"Le diable, l'assaisonnement."
C'est le titre de mon dernier livre. Emprunté à Joyce, à Leopold Bloom exactement, son personnage, avec qui nous déambulons dans Dublin. Jusqu'à ce qu'il entre chez Davy Byrne, un pub tout ce qu'il y a de plus vertueux, boire un verre de bourgogne et manger un sandwich au Gorgonzola.
"Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement."
C'est la traduction d'Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l'auteur. D'une phrase qui est, en anglais:
God made food; the devil the cooks.
Une phrase qu'on serait tenté de traduire ainsi:
"Dieu a fait l'aliment; le diable les cuisiniers." Ou "la cuisine". Et tant pis pour la rime. C'est moins joli mais plus juste. De dire que Dieu a fait la nourriture et le diable la cuisine. Ou les cuisiniers.
D'ailleurs Joyce ne l'a pas créée, cette phrase, créée ex nihilo. Joyce n'est pas un inventeur. Même s'il est un des plus grands romanciers du Xxe siècle. Un des deux plus grands, l'autre étant Proust. Nous parlerons tout à l'heure de leur rencontre à l'hôtel Majestic, le 18 mai 1922 (l'année où paraît Ulysse), de cette rencontre qui n'a pas eu lieu. Joyce est un inventeur, comme on dit de l'archéologue qui a découvert un site, il a trouvé cette phrase comme tant d'autres dans ses lectures. Il n'est pas utile de rappeler ici que l'Ulysse de Joyce est une transposition, dans le Dublin du Xxe siècle, de L'Odyssée d'Homère, et que s'il a supprimé les titres de chapitres, Télémaque, Nestor, Protée, Calypso, qui précisaient la relation aux épisodes de L'Odyssée, il y a dans son roman tout un réseau de correspondances qui permettent de voir dans Leopold Bloom un avatar d'Ulysse, de reconnaître Télémaque en Stephen Dedalus, Pénélope en Molly Bloom.
Proust craignait, et ce n'était pas le pire de ses maux, une "intoxication flaubertienne".
Joyce montre, dans ce roman et avec cette phrase, qu'il pratique l'imitation comme d'autres l'équitation ou la religion.
Je dirais plutôt l'innutrition. Car si ses lectures nourrissent son oeuvre, cette oeuvre, bien que de seconde main, est radicalement nouvelle.
Qu'on songe qu'elle fait tenir le monde, le réel et tous les possibles, en une seule journée.
Celle du 16 juin 1904.
Cette phrase, donc. Il est possible qu'il l'ait trouvée, à quelques détails près (mais on sait que le diable est dans les détails, autant que dans la cuisine), chez Swift, dans La Conversation polie (1738); dans la seconde conversation, Lord Smart dit:
This Goose is quite raw. Well; God sends Meat, but the Devil sends Cooks.
Jonathan Swift, d'origine anglaise, est né à Dublin le 30 novembre 1667, et l'on sait que l'errance est propice aux rencontres. Ce n'est donc pas tout à fait le hasard, ou alors le hasard objectif pour parler comme les Surréalistes, qui eux aussi avaient recours à la déambulation sans but, sans autre but que la rencontre, si ici, au détour d'une phrase, Leopold Bloom rencontre l'écrivain satirique, s'il lui emprunte son ironie et ses sarcasmes.
La phrase se retrouve chez David Garrick (1717-1779), et formulée ainsi:
Heaven sends us good meat, but the devil sends us cooks.
Mais on la trouvait déjà sous la plume de John Taylor, le water poet du Roi (1580-1653):
God sends meat, and the Devil sends the cooks.
C'est donc une variation sur un thème. Comme en font les musiciens de jazz. Comme en proposent aussi les grands chefs quand ils interprètent certains standards de notre gastronomie.
Je note que dans son interprétation, Joyce n'a pas résisté à la tentation de la rime. D'une rime intérieure, puisque nous sommes dans la déambulation de Bloom. Dans son monologue. Il n'empêche. Joyce s'est, comme son personnage qui n'évite le péché de chair que pour tomber dans le péché de chère, laissé séduire.
Chez Joyce, même s'il a lu tous les livres, la chair n'est pas triste. Ni la chère.
Mais assez de digressions. Je risque, à force de m'éparpiller, de me perdre avec mon sujet. D'oublier la question, où diable avais-je la tête. On ne saura donc jamais si Joyce fut épicurien. Et, si là n'est pas la question, où elle est.
Elle est, selon moi, dans cette soirée du 18 mai 1922 que j'évoquais tout à l'heure, dans cette rencontre qui n'a pas eu lieu au Majestic, entre un Irlandais qui se plaignait des yeux, et un Français qui avait pris par erreur de l'adrénaline à sec et qui ne pouvait plus rien manger, que des glaces qu'il faisait chercher jour et nuit au Ritz, et, une fois, des asperges.
Ce soir-là, selon George D Painter (Marcel Proust 1904-1922: Les années de maturité, Mercure de France, p. 423), "Proust demanda à Joyce s'il aimait les truffes. Il les aimait. Avait-il rencontré la duchesse de X? Non. Proust remarqua: "Je regrette de ne pas connaître l'oeuvre de M. Joyce." Joyce répondit: "Je n'ai jamais lu M. Proust." Lorsqu'ils furent arrivés au 44 rue Hamelin, Proust dit à Schiff: "Veuillez demander à M. Joyce de se laisser reconduire par mon taxi." Ce fut ainsi que se rencontrèrent et se quittèrent les deux plus grands romanciers du XXe siècle."
Il est aussi question de taxi, dans le Proust de J.Y. Tadié (nrf Gallimard p.895):
Proust est asthmatique, il a un abcès au poumon, il souffre atrocement. "Il sort (...) le 18 mai pour assister à l'Opéra à la création de Renard, ballet de Nijinska (la musique est de Stravinski, les décors de Larionov) et il se rend ensuite à la réception que donnent les Schiff à l'hôtel Majestic. Ils ont invité Diaghilev (...), Stravinski, Picasso, Joyce (...). Quant à la conversation entre Joyce et Proust, les témoignages divergent: en tout cas, les deux plus grands romanciers du siècle ne se sont pas compris. L'Irlandais, qui se plaint de sa santé autant que le Français, tente d'ouvrir la vitre et de fumer dans le taxi d'Odilon Albaret."
Et s'il fallait un dernier mot, un dernier pour la route, ce serait celui-là. C'est Joyce qui parle. Il parle de Proust: "Vie analytique et immobile. Le lecteur termine les phrases avant lui." C'est le genre de phrase qui tue. Aussi sûrement qu'une vitre qu'on tente d'ouvrir pour fumer dans un taxi. Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922. L'année où Joyce sort Ulysses.
La question est là. Dans cette soirée du 18 mai 1922. Dans ce taxi. Dans cette rencontre qui n'a pas eu lieu et que raconte dans son roman Patrick Roegiers. La nuit du monde. C'est le titre. Et c'est paru au Seuil, dans la collection Fiction & Cie.
La question est là. Et la réponse. A cette question qu'on n'a pas posée. A cette question qui ne se pose pas. Ou pas ainsi. Joyce épicurien. Il ne l'est pas franchement. Si l'on entend par épicurien celui "qui ne songe qu'au plaisir". Selon la définition du dictionnaire. Le mot avec cette acception figure dans Ulysse. Page 160 de l'édition folio. C'est Leopold Bloom qui pense. A l'enterrement du pauvre Dignam. Il pense à ce gras gentleman, épicurien, à l'engrais qu'il ferait. La terre serait tout à fait riche avec un tel engrais. "Cadavre gras d'un gentleman en bon état de conservation, épicurien, incomparable pour jardin fruitier. Une occasion." (p.p. 160-161).
Certes, la nourriture occupe une place importante dans Ulysse, un roman qui commence au breakfast, où l'on "faye du thé" et frire les oeufs. Où, cela dit en passant, on entend grésiller "la poêle à frire des amours honteuses". Celle qu'entendit Augustin à Carthage. Et que nous entendons tous, quand nous naissons. Quand nous tombons dans cette vie mortelle ou mort vivante, Dieu sait comment l'appeler. Ou le diable. Buck Mulligan. C'est lui qui tient la queue, qui fait frire les oeufs. Ou Stephen Dedalus. Stephen Dedalus va chercher dans le bahut la miche, le pot de miel et le beurrier. Un peu plus tard dans la journée, plus loin dans le roman, Leopold Bloom traque le rognon. Il le galope. Comme on dit chez nous. Il court la galipote, pour parler comme là-bas, dans ce qui fut l'Acadie. Et les filles qu'ils poursuivent, au Nouveau-Brunswick et jusqu'à Terre Neuve, ressemblent à nos fantômes. Comme leur chaudrée à la nôtre. Ou le fricot.
Leopold Bloom ne fréquente pas les cabarets, mais il cherche l'aventure.
"Il s'arrêta devant l'étalage de Dlugacz, fixant les chapelets de saucisses, le boudin blanc et noir. Cinquante multiplié par. Dans sa tête les chiffres s'estompaient sans solution; contrarié il les laissa échapper. Ses yeux se nourrissaient des chaînons luisants de chair hachée et il humait paisiblement la tiède exhalaison du sang de cochon cuit et aromatisé.
Un rognon suintait goutte à goutte sur un plat à dessin genre chinois, bleu et blanc: le dernier. Il s'arrêta près du comptoir à côté de la bonne des voisins. Va-t-elle me le souffler? Elle lisait sa liste aux commissions, bouts de papiers dans sa main. Mains gercées: la carbonade. Et une livre et demie de chipolata. Son regard se complaisait à ses hanches vigoureuses. Lui s'appelle Woods. Que peut-il bien faire? La femme plutôt âgée. Il a besoin de chair fraîche. Défense d'introduire des promis. Du biceps quand elle tape un tapis sur la corde. Et elle le tape, sapristi. Le saut que fait sa jupe tordue à chaque vlan.
Le charcutier aux yeux de furet pliait les saucisses qu'il avait détachées net avec ses doigts truffés, rose-saucisse. Elle a une viande solide, génisse nourrie à l'étable." (p.87)
Plus loin, une voiture. Le premier à s'y installer, c'est Martin Cunningham. Montent ensuite M. Power, M. Dedalus, et M. Bloom. M. Bloom pénètre et prend la place vacante. Nous voyageons avec lui, dans lui. Comme on dit ici qu'on rêve. "J'ai rêvé dans toi", on lui dit au réveil. Et on lui raconte son rêve. Comment on a rêvé d'elle. Quel visage elle avait dans son rêve. Si elle avait seulement un visage. Car le rêve est déplacement. Il déplace et condense. Métaphore et métonymie. Ce sont les deux figures. Les deux masques qu'il affectionne. L'inconscient, pour avancer. Comme nous maintenant dans la ville. C'est-à-dire dans le livre.
"Et Madame, dit M. Power avec un sourire. (...)
Son regard effleura le visage agréable de M. Power. Grisonnant aux tempes. Madame; il souriait. J'ai rendu le sourire. Un sourire en dit long. Pure politesse peut-être. Charmant garçon. Qui sait si c'est vrai cette femme qu'il entretiendrait? Pas gai pour sa femme. Mais on dit, qui donc m'a dit? qu'il n'y aurait pas de rapports sex. Probable qu'ils en auraient vite soupé. Oui, c'est Crofton qui l'a rencontré un soir comme il lui portait une livre de rumsteak. Qu'est-ce que c'est qu'elle était? Fille de bar chez Jury. Ou bien était-ce au Moira?" (p.p. 138-139)
Le récit va son train. Son train de voiture. Et la voiture conduit, on aurait tendance à l'oublier avec ces digressions (mais c'est d'abord pour cela qu'on s'écarte), tout droit au cimetière. "En trombe vers la tombe". Car c'est une voiture de deuil. Un corbillard. Et, pour Patrick Dignam, sa dernière demeure. Devant laquelle Leopold Bloom se montrera épicurien, au sens strict, matérialiste du terme. C'est M. Kernan, solennel, qui parle:
"Je suis la résurrection et la vie. Voilà qui vous remue jusqu'au fond du coeur.
-En effet, dit M. Bloom.
Votre coeur peut-être, mais la belle jambe pour le pauvre diable entre ses quatre planches qui voit pousser le pissenlit par la racine! Rien à remuer là. Siège des affections. Coeur brisé. Une pompe en somme, pompant des milliers de litres de sang par jour. Un beau jour elle se bouche et ça y est. Des tas et des tas partout ici: poumons, coeurs, foies. Vieilles pompes rouillées; un point c'est tout. La résurrection et la vie. Une fois mort, vous êtes bien mort. Cette invention du jugement dernier. Les faire tous surgir de leurs tombeaux. Lazare, lève-toi et sors! Et il arriva cinquième et perdit la partie. Lève-toi! Le dernier jour! Et alors chaque particulier furetant pour dénicher son foie et son mou et le reste de son saint-frusquin. Bougrement difficile de se retrouver ce matin-là. Une once de poudre au creux du crâne. Poids de l'once trente et un grammes. Mesure de Troyes." (p.p. 156-157)
Alors, quand on est épicurien, comme Leopold Bloom, on se dit qu'on ira tous in paradisum, comme Dignam maintenant. On se dit que le paradis c'est maintenant, qu'il faut cueillir le jour. Facile.
Il suffit de songer aux prostituées dans les cimetières turcs.
"On peut leur apprendre n'importe quoi en les prenant jeunes. Possible de lever une jeune veuve ici. Des hommes aiment ça. L'amour entre les pierres tombales. Roméo. Plaisirs pimentés. Au milieu de la mort nous sommes en vie. Les extrêmes se touchent. Supplice de Tantale pour les pauvres défunts. L'odeur du bifteck grillé pour les miséreux qui dévorent leur propre substance. Désir d'émoustiller les gens. Molly voulait faire ça à la fenêtre." (p.160)
Avec Leopold Bloom, on navigue entre deux tentations: celle de la chair et celle de la chère. Quand on n'a pas l'une, on se rabat sur l'autre. Sur les abats, dont l'homme est friand. Mais on n'est pas obligé de choisir. Luxure et gourmandise font bon ménage. Et peut-être de James Joyce un épicurien. Peut-être. Surtout si le cardinal Joyce, comme l'appelle Philippe Sollers et comme c'est le cas, croit moins en Dieu qu'à ses saints. "Les fondantes onctuosités des seins." C'est ce que flairent les narines dilatées de Joyce. De Leopold Bloom, pour être exact.
"Il avait l'impression d'une chair pleine et tiède pesant sur son cerveau. Son cerveau céda. Un parfum d'embrassements l'envahissait. De toute sa chair humble et affamée montait une muette imploration vers l'amour." (p.245)
Il ira donc manger. Au Burton. Duke Street. Après ça ira mieux.
"Encore hanté, il tourna le coin de Cambridge. Basse sourde des sabots, cliquetis. Corps parfumés, tièdes, fermes. Tous baisés, donnés: dans les prés profonds de l'été, herbes couchées enchevêtrées, dans les couloirs suintants des maisons de pauvres, sur des divans, des lits qui craquent.
-Jack, mon amour!
-Chérie!
-Embrasse-moi, Reggy!
-Mon petit!
-Mon amour!
Le coeur en branle il poussa la porte du restaurant Burton. L'odeur le saisit à la gorge: sauces de viande pénétrantes, lavasses de légumes verts. Le repas des fauves.
Des hommes, des hommes, des hommes." (p.p. 245-246)
Odeurs d'hommes. Puanteur. Son coeur se soulève. Pourra pas avaler une bouchée dans un restaurant pareil. Battra en retraite vers la porte. Mangera finalement (cela dit, on n'est qu'au milieu de la journée) un morceau chez Davy Byrne. On peut toujours entrer dans ce pub, un Bloomsday par exemple, demander un sandwich au fromage et boire un verre de vin. Mais le mieux est encore de s'arrêter à la page 250 d'Ulysse, et de lire:
"Prendrais volontiers quelques olives s'il y en avait. Préfère celles d'Italie. Bon verre de Bourgogne; enlève ça. Lubrifie. Une brave salade fraîche comme l'innocence. Tom Kernan sait la faire. La relève comme il faut. Huile d'olive pure. Milly m'avait servi cette côtelette avec un brin de persil. Prendre un oignon d'Espagne. Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement. Crabe à la diable."
Cela suffit-il à faire de vous, de votre auteur un libertin?
Ou faut-il lancer l'enquête sur une autre piste, recueillir d'autres indices comme les lettres que s'échangeaient James Joyce et Nora, celle que Philippe Sollers appelle dans La Guerre du Goût "la belle Irlandaise". A qui il consacre de belles pages.
"Elle s'appelait Nora Barnacle, son nom évoquait l'oie sauvage, c'était une belle Irlandaise de vingt ans, cheveux brun-roux, yeux bleus, voix grave et sonore, air androgyne, démarche balancée et fière. Elle était serveuse dans un hôtel de Dublin. Dans la rue, un jour, elle rencontre un homme de vingt-deux ans, mince, raffiné et mal habillé, qui lui déclare aussitôt qu'il a du génie. Ils s'enfuient ensemble vers la Suisse, l'Italie et Paris, ne se marieront que vingt-sept ans plus tard, auront deux enfants à la destinée terne et tragique, vivront constamment en exil dans une solidarité tumultueuse, comme deux anarchistes déterminés et, malgré leurs malheurs, très gais."
Et Philippe Sollers poursuit:
"Comme tous les grands écrivains, Joyce a choisi sa manière d'être incompris de son vivant pour être indéfiniment interprété après sa mort. Sa singularité est d'avoir suscité des dévouements féminins passionnés: des femmes lui donnent de l'argent pour écrire, même si ses livres leur paraissent scandaleux ou obscurs. Nora, dans ce dispositif, est l'actrice essentielle (...)
En emmenant sa Pénélope avec lui, ce nouvel Ulysse à l'envers confisque à la fois son pays, l'histoire de ce pays, et les racines de sa langue. Un corps et un accent de femme condenseront le tout jusqu'au mythe universel. Molly Bloom, Anna Livia Plurabelle: Nora se trouve tissée dans ces grandes partitions par rapport auxquelles Emma Bovary ou Louise Colet deviennent des personnages d'opérette provinciale. Nora, qui aimait la musique comme son impossible mari, fera composer pour l'enterrement de celui-ci, en 1941, une couronne de feuillage en forme de harpe. Elle ne l'aura pas lu, mais parfaitement entendu."
Il faut parler ici des lettres que s'échangent Nora et James. Si elles datent de 1909, elles ne furent publiées qu'en 1975. L'époque était moins puritaine, mais je ne suis pas certain qu'aujourd'hui, malgré l'évolution des moeurs, on soit capable de recevoir pareille liberté.
Il me suffira de citer quelques mots doux, adressés à la femme aimée et que celle-ci en retour lui envoie: "Ma douce petite pute"... "Mon petit oiseau fouteur"... Et ceci: "Dis-moi les plus petites choses sur toi, pour autant qu'elles sont obscènes et secrètes et dégoûtantes. N'écris rien d'autre. Que chaque phrase soit pleine de sons et de mots sales. Ils sont tous également charmants à entendre et à voir sur le papier, mais les plus sales sont les plus beaux."
Si l'on veut se faire une idée de leur correspondance, on peut lire la lettre de Jim à sa Noretta, datée du 6 décembre 1909: on la trouve sur le site Terres de femmes.
La lettre se termine ainsi:
"Adieu, ma chérie que j’essaie de dégrader et de dépraver. Comment, AU NOM DU CIEL, peux-tu bien aimer un individu de mon espèce ?"
"AU NOM DU CIEL" est en lettres capitales. Des capitales qui soulignent l'antiphrase, l'ironie de ce cardinal qui n'invoque le ciel que par goût du péché, pour le plaisir de la transgression. Un cardinal qui pourrait faire siennes les digressions libertines de Bloom:
"Comme elle est désinvolte avec ses mains dans ses poches rapportées. Comme cette dédaigneuse créature au match de polo. Femmes sont toutes pleines d'esprit de caste jusqu'à ce qu'on les touche au bon endroit. Belle est et bien agit. Une réserve prête à disparaître. L'honorable Madame et Brutus est un homme honorable. La posséder une fois en retire l'empois." (p.108)
Un cardinal qui verrait ces deux mouches collées aux vitres du Davy Byrne's, deux mouches qui bourdonnent, collées. Et ce serait le temps retrouvé, la madeleine de Proust, en libertine, dans une version qui n'est pas encore faunétique (il faudra attendre Finnegans Wake), mais qui transporte déjà le lecteur sur l'autre versant du langage, selon la belle expression de Michèle Aquien (éditions José Corti), celui du rêve, de la poésie.
"Le vin bu s'attardait plein de soleil à son palais. Foulé dans les pressoirs des vignobles bourguignons. Toute la chaleur du soleil. C'est comme une caresse secrète qui me rappelle des choses. Au moelleux contact ses sens se souvenaient. Cachés sous les fougères de Howth. Sous nous la baie ciel dormant. Pas un bruit. Le ciel. La baie pourpre à la pointe du Lion. Verte à Drumleck. Vert-jaune vers Sutton. Prairies sous la mer, lignes d'un brun plus clair parmi les herbes, cités englouties. Mon veston faisait oreiller à ses cheveux, des perce-oreilles dans les touffes de bruyère, ma main sous sa nuque, vous allez toute me chiffonner. O mon dieu! Sa main suavifiée d'aromates me touchait, me caressait; ses yeux ne se refusaient pas. Allongé au-dessus d'elle, ravi, bouche ouverte, à pleines lèvres, je baisai sa bouche. Iam. Douce elle fit passer dans ma bouche du gâteau chaud mâché. Pâte écoeurante que sa bouche avait pétrie, sucrée et aigre de salive. Joie; je la mangeai; joie. Jeune vie, moue de ses lèvres tendues. Lèvres tendres, chaudes, collantes, gomme parfumée, loukoum. De vraies fleurs ses yeux, prends-moi, yeux qui veulent bien. Des cailloux dégringolaient. Elle restait immobile. Une chèvre. Personne. En haut dans les rhododendrons de Ben Howth une chèvre qui va d'un pas précis, semant ses raisins de Corinthe. Abritée sous les fougères elle riait dans la chaude étreinte. Follement mon corps pesait sur le sien, je l'embrassais; yeux, lèvres, son cou tendu, ses artères battantes, ses seins de femme faite bombant dans sa blouse en voile de laine, dressant leurs bouts épais. Je lui dardais ma langue brûlante. Elle me donnait ses baisers. Je recevais ses baisers. Toute consentante elle ébouriffait mes cheveux. Embrassée elle m'embrassait.
Moi. Et moi maintenant.
Collées, les mouches bourdonnaient." (p.p. 256-257)
Je ne suis pas parvenu à répondre à la question, je le crains. Elle se pose toujours, quoi qu'on fasse pour l'éluder. Quelque détour qu'on emprunte. Je me contenterai donc, pour calmer votre faim, de proposer une nouvelle traduction de la fameuse phrase.
Celle-ci, allez:
"Dieu a fait l'anguille; le diable la bouilliture."
Ou, si l'on tient absolument à ce que ça rime:
"Dieu a fait la nourriture; le diable la bouilliture."
Là, me direz-vous, ça ne rime à rien. On est dans le private joke. Private joke ou pun. Je finirai comme Joyce, incompris. Et, si je persiste, au prochain livre, je serai, Nietzsche me l'a bien dit, "tu à mort". Je comprends. Que ça ne fait rire que moi. Et quelques pictocharentais, je sais qu'ils sont du Salon. Je sais qu'ils savent ce qu'est la bouilliture d'anguilles, préparer comme personne la matelote. Et je ne parle pas d'Ulysse. Cette fois. Mais des chefs qui ont fait le voyage à Périgueux et qui ne m'en voudront pas de tronçonner mes phrases. Comme on fait avec les anguilles avant de les plonger dans le vin. Avant qu'elles ne regagnent, l'espace d'une matelote, la mer vineuse. Pour parler comme Homère.
Le diable non plus ne m'en voudra pas. De le mettre à toutes les sauces. De l'inviter comme je fais à goûter ma bouilliture. A reprendre de la matelote. Le diable est là comme chez lui. Heureux comme un poisson dans l'eau. Comme une anguille dans le vin. Ou dans la mer vineuse. Le diable c'est la division. Il ne s'offusquera pas de me voir ainsi tronçonner mes phrases. D'entendre ce discours que sa division augmente. Qui s'accroît de son morcellement.
Cela dit, je ne voudrais pas me retrouver dans la peau de Dom Juan. Voir le diable s'inviter au Festin.
Don Giovanni, a cenar teco
M'invitasti.
Don Juan, tu m'as invité
A venir souper ce soir,
La fari don daine.
Je ne voudrais pas que le diable prenne ça pour lui. Qu'il réponde à l'invitation. Qu'il gâche la fête en débarquant comme il a l'habitude de faire dès qu'il entend son nom. Ou les petits noms qu'on lui donne pour ne pas le nommer. Quand on l'appelle pour ne pas l'appeler. Comme on appelle Euménides les Furies. Pour les rendre moins furieuses. Pour qu'elles soient bienveillantes. Pour que baptisée Xynthia la tempête soit plus douce. Pour qu'elle nous épargne. Ou tout simplement pour conjurer la peur qu'elle nous inspire. On lui donne un petit nom charmant. Un doux prénom féminin. Nora par exemple. Ou Molly. Anna Livia Plurabelle.
Je ne voudrais pas que ce nom de femme me soit fatal. Que la femme, à peine évoquée, se transforme en femme fatale. Je ne voudrais pas réveiller mes vieux démons en tâchant de répondre à une question qui se pose là. Qui en impose. Et que j'évite d'affronter en errant dans le labyrinthe. En cherchant une porte de sortie. En faisant semblant. Ce faisant je m'enfonce. Comme un vulgaire Dom Juan, et les enfers m'auront bientôt englouti si je ne tente pas une réponse.
En voici une justement. Elle tombe bien. Elle ressemble à une journée, à cette journée du 16 juin 1904 que vivent chacun son tour, chacun à sa manière Stephen Dedalus, Leopold Bloom et sa femme Molly.