. Le paradis revient chaque mois d'août, au même endroit et pratiquement aux mêmes dates. Un paradis que les scientifiques situent quelque part en Grèce, en Asie Mineure, ce qui montre bien que le rêve dit la vérité.

Le paradis m'est apparu, ou plutôt il est revenu, il m'est revenu quand j'ai découvert, un dimanche de septembre, la maison avec ses cyclamens. C'était une magnifique journée, une de ces journées du patrimoine où nous étions allés avec Martine voir -revoir- les tumulus de Bougon, acheter des fouaces à La Mothe-Saint-Héray et où, faisant découvrir à des amis le village de Saint-Romans-lès-Melle, l'église romane et ce curieux cimetière où la pierre elle-même retourne à la poussière, nous sommes tombés sur la maison (passé le charme de la découverte, et bien que la magie, contrairement à la pierre, reste intacte, j'aurais tendance à y voir aujourd'hui, depuis bientôt huit ans que je le fréquente et y promène mes amis, l'action funeste du roundup dont le cantonnier du village fait un usage immodéré). Avec, comme une dernière touche au tableau, comme une merveille familière, le pré tapissé de ces cyclamens que je ne croyais trouver qu'en Tunisie, et qui faisaient le paradis soudain à portée de main. Un rêve à cueillir et à manger des yeux. Et de moi un vrai pourceau. Heureux d'avoir trouvé son pain.


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Le cyclamen de Naples est appelé pain de pourceau. Parce que les porcs en sont friands, qu'on envoie paître dans les forêts. Comme la glandée se pratique en automne, ils consomment, outre les glands et les faînes, ce gros tubercule arrondi, aplati, qui a la forme d'un pain.

Il est appelé encore cyclamen hederifolium, car ses feuilles ressemblent à celles du lierre, et il rampe, ce qui en fait avec la vigne une plante dionysiaque. La source de toutes les ivresses. Quand je vois ce cyclamen hederifolium  tapisser mon pré à Saint-Romans, parsemer ma clairière, je voyage en extase et en Tunisie où fleurit en même temps, avec la même ponctualité, le cyclamen africanum qui lui ressemble. Qui fait les deux rives si proches.

Ces petits cyclamens sont pour moi une image du paradis. Une idylle en pleine forêt. Dans la vaste et belle forêt de khroumirie. Ils font d'elle mon petit bois. Comme les bises vertes ou les jaunirés.

Le jauniré est jaune, comme le nom l'indique. Plus jaune que la girolle, comme on devrait l'appeler. Mais il y a peu de chance qu'en l'appelant ainsi elle vienne remplir notre panier.

Je parle d'un temps où les bises vertes sont vertes. Forcément. Même si, ce qui arrive quand on les rencontre où on ne les cherche pas, sur le chemin baigné de soleil et paressant dans l'herbe, elles sont d'un vert trop vert pour être vrai. Même si, le plus souvent, leur couleur est le violet sombre, le marron, le brun-roux, celle des feuilles sous lesquelles elles se cachent, des limaces qui tranquillement les attaquent.

Je parle d'un temps d'avant le temps. Avant qu'il ne nous lance dans la forêt. Dans le Vallon de Saint Antoine, à Epinal, puis le Bois des Quatre Vents. Où je marche toujours. Bien qu'il n'existe plus que sur la carte. J'y cherche toujours le gros pied (le tonton, le polonais): plus rond, plus amène que le cèpe, fût-il de Bordeaux. J'y ramasse également, quand ça ne veut pas donner, le pied rose. Plus mignon que l'amanite vineuse (son vrai nom), moins timide que la rougissante, et remplaçant utilement ces fougères qui scient les doigts et dissimulent si mal ma défaite.

C'est l'image du paradis. Celui que découvre l'enfant en même temps que le langage. Des noms, et qui sont motivés. Qu'il remotive à sa manière. Tant pis si ses étymologies sont fantaisistes. Il réalisera bien assez tôt que le mot, hormis quelques onomatopées, ne ressemble pas à la chose. Qu'on est forcément chassé du paradis. Ou condamné à le voir comme un jardin interdit. Interdit à celui qui regarde, à cause du nom qu'il porte, qui le porte, vers la forêt; qui est condamné à errer. Et qui n'en croit pas ses yeux quand il découvre, dans une forêt de Khroumirie, ce petit cyclamen. Quand il le revoit, des années après, dans un jardin des Deux-Sèvres.

S'il ressemble beaucoup à son cousin africain, au cyclamen africanum que j'ai rapporté il y a plus de trente ans de Tunisie et qui fleurit avec une belle régularité dans mon jardin à La Rochelle, ce n'est pas exactement le même. Mais la différence est infime. Il faut avoir l'oeil du connaisseur, et un nez que je n'ai pas. Car ni l'un ni l'autre n'embaument. Comme ces violettes des bois dont je cherchais en vain le parfum, ce qui n'enlevait rien à leur magie.

Ce cyclamen est la fleur de l'automne. Le premier signe de l'automne. C'est aussi la preuve qu'on est au sud, quoi qu'en dise ma mère qui veut absolument y voir un colchique. Le colchique est dans les Vosges, dans les prés et sur toutes les lèvres, celui qui en fleurissant annonce la fin de l'été.

Ici c'est le cyclamen de Naples. Ou le clathre rouge avec qui il cohabite volontiers. Mais il fait aussi bien le printemps. Et tout les oppose. On ne saurait en effet prendre de si jolies fleurs, qu'on croirait sorties d'un tableau impressionniste, pour des lanternes. Même artistement grillagées. Confondre ces touches de rose, de mauve ou de blanc avec un rouge corail qui devient vite orangé. Leur parfum si discret (tellement que j'ai renoncé à le chercher) et cette épouvantable odeur de charogne qui viendrait rappeler, si d'aventure on l'avait oublié, qu'avant d'être la fête des enfants, Halloween était celle des morts. Des esprits des morts et des êtres surnaturels qui pendant trois jours et trois nuits entraient en communication avec les vivants. Pourtant le clathre rouge est, tout comme le cyclamen de Naples, une espèce indigène. Il est dans mon jardin chez lui. Chez li, comme on dit dans le Poitou. En tout cas il était là bien avant moi. Qui suis le seul intrus. La forêt venant, une fois de plus, pointer son museau. Le clathre rouge était là bien avant qu'on ne parle de réchauffement climatique. Il faudra donc chercher ailleurs des preuves. Que le sud remonte. Il faudra aller à Strasbourg par exemple, au Jardin des Plantes. Une sorcière passablement éméchée y a paraît-il oublié son coeur.


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Cela remonte, mais d'une autre manière et de plus loin que la Tunisie, la Grèce ou l'Asie Mineure.

Cela remonte de plus haut. D'un passé dont je cueille avec ces petites fleurs que je ne cueille pas, que je me garderais bien de cueillir, les traces présentes. Des traces que je me contente de lire, ce qui est une autre façon, plus pacifique, de cueillir. Que j'accueille, comme d'autres les symptômes. Aux alentours de l'Assomption. Vers la Ferragosto, comme on dit à Naples.

Où ne les trouvent que ceux qui viennent là chercher des nèfles.

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15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 06:17

J'avais retrouvé à Romorantin, au Grand Hôtel du Lion d'Or et grâce à Didier Clément, le goût de l'huître dans une simple feuille; dans une de ces Oyster Leaves qu'on récolte en Ecosse et qui me fit immédiatement penser à Glenelg, un palindrome que nous avions élu sur les conseils de Della et avec elle, en face de l'île de Skye, un paradis malgré les midges, des moucherons dont les attaques massives et répétées nous rappelaient, au cas où nous l'aurions oublié, qu'il y a, comme elle dit, always a Snake in Paradise: des nuages même quand le ciel est bleu.

Je découvre aujourd'hui celui que Tom Volk a élu champignon du mois en novembre 1998, Pleurotus ostreatus, the Oyster mushroom, une "huître" qui pousse sur les arbres morts (qui se dressent ou que la tempête a abattus) de mars à novembre dans le Wisconsin, toute l'année dans les régions plus méridionales, et qui est one of his favorite edible mushrooms, "un de ses champignons comestibles préférés".

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De l'huître, ce champignon n'a que l'apparence. Son goût va du très doux au très fort en passant par celui, anisé, de la réglisse. Certains l'aiment tendre sous la dent, d'autres le préfèrent plus long à mâcher, le jugeant plus intéressant. Ce qui est le cas quand on le ramasse dans les mois les plus froids. On en fait même, selon Tom Volk, un délicieux Oyster Mushrooms Rockefeller que je ne demande qu'à goûter.

En attendant -en attendant aussi d'habiter l'Amanita muscaria que l'on nous promet, à quoi déjà l'on travaille, en attendant d'habiter-, la révolution est en marche. Je veux dire la néolithique. Je peux, avec ce champignon qui ressemble à une huître, entendre la mer en traversant la forêt; je peux cueillir des palourdes en songeant aux chanterelles qui venaient miraculeusement garnir mon panier en osier; ou écouter, d'une oreille distraite, volontairement distraite, celui qui joue les camelots au marché, qui ramène sa fraise, sa véritable mara des bois de  pays, celle qui nourrit ce matin ma rêverie, encourage mon errance, fait de moi ce que je ne devrais jamais cesser d'être: un "véritable marin des bois".

 

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                                                           http://techcrunch.com/2011/05/14/shroom-houses/

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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 09:59

 

On sait sous quelle couleur il se cache, sous quel nom il se montre, on n'a pas besoin de le faire claquer sous son talon ou entre ses doigts pour reconnaître le fucus. Il suffit de dire, de penser fucus pour que la Bretagne vienne à vous avec ses rochers, pour qu'une demoiselle belle, distinguée et bien habillée entre avec les valets et vous apporte votre plateau de fruits de mer.

Avec cela qui apparaît après la pluie, hésitant entre l'algue et le champignon, entre le fucus justement et la bise verte comme on appelait pour l'appeler, pour en garnir le panier en osier, la russule verdoyante, c'est autre chose.

Une chose sans nom, qu'on croirait tombée du ciel quand elle remonte des enfers, des débuts de la terre et c'est pourquoi on la dit bleue, mais c'est sous le vert qu'elle se cache, qu'elle se montre, olive, brun olive si cela existait, si ce n'était pas comme bleu cerise la couleur de ce qui n'existe pas.

Et la chose n'existe pas tant qu'elle n'a pas reçu de nom.

Ou, si elle existe, c'est si peu malgré les masses gélatineuses qu'elle forme, qui la font ressembler à un  crachat de lune ou  du diable . Si on a le temps de l'apercevoir avant qu'elle ne devienne, et cela arrive vite, un lichen brunâtre et ne disparaisse. Sans laisser de trace.

Il peut bien parsemer le jardin, l'herbe, l'allée et même les escaliers, ouvrir le jardin à la forêt, à la forêt et à la mer, transformer un lieu en espace et vous offrir sur un plateau l'errance dont vous rêviez, le nostoc, tant que vous ne l'avez pas rencontré au détour d'une page, cueilli dans quelque  dictionnaire des mots rares et précieux, n'existe pas.

Le fucus a un nom. Et la bise verte. Elle en a même plusieurs. Elle a le choix. L'embarras du choix. Elle peut verdoyer jusqu'au brun, au mauve ou se laisser ramasser verte sur les chemins, aussi verte que l'herbe entre laquelle elle pousse, trop verte pour être vraie, trop pâle à cause du soleil, et on accepte ce cadeau que la sorcière vous tend déguisée en bonne fée ou en marchande des quatre-saisons, mais on n'en mangera pas.

Cela ne risque pas d'arriver avec cette nouvelle chose apparue dans le petit bois, dans cette clairière que vous ménagez, aménagez afin que le jardin redevienne forêt.


 

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Un oeuf pour commencer, blanchâtre et vous croyez qu'il a roulé là, qu'il a cuit dans le feu que vous avez fait malgré l'interdiction, que c'est une balle de tennis, que le joueur en a perdu plusieurs car vous en retirez d'autres de la cendre mais il y a les mêmes dans l'herbe, qui  sous couleur de jouer accusent celui qui aurait dû les broyer patiemment, ses branches, ou louer un camion pour les porter à la déchetterie. Lui mettent son crime sous les yeux, blanchâtre vous l'avez vu, réticulé quand vous y regardez de plus près. Lui mettent le nez dedans. Dans cette charogne qui pourrit mais où. Dans cette charogne sans nom.

Il y a les mêmes et à plusieurs stades. Toutefois l'idée s'éloigne de balles de tennis. Cela se présente d'abord comme un oeuf. Ensuite comme une lanterne. Rouge corail puis orangée. Une dentelle de chair. Et vous revient l'image du  phallus impudicus qui hantait vos bois dans les Vosges. De ce champignon qui pue la mort cela serait la lointaine cousine. Allumant l'air de rien, ou d'une jeune citrouille d'Halloween, celui qui est venu là, dans cette petite vallée close, faire retraite. Loin du monde et de ses tentations. Lui mettant sous le nez l'odeur du péché. Lui montrant,  sous couleur de jouer, l'étendue de sa faute.

Vous imaginez la scène. Le scandale. La curiosité malsaine des mouches. La colère des voisins. Réveillés à 7heures un dimanche. Un dimanche de mai par un feu de la Saint-Jean. Alors que la sécheresse sévit. C'est un coup à appeler les pompiers. Ou a dénoncer le coupable. L'auteur du brûlot. De ce crime intolérable contre l'environnement.

Pour maîtriser la situation (à défaut des flammes qui léchaient jusqu'à la dernière feuille de frêne, et cela ne laisse de vous inquiéter, car ce sont des preuves du délit, et visibles de la route), vous avez cherché, comme on arrose un feu grimpant trop haut ou qui tarde à crever, à mettre un nom sur la chose. Et vous l'avez trouvé. C'est clathre. Clathre rouge. Clathre grillagé. On dit encore  coeur de sorcière.

Mais ce nom, loin d'éteindre l'incendie, loin de calmer les ardeurs, embrase votre imagination.

Car ce n'est pas seulement la Saint-Jean en mai, une belle chavande que vous avez érigée là et embrasée, c'est une sorcière que vous avez brûlée, et les étapes, ces lanternes vous jouant Halloween au printemps, les morts et leur errance, avant que l'Eglise ne fasse rentrer tout ça dans son tertre. Dans cette grotte que vous faites visiter comme si vous aviez toujours habité là.

Moi et ma grotte. C'est la légende que vous pourriez mettre sous la photo. En pensant à la nouvelle de Melville, au marin de retour sur la terre natale, aux souvenirs qui l'assaillent de sa jeunesse voyagère. Ce n'est pas une cheminée, pourtant il y a là de l'âtre, du feu qui couve sous la cendre. Qu'un souffle suffit à réveiller. On a beau ajouter du noir au tableau, des barreaux à la prison et des grillages au cloître, le désir un beau jour, un beau dimanche de mai vous étrangle. On dirait le Sud, et ce n'est pas une illusion. Ni un effet du réchauffement climatique . Le clathre n'a pas attendu que l'été tombe en mai pour pousser sa chanson.

Vous songez, parce qu'il est question de chanson, à cette drôle de façon qu'il a, celui qui est né tout près, de parler du goitre. De dire  gloître et même  glouâtre. De dire ce  Quelque chose noir, pour parler comme Jacques Roubaud, qui également vous étrangle. D'aller chercher dans le Poitou profond, tout au fond de la gorge, et, plus haut encore, dans cette vieille langue gauloise qui travaille depuis des siècles le latin, cela qu'il veut expulser.

Vous songez à ces formules qu'on a retrouvées de Marcellus de Bordeaux, des formules comme celle-ci, que ce médecin du IVe-Ve siècle conseille de dire en se frottant la gorge, pour chasser ce qui se sera collé, ou arrêté, cricon, criglion, grilav, cela qui fait la voix rauque et vous empêche de parler.

Cela qui est l'amour, ou la mort, qui vous ferait causer jusqu'à plus soif si ce n'était pas dimanche, 9h30, le moment de téléphoner à votre mère.


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                                                                                 Photos Jean-Luc Terradillos



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1 avril 2011 5 01 /04 /avril /2011 17:21

 

C'est sans doute, espérons-le, l'ultime avatar du Voyage en Orient; en tout cas la dernière trouvaille de nos Bouvard et Pécuchet. Fatigués comme il faut l'être de Paris, ils cherchent l'exotisme dans le Nord-Est de la France. Le dépaysement y est garanti, surtout quand on s'y rend en hiver, une bonne cure de grisaille est un remède contre l'ennui. Et le spectacle de la Crise soulage la conscience. C'est de saison, et bien dans l'air du temps, de passer par Hagondange, ancien centre sidérurgique, de jeter un oeil au Walygator, de pleurer des larmes de crocodile sur la misère intense de ces parcs d'attraction bas de gamme « censés redynamiser une région et qui, sans surprise, y échouent lamentablement ». C'est très tendance de faire là-bas la tournée des pizzerias et kebabs, cela nourrit à peu de frais la sinistrose. Et cela donne des Paysages avec figures absentes: la poésie en moins. Un tableau qui est un monochrome, où même la neige est grise, et la conversation quand elle se réduit à quelques bribes de comptoir, vite notées par celui qui se cache derrière son journal (où il retrouvera dans leurs misérables tentatives d'existence ces débris d'humanité).

On pourrait croire, en parcourant avec Patrick Boman ces contrées que l'Histoire a désertées, après les avoir tant et si souvent meurtries, qu'il reste la géographie. Le sentiment géographique. On pourrait espérer qu'il subsiste, fût-ce à l'état de traces, de vestiges où mettre ses pas, ses mots, quelque chose de ce texte qu'on appelait autrefois paysage.

Mais il n'en est rien. Quand l'Histoire ne s'écrit plus avec sa grande hache, ce qui demeure c'est le fait divers. C'est la prière expédiée, un petit matin pour une longue journée de neige.

Bien sûr, on ne le présentera pas comme ça. On dira que c'est excellent, ces Paysages d'hiver, pour « l'exercitation » de son âme, pour l'entraîner, la réveiller au contact du nouveau, de l'obsolète comme il se présente ici, en Champagne-Lorraine, de la rouille qui mange même les arbres, que c'est parfait pour soigner sa gravelle, pour rendre sa petite pierre à Plombières et à Montaigne ce qui lui appartient.

On a de ces truchements!

Michel Pastoureau par exemple, il ferait un excellent drogman, et, si d'aventure on se prenait au jeu, à une de ces pauvres attractions que nous proposent ces parcs minables, si par miracle le Voyage en Orient se transformait en voyage en extase, son ours serait l'animal psychopompe, que l'on rencontre à chaque étape et jusqu'à Vesoul où il y a un « couvent des Ursulines (des dévotes de l'Ours primordial, à n'en pas douter) construit au XVIIe », on descendrait avec lui aux enfers, on y atterrirait si je puis dire en douceur. Car il est en peluche et dans toutes les vitrines. Car c'est Noël, une fête triste comme tout ce que la région nous offre.

J'exagère. Le Nord-Est tel que le traverse Patrick Boman n'est pas l'enfer. C'est seulement un désert. Le Pays où l'on n'arrive jamais. André Dhôtel, évoqué dans la Bibliographie subjective, vient nous le rappeler. Et Pirotte, avec qui nous allons chercher la pluie à Rethel. Et Péguy. Il a beau nous endormir avec sa Meuse, il ne nous fait pas rêver. Ausone peut chanter avec ferveur la Moselle, il ne nous sauve pas de l'ennui que ce livre ramasse jusque dans les forêts (où la cueillette des champignons est interdite, à cause des renards, et où la mousse est l'autre nom de la rouille, qui décidément ronge tout, « les pierres, le bois mort, les troncs, les souches... »), d'un ennui qu'il communique à merveille.

Son seul guide, quoi qu'on dise, celui dont on ne se sépare pas, est un Baedeker de 1885 acheté sur eBay, état général correct pour son âge, couverture grisonnante, on parle du manuel du voyageur, pas du pays qu'il aide à visiter, des fois on pourrait confondre, ces traces de mouillure ancienne au dos, ces quelques rousseurs éparses, on dirait bien les Ardennes un mercredi 6 janvier. Passé Toigny-sur-Meuse où une buse survole l'Intermarché -mais Patrick Boman ne sait quel augure en tirer-, des usines sont encore actives entre fleuve et forêt. « Car nous entrons dans la forêt, ses roches sacrées, ses rondes de fées, ses nains, ses diablotins irritables. Voici l'Ardenne -du celte ar-duenn, "terre boisée", étymologie contestée mais tentante. »

C'est lui qui vous conduit vers l'unique -le hunnique, Attila étant avant vous passé par là-, on le suit jusqu'à Remiremont, ce Baedeker de 1885, grand pourvoyeur de lieux canoniques autrement dit de clichés, on le cite quand de ce calvaire on n'a rien à raconter, sinon qu'il « fixe ordinairement l'attention des étrangers qui admirent le point de vue et les heureux contrastes dont la nature s'est plu à parer tous les environs ».

Heureusement la forêt, même si elle rouille comme tout le reste, parle d'ailleurs et ravit notre exote.

« C'est bien joli, les chanoinesses, mais rien ne vaut l'animisme, et cette futaie vosgienne se prêterait fort bien à de discrets sanctuaires shinto, des rocs vêtus de tabliers rouges, des souches séculaires ceinturées de la corde de paille qui indique la présence d'un kami, un esprit. Au reste, à quoi bon? Ces forêts sont depuis longtemps pleines d'esprits, pas forcément bienveillants, et la sorcellerie y remonte à des temps immémoriaux. Pourtant le bruit des moteurs, voire des sirènes, décroît sans jamais se laisser oublier (il devient difficile en Europe de l'Ouest de pouvoir traverser une forêt sans fond sonore de ce type).»

L'écriture qui peinait à dire les appas d'une région qui en a si peu, ou qui les cache si bien, est moins discrète quand il s'agit de montrer l'écrivain à l'oeuvre, et comment il sait voyager. Car il a voyagé. Il ne le dissimulera pas plus longtemps. Il avouera même, sans qu'il soit nécessaire de le questionner, que ces excursions en Champagne-Lorraine, bien que brèves, lui pèsent. Qu'il est content d'avoir pu ajouter quelques pages à son manuscrit, un petit Grégory parce qu'il y en a marre du gris, ou un curé d'Uruffe lui il vous met carrément du rouge, et vous pouvez rentrer tranquille à Paris.

Où on a sûrement d'autres Tours de la Liberté, d'autres vestiges du bicentenaire de 1989 à refiler à ces braves Vosgiens qui ne sont pas les arriérés, les laids qu'on prétend, mais « les gens les plus ouverts et les plus rigolards de la région ».

On l'a compris, ces Paysages d'hiver en Champagne-Lorraine ne nous invitent pas, malgré la neige, au Winterreise. Ce n'est pas, bien qu'on se laisse tenter par les pieds de cochon à la Sainte-Menehould, bien qu'on songe, en les testant, aux zamponi-pieds de cochon farcis- « qu'on peut encore déguster en Italie centrale, surtout à l'occasion des fêtes de fin d'année », bien qu'on goûte le gris de Toul, ce n'est pas Le Voyage d'hiver de Gérard Oberlé. On est loin aussi, parce que le train qu'on prend est nécessairement celui qui ne passe plus, de François Bon et de son Paysage fer; loin, parce que ce Coeur d'acier s'est arrêté de battre, de son Daewoo. Plus près, hélas, du Cimetière américain où Thierry Hesse enfile les poncifs comme d'autres en d'autres temps les perles de la Vologne.

 

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21 décembre 2010 2 21 /12 /décembre /2010 10:36

 

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De tous les chemins qui mènent à Rome, c'est la Via Francigena que je veux emprunter. Non parce que c'est la « Voie des Français », je ne me sens pas l'âme d'un pèlerin, ni le coeur à jouer les roumieux, les romées, à faire mon Roméo, mais pour mettre mes pas dans les pas de Martin, mes mots dans ceux du domestique arrivant à Montefiascone, s'arrêtant pour une étape bien méritée, pour jouir du paysage magnifique qu'offrirait depuis la colline le lac de Bolsena si le tourisme était inventé, si Martin était là pour autre chose que dénicher l'auberge, marquer d'un Est à la craie celle où l'on sert les meilleurs vins, comme le lui a demandé Johannes Fugger (nous l'appelons Jean Defuc, et nous n'avons pas tous lu Valère Novarina), un évêque allemand en route pour Rome, pour assister au couronnement de Henri V du Saint-Empire.


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 Nous sommes il y a exactement mille ans. Henri V descend en Italie. Bientôt, le 4 février 1111, la Querelle des Investitures trouvera sa solution: les évêques abandonneront leurs droits régaliens. Une solution que refusera l'entourage de Pascal II. Henri V se verra donc dans l'obligation de capturer le pape jusqu'à ce qu'il accepte de le couronner empereur.

Mais nous n'en sommes pas là. Nous nous sommes arrêtés, Martin et moi, à Montefiascone. Nous goûtons pour notre maître, l'évêque Jean Defuc, ce vin blanc sec, fait de trebbiano toscan (procanico), complété avec du malvasia blanc de Toscane et du rossetto (trebbiano giallo), et, tout de suite séduits, nous notons  Est!Est!!Est!!! Puis, laissant mon ami Martin à son enthousiasme, un enthousiasme que je ne saurais décrire, je cours avertir Bishop Defuk (c'est ainsi qu'en trinquant à sa santé nous le nommions) que ça y est, on a enfin trouvé l'auberge, le vin qu'il recherchait. Ce vin, lui dirai-je, n'est pas de ces vins de messe juste bons pour le Vatican. Retour de Rome, il me comprendra. Ce n'est pas un vin pour touristes, le tourisme n'est heureusement pas inventé, et vous ne risquez pas de le trouver dans une de ces minables boutiques de souvenirs qui dans les siècles viendront jalonner et enlaidir cette noble route et abuser le pauvre pèlerin. Non, cet Est!Est!!Est!!! de Montefiascone ne ressemble en rien à ce qu'on proposera à la vente dans ce genre de magasins, sous des formes qui n'ont pas grand chose à voir avec le vin. Constatez. Et je lui fais admirer cette robe jaune paille. Apprécier comme il est léger. Comme il persiste en bouche. Ne trouvez -vous pas qu'il appelle les quenelles de poisson, un risotto aux fruits de mer ou une salade de crevettes?

Pour ma part, ajouté-je, je me verrais bien passer le reste de ma vie ici, entre Ombrie et Latium, entre les vestiges étrusques et la Via Francigena.

Il faut croire que mes arguments étaient convaincants, car notre évêque s'établit définitivement à Montefiascone où il mourut en 1113.


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Aujourd'hui l'église San Flaviano domine la colline. On y trouve cette épitaphe: Est est est pr(opter) nim(ium) est hic Jo(hannes) de Fu(kris) do(minus) meus mortuus est.

Ce que l'on pourrait traduire ainsi: « Ici repose mon maître Jean Defuc, mort d'avoir trop aimé l'Est!Est!!Est!!! »

Voilà la légende. Une légende que l'on aurait pu redorer en disant que l'évêque était mort de trop d'art (les merveilles ne manquent pas entre Sienne et Viterbe!), et non d'un amour immodéré pour un vin que d'aucuns jugent seulement « estimable ». Ou « amusant ». Mais le syndrome de Stendhal n'était pas inventé. Pas plus que le tourisme. Et je ne parle pas d'un syndrome de Jérusalem que ne risquaient pas de rencontrer ceux qui, à cette époque, ne pouvaient pas concevoir qu'on pût aller là-bas pour autre chose que la Croisade.

 

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30 novembre 2010 2 30 /11 /novembre /2010 06:28

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     Si le désir est une lave, il arrive qu’elle se fige, que la métaphore nous arrête en pleine mer, nous laisse en pleine incertitude, nous abandonne à cette angoisse que nous ne savons pas conjurer autrement qu’en nommant. En donnant à cela qui nous échappe, à cela qui nous mine notre nom. En contemplant, non pas notre âme dans ce miroir (il y a belle lurette qu’elle s’est envolée), mais notre crâne. En concluant, comme le professeur Lidenbrock devant la mer qu’il croit posséder maintenant qu’elle porte son nom: «C’est là un homme fossile, et contemporain des mastodontes dont les ossements emplissent cet amphithéâtre.» Devant cette mer qu’il regarde sans la voir. Qu’il regarde comme il regarde ses étudiants quand il fait son cours de minéralogie au Johannaeum. Ces étudiants rassemblés comme pour une école d’anatomie, c’est pourquoi il ne met pas ses lunettes.

     Il les mettrait, il verrait que si pour lui le voyage s’est arrêté en pleine mer, dans cette forme fossilisée, dans ce signe vide que viendront remplir des générations et des générations de professeurs, la lave n’est pas partout refroidie. Il y a parmi ses étudiants un style d’éruption qui s’apprête à tracer des chemins inouïs. Un jeune Axel qui se trouve être son neveu et qui mord «avec appétit aux sciences géologiques». Un sujet qui s’empare, et avec quelle énergie éruptive, de la parole. En pleine mer Lidenbrock. Regardons naître l’îlot Axel. Ou plutôt écoutons-le. Ecoutons cette parole divine. Suivons-la et oublions celui qui déclara le voyage terminé. Pour Axel, il ne fait que commencer. Il vient juste d’entamer sa montée aux enfers. Le fantasme du volcan creux, c’est lui qui le réalisera. En compagnie de ses cailloux d’abord, puis avec le concours, avec l’aide des lecteurs que nous sommes. C’est lui qui accomplira l’odyssée, qui conduira, comme héros et surtout comme narrateur, l’ouvrage. Un ouvrage qui débute en Islande, dans la bouche d’un volcan éteint, le Sneffels, et qui s’achève en Italie, dans un cratère en activité. Tant pis si les voyageurs sont expulsés par le Stromboli avant d’avoir atteint leur objectif, ce point d’arrivée qui est le point de départ, la véritable origine du monde. Dionysos est revenu parmi les siens, rendu à ses raisins. Il est redevenu, lui qu’on avait laissé lépreux à ses lichens, l’enfant gardien des vignes. Qu’importe le voyage, pourvu qu’on ait l’ivresse. Qu’importe qu’il s’achève avant qu’on ait atteint le centre de la terre. Qu’importe que le volcan -ou le romancier- nous recrache, telle une vieille sandale. Dans un vieux pays alors qu’on a quitté une terre vierge. En Italie alors qu’on se croit en Ecosse, quelque part sous les Monts Grampians. Ce pays n’est pas le but souhaité, mais il s’est longtemps pris pour le centre de la terre, pour le nombril du monde. Et celui qui y arrive peut toujours dire da capo: «On recommence tout depuis le début.»

 

     Texte écrit pour iLiteratura et traduit par Jovanka Šotolová

    

      http://www.iliteratura.cz/Spisovatele/

 

 

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10 novembre 2010 3 10 /11 /novembre /2010 07:25

"Le diable, l'assaisonnement."

C'est le titre de mon dernier livre. Emprunté à Joyce, à Leopold Bloom exactement, son personnage, avec qui nous déambulons dans Dublin. Jusqu'à ce qu'il entre chez Davy Byrne, un pub tout ce qu'il y a de plus vertueux, boire un verre de bourgogne et manger un sandwich au Gorgonzola.

"Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement."

C'est la traduction d'Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l'auteur. D'une phrase qui est, en anglais:

God made food; the devil the cooks.
 Une phrase qu'on serait tenté de traduire ainsi:
"Dieu a fait l'aliment; le diable les cuisiniers." Ou "la cuisine". Et tant pis pour la rime. C'est moins joli mais plus juste.  De dire que Dieu a fait la nourriture et le diable la cuisine. Ou les cuisiniers.

D'ailleurs Joyce ne l'a pas créée, cette phrase, créée ex nihilo. Joyce n'est pas un inventeur. Même s'il est un des plus grands romanciers du Xxe siècle. Un des deux plus grands, l'autre étant Proust. Nous parlerons tout à l'heure de leur rencontre à l'hôtel Majestic, le 18 mai 1922 (l'année où paraît Ulysse), de cette rencontre qui n'a pas eu lieu. Joyce est un inventeur, comme on dit de l'archéologue qui a découvert un site, il a trouvé cette phrase comme tant d'autres dans ses lectures. Il n'est pas utile de rappeler ici que l'Ulysse de Joyce est une transposition, dans le Dublin du Xxe siècle, de L'Odyssée d'Homère, et que s'il a supprimé les titres de chapitres, Télémaque, Nestor, Protée, Calypso, qui précisaient la relation aux épisodes de L'Odyssée, il y a dans son roman tout un réseau de correspondances qui permettent de voir dans Leopold Bloom un avatar d'Ulysse, de reconnaître Télémaque en Stephen Dedalus, Pénélope en Molly Bloom.
Proust craignait, et ce n'était pas le pire de ses maux, une "intoxication flaubertienne".

Joyce montre, dans ce roman et avec cette phrase, qu'il pratique l'imitation comme d'autres l'équitation ou la religion.
Je dirais plutôt l'innutrition. Car si ses lectures nourrissent son oeuvre, cette oeuvre, bien que de seconde main, est radicalement nouvelle.
Qu'on songe qu'elle fait tenir le monde, le réel et tous les possibles, en une seule journée.
Celle du 16 juin 1904.
Cette phrase, donc. Il est possible qu'il l'ait trouvée, à quelques détails près (mais on sait que le diable est dans les détails, autant que dans la cuisine), chez Swift, dans La Conversation polie (1738); dans la seconde conversation,  Lord Smart dit:
This Goose is quite raw. Well; God sends Meat, but the Devil sends Cooks.
Jonathan Swift, d'origine anglaise, est né à Dublin le 30 novembre 1667, et l'on sait que l'errance est propice aux rencontres. Ce n'est donc pas tout à fait le hasard, ou alors le hasard objectif pour parler comme les Surréalistes, qui eux aussi avaient recours à la déambulation sans but, sans autre but que la rencontre, si ici, au détour d'une phrase, Leopold Bloom rencontre l'écrivain satirique, s'il lui emprunte son ironie et ses sarcasmes.
La phrase se retrouve chez David Garrick (1717-1779), et formulée ainsi:
Heaven sends us good meat, but the devil sends us cooks.
Mais on la trouvait déjà sous la plume de John Taylor, le water poet du Roi (1580-1653):
God sends meat, and the Devil sends the cooks.
C'est donc une variation sur un thème. Comme en font les musiciens de jazz. Comme en proposent aussi les grands chefs quand ils interprètent certains standards de notre gastronomie.
Je note que dans son interprétation, Joyce n'a pas résisté à la tentation de la rime. D'une rime intérieure, puisque nous sommes dans la déambulation de Bloom. Dans son monologue. Il n'empêche. Joyce s'est, comme son personnage qui n'évite le péché de chair que pour tomber dans le péché de chère, laissé séduire.
Chez Joyce, même s'il a lu tous les livres, la chair n'est pas triste. Ni la chère.
Mais assez de digressions. Je risque, à force de m'éparpiller, de me perdre avec mon sujet. D'oublier la question, où diable avais-je la tête. On ne saura donc jamais si Joyce fut épicurien. Et, si là n'est pas la question, où elle est.

Elle est, selon moi, dans cette soirée du 18 mai 1922 que j'évoquais tout à l'heure, dans cette rencontre qui n'a pas eu lieu au Majestic, entre un Irlandais qui se plaignait des yeux, et un Français qui avait pris par erreur de l'adrénaline à sec et qui ne pouvait plus rien manger, que des glaces qu'il faisait chercher jour et nuit au Ritz, et, une fois, des asperges.

Ce soir-là, selon George D Painter (Marcel Proust 1904-1922: Les années de maturité, Mercure de France, p. 423), "Proust demanda à Joyce s'il aimait les truffes. Il les aimait. Avait-il rencontré la duchesse de X? Non. Proust remarqua: "Je regrette de ne pas connaître l'oeuvre de M. Joyce." Joyce répondit: "Je n'ai jamais lu M. Proust." Lorsqu'ils furent arrivés au 44 rue Hamelin, Proust dit à Schiff: "Veuillez demander à M. Joyce de se laisser reconduire par mon taxi." Ce fut ainsi que se rencontrèrent et se quittèrent les deux plus grands romanciers du XXe siècle."

Il est aussi question de taxi, dans le Proust de J.Y. Tadié (nrf Gallimard p.895):
Proust est asthmatique, il a un abcès au poumon, il souffre atrocement. "Il sort (...) le 18 mai pour assister à l'Opéra à la création de Renard, ballet de Nijinska (la musique est de Stravinski, les décors de Larionov) et il se rend ensuite à la réception que donnent les Schiff à l'hôtel Majestic. Ils ont invité Diaghilev (...), Stravinski, Picasso, Joyce (...). Quant à la conversation entre Joyce et Proust, les témoignages divergent: en tout cas, les deux plus grands romanciers du siècle ne se sont pas compris. L'Irlandais, qui se plaint de sa santé autant que le Français, tente d'ouvrir la vitre et de fumer dans le taxi d'Odilon Albaret."
Et s'il fallait un dernier mot, un dernier pour la route, ce serait celui-là. C'est Joyce qui parle. Il parle de Proust: "Vie analytique et immobile. Le lecteur termine les phrases avant lui." C'est le genre de phrase qui tue. Aussi sûrement qu'une vitre qu'on tente d'ouvrir pour fumer dans un taxi. Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922. L'année où Joyce sort Ulysses.

La question est là. Dans cette soirée du 18 mai 1922. Dans ce taxi. Dans cette rencontre qui n'a pas eu lieu et que raconte dans son roman Patrick Roegiers. La nuit du monde. C'est le titre. Et c'est paru au Seuil, dans la collection Fiction & Cie.
La question est là. Et la réponse. A cette question qu'on n'a pas posée. A cette question qui ne se pose pas. Ou pas ainsi. Joyce épicurien. Il ne l'est pas franchement. Si l'on entend par épicurien celui "qui ne songe qu'au plaisir". Selon la définition du dictionnaire. Le mot avec cette acception figure dans Ulysse. Page 160 de l'édition folio. C'est Leopold Bloom qui pense. A l'enterrement du pauvre Dignam. Il pense à ce gras gentleman, épicurien, à l'engrais qu'il ferait. La terre serait tout à fait riche avec un tel engrais. "Cadavre gras d'un gentleman en bon état de conservation, épicurien, incomparable pour jardin fruitier. Une occasion." (p.p. 160-161).
Certes, la nourriture occupe une place importante dans Ulysse, un roman qui commence au breakfast, où l'on "faye du thé" et frire les oeufs. Où, cela dit en passant, on entend grésiller "la poêle à frire des amours honteuses". Celle qu'entendit Augustin à Carthage. Et que nous entendons tous, quand nous naissons. Quand nous tombons dans cette vie mortelle ou mort vivante, Dieu sait comment l'appeler. Ou le diable. Buck Mulligan. C'est lui qui tient la queue, qui fait frire les oeufs. Ou Stephen Dedalus. Stephen Dedalus va chercher dans le bahut la miche, le pot de miel et le beurrier. Un peu plus tard dans la journée, plus loin dans le roman, Leopold Bloom traque le rognon. Il le galope. Comme on dit chez nous. Il court la galipote, pour parler comme là-bas, dans ce qui fut l'Acadie. Et les filles qu'ils poursuivent, au Nouveau-Brunswick et jusqu'à Terre Neuve, ressemblent à nos fantômes. Comme leur chaudrée à la nôtre. Ou le fricot.
Leopold Bloom ne fréquente pas les cabarets, mais il cherche l'aventure.
"Il s'arrêta devant l'étalage de Dlugacz, fixant les chapelets de saucisses, le boudin blanc et noir. Cinquante multiplié par. Dans sa tête les chiffres s'estompaient sans solution; contrarié il les laissa échapper. Ses yeux se nourrissaient des chaînons luisants de chair hachée et il humait paisiblement la tiède exhalaison du sang de cochon cuit et aromatisé.
Un rognon suintait goutte à goutte sur un plat à dessin genre chinois, bleu et blanc: le dernier. Il s'arrêta près du comptoir à côté de la bonne des voisins. Va-t-elle me le souffler? Elle lisait sa liste aux commissions, bouts de papiers dans sa main. Mains gercées: la carbonade. Et une livre et demie de chipolata. Son regard se complaisait à ses hanches vigoureuses. Lui s'appelle Woods. Que peut-il bien faire? La femme plutôt âgée. Il a besoin de chair fraîche. Défense d'introduire des promis. Du biceps quand elle tape un tapis sur la corde. Et elle le tape, sapristi. Le saut que fait sa jupe tordue à chaque vlan.
Le charcutier aux yeux de furet pliait les saucisses qu'il avait détachées net avec ses doigts truffés, rose-saucisse. Elle a une viande solide, génisse nourrie à l'étable." (p.87)

Plus loin, une voiture. Le premier à s'y installer, c'est Martin Cunningham. Montent ensuite M. Power, M. Dedalus, et M. Bloom. M. Bloom pénètre et prend la place vacante. Nous voyageons avec lui, dans lui. Comme on dit ici qu'on rêve. "J'ai rêvé dans toi", on lui dit au réveil. Et on lui raconte son rêve. Comment on a rêvé d'elle. Quel visage elle avait dans son rêve. Si elle avait seulement un visage. Car le rêve est déplacement. Il déplace et condense. Métaphore et métonymie. Ce sont les deux figures. Les deux masques qu'il affectionne. L'inconscient, pour avancer. Comme nous maintenant dans la ville. C'est-à-dire dans le livre.
"Et Madame, dit M. Power avec un sourire. (...)
 Son regard effleura le visage agréable de M. Power. Grisonnant aux tempes. Madame; il souriait. J'ai rendu le sourire. Un sourire en dit long. Pure politesse peut-être. Charmant garçon. Qui sait si c'est vrai cette femme qu'il entretiendrait? Pas gai pour sa femme. Mais on dit, qui donc m'a dit? qu'il n'y aurait pas de rapports sex. Probable qu'ils en auraient vite soupé. Oui, c'est Crofton qui l'a rencontré un soir comme il lui portait une livre de rumsteak. Qu'est-ce que c'est qu'elle était? Fille de bar chez Jury. Ou bien était-ce au Moira?" (p.p. 138-139)

Le récit va son train. Son train de voiture. Et la voiture conduit, on aurait tendance à l'oublier avec ces digressions (mais c'est d'abord pour cela qu'on s'écarte), tout droit au cimetière. "En trombe vers la tombe". Car c'est une voiture de deuil. Un corbillard. Et, pour Patrick Dignam, sa dernière demeure. Devant laquelle Leopold Bloom se montrera épicurien, au sens strict, matérialiste du terme. C'est M. Kernan, solennel, qui parle:
"Je suis la résurrection et la vie. Voilà qui vous remue jusqu'au fond du coeur.
-En effet, dit M. Bloom.
Votre coeur peut-être, mais la belle jambe pour le pauvre diable entre ses quatre planches qui voit pousser le pissenlit par la racine! Rien à remuer là. Siège des affections. Coeur brisé. Une pompe en somme, pompant des milliers de litres de sang par jour. Un beau jour elle se bouche et ça y est. Des tas et des tas partout ici: poumons, coeurs, foies. Vieilles pompes rouillées; un point c'est tout. La résurrection et la vie. Une fois mort, vous êtes bien mort. Cette invention du jugement dernier. Les faire tous surgir de leurs tombeaux. Lazare, lève-toi et sors! Et il arriva cinquième et perdit la partie. Lève-toi! Le dernier jour! Et alors chaque particulier furetant pour dénicher son foie et son mou et le reste de son saint-frusquin. Bougrement difficile de se retrouver ce matin-là. Une once de poudre au creux du crâne. Poids de l'once trente et un grammes. Mesure de Troyes." (p.p. 156-157)

Alors, quand on est épicurien, comme Leopold Bloom, on se dit qu'on ira tous in paradisum, comme Dignam maintenant. On se dit que le paradis c'est maintenant, qu'il faut cueillir le jour. Facile.

Il suffit de songer aux prostituées dans les cimetières turcs.
"On peut leur apprendre n'importe quoi en les prenant jeunes. Possible de lever une jeune veuve ici. Des hommes aiment ça. L'amour entre les pierres tombales. Roméo. Plaisirs pimentés. Au milieu de la mort nous sommes en vie. Les extrêmes se touchent. Supplice de Tantale pour les pauvres défunts. L'odeur du bifteck grillé pour les miséreux qui dévorent leur propre substance. Désir d'émoustiller les gens. Molly voulait faire ça à la fenêtre." (p.160)
Avec Leopold Bloom, on navigue entre deux tentations: celle de la chair et celle de la chère. Quand on n'a pas l'une, on se rabat sur l'autre. Sur les abats, dont l'homme est friand. Mais on n'est pas obligé de choisir. Luxure et gourmandise font bon ménage. Et peut-être de James Joyce un épicurien. Peut-être. Surtout si le cardinal Joyce, comme l'appelle Philippe Sollers et comme c'est le cas, croit moins en Dieu qu'à ses saints. "Les fondantes onctuosités des seins." C'est ce que flairent les narines dilatées de Joyce. De Leopold Bloom, pour être exact.
"Il avait l'impression d'une chair pleine et tiède pesant sur son cerveau. Son cerveau céda. Un parfum d'embrassements l'envahissait. De toute sa chair humble et affamée montait une muette imploration vers l'amour." (p.245)

Il ira donc manger. Au Burton. Duke Street. Après ça ira mieux.
"Encore hanté, il tourna le coin de Cambridge. Basse sourde des sabots, cliquetis. Corps parfumés, tièdes, fermes. Tous baisés, donnés: dans les prés profonds de l'été, herbes couchées enchevêtrées, dans les couloirs suintants des maisons de pauvres, sur des divans, des lits qui craquent.
-Jack, mon amour!
-Chérie!
-Embrasse-moi, Reggy!
-Mon petit!
-Mon amour!
Le coeur en branle il poussa la porte du restaurant Burton. L'odeur le saisit à la gorge: sauces de viande pénétrantes, lavasses de légumes verts. Le repas des fauves.
Des hommes, des hommes, des hommes." (p.p. 245-246)
Odeurs d'hommes. Puanteur. Son coeur se soulève. Pourra pas avaler une bouchée dans un restaurant pareil. Battra en retraite vers la porte. Mangera finalement (cela dit, on n'est qu'au milieu de la journée) un morceau chez Davy Byrne. On peut toujours entrer dans ce pub, un Bloomsday par exemple, demander un sandwich au fromage et boire un verre de vin. Mais le mieux est encore de s'arrêter à la page 250 d'Ulysse, et de lire:
"Prendrais volontiers quelques olives s'il y en avait. Préfère celles d'Italie. Bon verre de Bourgogne; enlève ça. Lubrifie. Une brave salade fraîche comme l'innocence. Tom Kernan sait la faire. La relève comme il faut. Huile d'olive pure. Milly m'avait servi cette côtelette avec un brin de persil. Prendre un oignon d'Espagne. Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement. Crabe à la diable."

Cela suffit-il à faire de vous, de votre auteur un libertin?
Ou faut-il lancer l'enquête sur une autre piste, recueillir d'autres indices comme les lettres que s'échangeaient James Joyce et Nora, celle que Philippe Sollers appelle dans La Guerre du Goût "la belle Irlandaise". A qui il consacre de belles pages.
"Elle s'appelait Nora Barnacle, son nom évoquait l'oie sauvage, c'était une belle Irlandaise de vingt ans, cheveux brun-roux, yeux bleus, voix grave et sonore, air androgyne, démarche balancée et fière. Elle était serveuse dans un hôtel de Dublin. Dans la rue, un jour, elle rencontre un homme de vingt-deux ans, mince, raffiné et mal habillé, qui lui déclare aussitôt qu'il a du génie. Ils s'enfuient ensemble vers la Suisse, l'Italie et Paris, ne se marieront que vingt-sept ans plus tard, auront deux enfants à la destinée terne et tragique, vivront constamment en exil dans une solidarité tumultueuse, comme deux anarchistes déterminés et, malgré leurs malheurs, très gais."

Et Philippe Sollers poursuit:
"Comme tous les grands écrivains, Joyce a choisi sa manière d'être incompris de son vivant pour être indéfiniment interprété après sa mort. Sa singularité est d'avoir suscité des dévouements féminins passionnés: des femmes lui donnent de l'argent pour écrire, même si ses livres leur paraissent scandaleux ou obscurs. Nora, dans ce dispositif, est l'actrice essentielle (...)

En emmenant sa Pénélope avec lui, ce nouvel Ulysse à l'envers confisque à la fois son pays, l'histoire de ce pays, et les racines de sa langue. Un corps et un accent de femme condenseront le tout jusqu'au mythe universel. Molly Bloom, Anna Livia Plurabelle: Nora se trouve tissée dans ces grandes partitions par rapport auxquelles Emma Bovary ou Louise Colet deviennent des personnages d'opérette provinciale. Nora, qui aimait la musique comme son impossible mari, fera composer pour l'enterrement de celui-ci, en 1941, une couronne de feuillage en forme de harpe. Elle ne l'aura pas lu, mais parfaitement entendu."
Il faut parler ici des lettres que s'échangent Nora et James. Si elles datent de 1909, elles ne furent publiées qu'en 1975. L'époque était moins puritaine, mais je ne suis pas certain qu'aujourd'hui, malgré l'évolution des moeurs, on soit capable de recevoir pareille liberté.
Il me suffira de citer quelques mots doux, adressés à la femme aimée et que celle-ci en retour lui envoie: "Ma douce petite pute"... "Mon petit oiseau fouteur"... Et ceci: "Dis-moi les plus petites choses sur toi, pour autant qu'elles sont obscènes et secrètes et dégoûtantes. N'écris rien d'autre. Que chaque phrase soit pleine de sons et de mots sales. Ils sont tous également charmants à entendre et à voir sur le papier, mais les plus sales sont les plus beaux."
Si l'on veut se faire une idée de leur correspondance, on peut lire la lettre de Jim à sa Noretta, datée du 6 décembre 1909: on la trouve sur le site Terres de femmes.
La lettre se termine ainsi:
"Adieu, ma chérie que j’essaie de dégrader et de dépraver. Comment, AU NOM DU CIEL, peux-tu bien aimer un individu de mon espèce ?"
"AU NOM DU CIEL" est en lettres capitales. Des capitales qui soulignent l'antiphrase, l'ironie de ce cardinal qui n'invoque le ciel que par goût du péché, pour le plaisir de la transgression. Un cardinal qui pourrait faire siennes les digressions libertines de Bloom:
"Comme elle est désinvolte avec ses mains dans ses poches rapportées. Comme cette dédaigneuse créature au match de polo. Femmes sont toutes pleines d'esprit de caste jusqu'à ce qu'on les touche au bon endroit. Belle est et bien agit. Une réserve prête à disparaître. L'honorable Madame et Brutus est un homme honorable. La posséder une fois en retire l'empois." (p.108)
Un cardinal qui verrait ces deux mouches collées aux vitres du Davy Byrne's, deux mouches qui bourdonnent, collées. Et ce serait le temps retrouvé, la madeleine de Proust, en libertine, dans une version qui n'est pas encore faunétique (il faudra attendre Finnegans  Wake), mais qui transporte déjà le lecteur sur l'autre versant du langage, selon la belle expression de Michèle Aquien (éditions José Corti), celui du rêve, de la poésie.

"Le vin bu s'attardait plein de soleil à son palais. Foulé dans les pressoirs des vignobles bourguignons. Toute la chaleur du soleil. C'est comme une caresse secrète qui me rappelle des choses. Au moelleux contact ses sens se souvenaient. Cachés sous les fougères de Howth. Sous nous la baie ciel dormant. Pas un bruit. Le ciel. La baie pourpre à la pointe du Lion. Verte à Drumleck. Vert-jaune vers Sutton. Prairies sous la mer, lignes d'un brun plus clair parmi les herbes, cités englouties. Mon veston faisait oreiller à ses cheveux, des perce-oreilles dans les touffes de bruyère, ma main sous sa nuque, vous allez toute me chiffonner. O mon dieu! Sa main suavifiée d'aromates me touchait, me caressait; ses yeux ne se refusaient pas. Allongé au-dessus d'elle, ravi, bouche ouverte, à pleines lèvres, je baisai sa bouche. Iam. Douce elle fit passer dans ma bouche du gâteau chaud mâché. Pâte écoeurante que sa bouche avait pétrie, sucrée et aigre de salive. Joie; je la mangeai; joie. Jeune vie, moue de ses lèvres tendues. Lèvres tendres, chaudes, collantes, gomme parfumée, loukoum. De vraies fleurs ses yeux, prends-moi, yeux qui veulent bien. Des cailloux dégringolaient. Elle restait immobile. Une chèvre. Personne. En haut dans les rhododendrons de Ben Howth une chèvre qui va d'un pas précis, semant ses raisins de Corinthe. Abritée sous les fougères elle riait dans la chaude étreinte. Follement mon corps pesait sur le sien, je l'embrassais; yeux, lèvres, son cou tendu, ses artères battantes, ses seins de femme faite bombant dans sa blouse en voile de laine, dressant leurs bouts épais. Je lui dardais ma langue brûlante. Elle me donnait ses baisers. Je recevais ses baisers. Toute consentante elle ébouriffait mes cheveux. Embrassée elle m'embrassait.
Moi. Et moi maintenant.

Collées, les mouches bourdonnaient." (p.p. 256-257)

Je ne suis pas parvenu à répondre à la question, je le crains. Elle se pose toujours, quoi qu'on fasse pour l'éluder. Quelque détour qu'on emprunte. Je me contenterai donc, pour calmer votre faim, de proposer une nouvelle traduction de la fameuse phrase.

Celle-ci, allez:
"Dieu a fait l'anguille; le diable la bouilliture."
Ou, si l'on tient absolument à ce que ça rime:
"Dieu a fait la nourriture; le diable la bouilliture."
 Là, me direz-vous, ça ne rime à rien. On est dans le private joke. Private joke ou pun. Je finirai comme Joyce, incompris. Et, si je persiste, au prochain livre, je serai, Nietzsche me l'a bien dit, "tu à mort". Je comprends. Que ça ne fait rire que moi. Et quelques pictocharentais, je sais qu'ils sont du Salon. Je sais qu'ils savent ce qu'est la bouilliture d'anguilles, préparer comme personne la matelote. Et je ne parle pas d'Ulysse. Cette fois. Mais des chefs qui ont fait le voyage à Périgueux et qui ne m'en voudront pas de tronçonner mes phrases. Comme on fait avec les anguilles avant de les plonger dans le vin. Avant qu'elles ne regagnent, l'espace d'une matelote, la mer vineuse. Pour parler comme Homère.
Le diable non plus ne m'en voudra pas. De le mettre à toutes les sauces. De l'inviter comme je fais à goûter ma bouilliture. A reprendre de la matelote. Le diable est là comme chez lui. Heureux comme un poisson dans l'eau. Comme une anguille dans le vin. Ou dans la mer vineuse. Le diable c'est la division. Il ne s'offusquera pas de me voir ainsi tronçonner mes phrases. D'entendre ce discours que sa division augmente. Qui s'accroît de son morcellement.
Cela dit, je ne voudrais pas me retrouver dans la peau de Dom Juan. Voir le diable s'inviter au Festin.
Don Giovanni, a cenar teco
M'invitasti.

Don Juan, tu m'as invité
A venir souper ce soir,
La fari don daine.

 

Je ne voudrais pas que le diable prenne ça pour lui. Qu'il réponde à l'invitation. Qu'il gâche la fête en débarquant comme il a l'habitude de faire dès qu'il entend son nom. Ou les petits noms qu'on lui donne pour ne pas le nommer. Quand on l'appelle pour ne pas l'appeler.  Comme on appelle Euménides les Furies. Pour les rendre moins furieuses. Pour qu'elles soient bienveillantes. Pour que baptisée Xynthia la tempête soit plus douce. Pour qu'elle nous épargne. Ou tout simplement pour conjurer la peur qu'elle nous inspire. On lui donne un petit nom charmant. Un doux prénom féminin. Nora par exemple. Ou Molly. Anna Livia Plurabelle.

Je ne voudrais pas que ce nom de femme me soit fatal. Que la femme, à peine évoquée, se transforme en femme fatale. Je ne voudrais pas réveiller mes vieux démons en tâchant de répondre à une question qui se pose là. Qui en impose. Et que j'évite d'affronter en errant dans le labyrinthe. En cherchant une porte de sortie. En faisant semblant. Ce faisant je m'enfonce. Comme un vulgaire Dom Juan, et les enfers m'auront bientôt englouti si je ne tente pas une réponse.

En voici une justement. Elle tombe bien. Elle ressemble à une journée, à cette journée du 16 juin 1904 que vivent chacun son tour, chacun à sa manière Stephen Dedalus, Leopold Bloom et sa femme Molly.

 

 

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