Parce que la couleur est d'abord ce qui cache, et que la petite qui avire ses chèbres, qui chasse ses chèvres pour les ramener au pré, ne retrouve pas celle qui s'est aventurée dans les trop jeunes taillis.
Elle n'est pourtant pas capricieuse, ni particulièrement éprise de liberté (elle a une longue habitude du pacage, se montre plutôt calme et docile), c'est juste la robe, la robe recherchée présente un brun foncé sur la tête et l'extérieur des membres, et qui s'éclaircit en bordure. Le risque est de confondre avec les fougères que l'automne a commencé de coucher, la drôlesse ne le mésestime pas.
Si elle porte la « cape de Maure », il n'est pas moindre. L'oeil a beau retourner la nuit, la robe noire reste introuvable. La main avance sans rencontrer de poils, ou ils ne ressemblent pas à ceux qu'elle a, demi-longs, sur le dos et les cuisses. Plus clairs sur l'intérieur des membres, sous le ventre et la queue. La tête est sombre avec deux lignes blanches de chaque côté du chanfrein, partant des oreilles et allant jusqu'au museau, mais cette face qu'elle découvre enfin n'est pas assez triangulaire. Elle est bien trop fine, et allongée.
De quelle couleur était la disparue, fougère morte, ou bien noire? Avait-elle des cornes? Des pampilles, en plus de sa barbiche? Ses yeux étaient-ils mobiles, ou la droyère avait-elle trouvé, comme le poète (1) mais sans savoir, sans la reconnaître, « la déesse de l'amour aux longs yeux de chèvre »?
On n'a pas l'âge, quand on garde les chèvres, mais on a le temps. De penser à ça. On apprend le métier. De berger. On garde son troupeau, on veut pour ramener au pré la chèvre égarée, et on court la galipote: la prétantaine ou le guilledou.
Que sa robe soit fougère morte, ou bien une « cape de Maure », cette chèvre est un mystère. Quand on la cherche, comme la petite, ou qu'on la retrouve, comme nous à Messé un mercredi d'avril. On ne sait si elle est indigène, si elle descend, comme cela se raconte, du Massif Central ou si, autre légende, la race poitevine est un cadeau des Sarrazins. On s'arrêterait volontiers à cette version qui serait un joli pied de nez aux identitaires, une bonne calotte à ceux qui se croient en 732 et se prennent pour Charles Martel, mais il y a plus urgent.
Nous sommes attendus. Non en mairie (15, route de Messidor, car on est à Messé), ni pour la Messe Choucroute (dont la photo régalera, me dit Bernard en la prenant, la libre Pensée), mais à La Roche Élie. Philippe Massé et Christophe Bourbon ont préparé une petite collation. Avec dégustation de leurs produits. Ils parlent de ces chèvres qu'ils élèvent et qui le leur rendent bien. Qui sont une vraie famille, et tellement accueillante. Elles donnent peut-être moins de lait que les alpines, mais il a plus de caractère. Nos hôtes parlent de leurs chabis sans en faire un fromage. Les feuilles de châtaignier sont là comme une invitation à laisser l'encre sécher, à ne pas noyer le Mothais sous les mots.
Et à tâter de ces fricots qui redonneront goût au pain, à la vie. De ces bûches, pavés qui ont la légèreté des cabris qu'ils ont libérés. D'abord ils se lancent dans une exploration systématique du vaste monde, de la cour de la ferme où nous sommes réunis et où, pour se dégourdir et aussi nous épater, ils tentent quelques entrechats. Puis, s'étonnant de leur maladresse, s'en amusant, ils bondissent à qui mieux mieux, multiplient les culbutes, les dérapages, et nous fichent le tournis. On dirait des enfants. Des sotrés comme on les appelle dans les Vosges où j'ai passé ma jeunesse. Ils étaient à l'origine des esprits facétieux, maintenant ce sont des gamins. Des sotrés, parce que comme ici les drôles, ou comme ces chevreaux, ils sautent partout.
Qu'on ne vienne pas nous dire que ces gentils chevreaux, si l'envie nous prenait de les bercer, nous baveraient dans le cou puis s'évaderaient de nos bras, en ricanant et en nous bombardant de pommes, que leurs galipettes ne sont pas innocentes, qu'elles ont pour but de nous étourdir, que bientôt nous galoperons des fantômes.
Nous avons reconnu depuis longtemps (nous le découvrons seulement cet après-midi à Messé) la déesse: celle qui fait croître l'arbre où voisinent la pomme et l'étoile, et accéder au jardin.
(1) Robert Marteau, Forestières, Paris, Métailié, 1990.
Texte à paraître dans L'actualité n° 109.