Le dimanche des Rameaux, ils célébraient l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (et entraient eux-mêmes dans la Semaine sainte) avec le buis qui était la plante utilisée, à défaut de palmes, avec ce buis béni qu'ils placeraient chez eux, sur le crucifix au-dessus du lit, et sur les tombes. Qu'ils logeraient, s'ils habitaient en Charente, à Villebois-Lavalette où on la dégustait après la messe des Rameaux et où on la fête toujours, dans la cornuelle. Dans le trou qu'il y a, percé à cet effet, au centre de ce gâteau plat, de forme triangulaire. Le buis béni éloigne de nous la tentation, il chasse le diable de nos corps et de nos maisons.
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Mais nous n'y sommes pas. Pour lors, c'est à Bralleville que nous nous trouvons. Un village de Lorraine, du Saintois exactement, longtemps connu de moi seul.
Mes parents avaient eu la riche idée d'y acheter une ferme. Où ils passeraient, sinon leurs vieux jours, du moins des week-ends si le printemps le permettait, et carrément la semaine à la saison des mirabelles. Et toute la famille serait conviée.
Mon père se voyait bien pêcher à la mouche, au toc ou à la brouillée. Là où le Madon qui prend sa source dans les Vosges, dans ce vallon de Saint-Martin qu'on appelait encore druidique, rentre en Meurthe-et-Moselle.
En attendant la friture promise, où il y aurait plus d'ablettes que de goujon, autrement dit beaucoup d'arêtes, il travaillait à rendre habitable cette ferme restée dans son jus. Je dirais même que le temps s'y était comme à Pompéi arrêté.
De celle que la mort avait surprise en plein repas, l'assiette était encore là, avec ce qu'il y avait dedans. Celui qui nous avait vendu la ferme n'avait pas songé à débarrasser la table, ni à sortir les poules du poulailler. Nous les retrouverions momifiées.
Mon père ferait aussi le jardin, un potager qui ne devrait rien à l'art topiaire, où il n'y aurait pas de buis à tailler. Le vinaigrier suffisait, ce sumac de Virginie dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Les rejets qui se propagent menacent les haricots. Des contenders, très productifs mais ils prennent vite le fil, précisait-il pour tempérer notre enthousiasme.
Aujourd'hui, ce village est connu pour deux raisons.
La première, la mosaïque dite au dauphin, trouvée en 1995, sur le site d'une villa gallo-romaine où je vivais depuis longtemps en rêve, et dans les textes que j'écrivais. Mes parents ayant vendu la ferme, nous n'avions plus aucune raison de retourner à Bralleville. Mais moi j'y revenais sans cesse. Cette villa me hantait.
Ce fragment de 3 m², appartenant à la partie périphérique d'une mosaïque de grande dimension, est aujourd'hui au Musée Lorrain, à Nancy. Elle est ornée d'un dauphin inscrit dans un demi-cercle, d'où le nom qu'on lui a donné.
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La seconde raison, une station de buis, ce qu'on appelle la buxaie de Bralleville. Découverte dans la forêt communale où je ne suis jamais allé. Trop occupé par ma villa. Dont je reconstituais dans ma tête le plan, et que je voyais de mieux en mieux, malgré le peu de traces qu'elle avait laissées. Non pas dans le paysage, car il n'en restait rien, mais sur le sol. Que je m'efforçais de lire. En écrivant.
Les deux, la mosaïque au dauphin et la buxaie de Bralleville, ont été découvertes après notre départ. Elles sont apparemment liées.
La buxaie serait en effet la trace présente des jardins qui décoraient cette villa, des jardins abandonnés, comme la villa (très tôt, dans le courant du IIe siècle après J.-C.) et retournés à l'état sauvage. Des jardins devenus forêt.
Autre vestige, me semble-t-il, le nom qu'on cherche sur la carte, ce lieu dit A la Bruxière où fut trouvée la villa, fouillée une première fois en 1927, puis dans les années 90, à l'occasion d'un remembrement. Ce lieu-dit garde le souvenir du buis, comme ailleurs -non loin de là- Bouxières. Ces Bouxières -Bouxières-aux-dames, Bouxières-aux-chênes, pour rester dans le 54- sont à l'origine des lieux plantés de buis. Et Bruxière pourrait aussi venir de là. De buis devenus brosse: broussaille. Devenus forêt. La forêt communale de Bralleville, avec sa buxaie. Une buxaie dont l'origine anthropique ne fait pas de doute. On peut même situer l'introduction de cette plante dans le temps. Dans les premiers temps de la villa, c'est-à-dire le Ier siècle après J.-C. Le buis est arrivé avec la villa. Quand on l'a construite, ou modifiée : décorée avec cette mosaïque. Et avec ces jardins.
Quand la villa avait encore son système de chauffage par hypocauste, ou quand la mosaïque fut mise en place sur les remblais venus combler la cuve d'hypocauste. Durant cette phase de décoration.
Il y a une autre forêt de buis dans la région, en Moselle. Dans le pays thionvillois. C'est la buxaie du Pällembësch (Palmbusch en allemand) dont l'origine anthropique est plus que probable. Mais on ne peut pas dire si les buis ont été introduits dès l'Antiquité ou plantés plus tard par les Chartreux.
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Christian Ries, photographie personnelle.
Le phénomène ne concerne pas que la Lorraine. Je me rappelle les buis qu'il y avait dans le bois du Douhet, près de Saintes. Le Douhet où il y avait, à la Grand-Font, une des trois sources des aqueducs antiques de Saintes. Selon Jean-Louis Hillairet qui en a étudié et établi le tracé.
Je nous revois dans le parc. Laissant derrière nous le château, nous allions là comme dans un bois. Une forêt magique, un peu sorcière avec sa chevelure, ces buis qu'il fallait écarter et qui nous enlaçaient.
Je sais que ce bois fut dévasté par la tempête de 1999. Que l'arbre remarquable, de la famille des Buxacées, n'a pas survécu. Que les rares survivants sont maintenant attaqués par la Pyrale du buis. Qu'ils ne seront bientôt plus qu'un souvenir.